• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 : Les possibilités de promotion des personnages féminins

1. Élévation des personnages féminins

1.3. La résignation de Coumba

Comme pour Bougna, il serait difficile de supposer une élévation du personnage de Coumba. La fin du roman, en effet, la présente oubliée par Issa. Ce dernier est définitivement installé en Europe en compagnie de sa deuxième femme et de leurs trois enfants : « Il s’était contenté de lui assurer qu’il reviendrait tous les ans. Personne n’y croyait, même pas lui » (CQA, 273). Demeurée seule au village avec sa progéniture et toujours assignée aux tâches domestiques de la famille d’Issa, Coumba offre l’image d’une jeune femme rongée et dépérie par les symptômes du délaissement amoureux. Elle semble ne plus posséder aucune force lui permettant de rehausser son état.

Issa appelait encore, mais trop rarement. Elle ne lui en voulait même plus. Elle avait dépassé les phases de dépit, de colère et de lamentation. […] À quoi bon hurler son amertume? […] Elle restait simplement là, dans la grande concession familiale où elle ne savait plus ce qui l’attendait. Un homme, un divorce ou un décès? À coup sûr, l’une de ces trois éventualités la guettait. Elle laissait donc le temps choisir pour elle (CQA, 265).

Coumba paie lourdement le tribut de l’attente, et la dégradation faite à son état psychologique est indéniable. L’absence d’Issa l’empêche d’affermir son statut d’épouse, mais l’existence de son époux quelque part ailleurs dans le monde lui interdit de se croire veuve : « Les veuves, on les plaint, on les cajole, on les entoure de compassion. Mais comment s’avouer veuve éplorée, quand on n’a enterré personne? » (CQA, 11).

Les limbes matrimoniaux qui retiennent Coumba, épouse sans mari, l’empêchent de se dissocier d’Issa pour la quête d’un autre partenaire : « Même les séducteurs patentés […] ne la faisaient pas vaciller. Ils renonçaient à elle, dépités, mais respectueux devant sa résistance sans faille » (CQA, 216). À plusieurs reprises, le texte souligne l’état misérable de Coumba, épouse abandonnée: «En épousant Issa, elle avait rêvé d’amour, de douceur, de complicité, de nuits torrides, mais certainement pas de cette solitude qui s’apparentait à un interminable veuvage » (CQA, 211). La reconnaissance de son désespoir aurait pu pousser Coumba à vouloir y mettre un terme. Elle aurait pu, par exemple, poser à Issa un ultimatum pressant son retour, ou simplement quitter la maison de Bougna afin de retourner dans la demeure de ses parents et récupérer une forme de contrôle sur sa vie. Mais il n’en est rien : aucune des souffrances endurées par Coumba ne la décide à quitter la toile qui l’emprisonne, et aucune des années passées sans son époux n’altère son amour pour lui :

Elle aurait voulu s’en dégoûter, le haïr, le maudire, s’en détacher, bref, l’oublier, comme sa première dent de lait. Seules, les soirs froids dans sa chambre, elle avait prié, pleuré, vitupéré, rien n’y faisait. Ni ses heures de travail multipliées à l’infini, ni la cour assidue de certains charognards ramasseurs de veuves n’avaient réussi à chasser Issa de son cœur meurtri. Elle était là, dévouée, combative et chaque jour que Dieu faisait, elle jurait fidélité à sa chambre vide (CQA, 213-214).

L’état hébété et même effacé de Coumba s’enracine encore davantage dans la déception engendrée par l’état polygamique dans lequel elle se retrouve emmurée. Ce désenchantement est partagé par d’autres figures féminines en littérature africaine, comme le personnage de Flo, narratrice et protagoniste du roman Rencontres Essentielles129 de Thérèse Kuoh Moukoury. Mariée depuis quelques années avec Joël, Flo voit l’intérêt de ce dernier se détourner vers une autre femme, l’indépendante européenne Doris, avec laquelle il officialise son union. Dévastée par un triangle amoureux dont elle ressent les ravages, Flo voit sa situation personnelle se détériorer jusqu’à s’interroger : « Ai-je donc encore quelque pouvoir?130 ». Tout comme Flo, Coumba se retrouve face à une rivale étrangère extérieure au carcan des valeurs traditionnelles africaines: « Elle était la femme au foyer, l’autre, la femme amoureuse qui s’était arrogé les promenades et les rencontres avec Issa » (CQA, 273). Plus de quarante ans d’écriture féminine séparent ces deux héroïnes africaines. Pourtant, elles tentent de faire face à une même situation qui leur commande de s’effacer pour le bienfait des valeurs sociales ou la valorisation du masculin : « Tout ceci me fait mal [, confie Flo]. Je m’efforce de l’accepter, stoïquement. Je ne suis plus une vraie femme, je n’ai plus ni orgueil ni fierté131 ».

Prisonniers de leur situation comme de leur réaction passive (« Lorsque la tristesse l’étranglait, Coumba restait muette » (CQA, 266)), motivés principalement par l’espoir de s’attirer à nouveau les faveurs de l’homme aimé mais détourné vers un nouveau modèle, ces deux personnages issus d’œuvres littéraires pourtant distinctes partagent le même constat, celui de l’abandon. « C’est fini. […] Des hommes et des femmes passent dans la brume, muets, indifférents, chacun perdu dans le rêve de son histoire. Je voudrais leur dire que j’ai été mal

129 Thérèse Kuoh-Moukoury, Rencontres essentielles, op. cit. 130Ibid., p. 103.

aimée. À quoi bon? […] Ma tristesse est grande mais ma tristesse n’intéresse jamais personne132 ».

Le sort de Coumba présente également une analogie avec les deux personnages féminins du roman Une si longue lettre, de Mariama Bâ. Le texte présente deux femmes, Ramatoulaye et Aïssatou, aussi confrontées au choix de leurs époux de convoler en secondes noces. Dans Une si

longue lettre, c’est le très jeune âge des nouvelles épouses de leurs maris qui confronte les deux

personnages féminins. Les rivales de Coumba et de Flo, elles, sont européennes et préférées pour cette raison. Le roman de Mariama Bâ montre deux réactions antagonistes à une situation aussi délicate que celle d’une épouse déclassée au profit d’une autre : Ramatoulaye incarne l’acceptation et Aïssatou, la révolte. Lorsque cette dernière se retrouve dans une situation polygamique à la suite des secondes noces de son mari Mawdo, Aïssatou divorce avec fracas, et lui assène dans sa lettre d’adieu: « Vêtue du seul habit de la dignité, je poursuis ma route133 ». Des quatre figures féminines du roman Celles qui attendent, Coumba est celle qui attend le plus longtemps l’issue d’un éventuel bonheur. Elle se voit donc accoler l’étiquette de la passivité inhérente à cet état. Prisonnière de sa situation maritale où l’épanouissement conjugal lui semble à jamais refusé, Coumba n’a en effet d’autre solution que de faire symboliquement siens les mots d’Aïssatou, destinataire d’Une si longue Lettre, et d’envisager de poursuivre son chemin seule.

Si la polygamie est presque normative dans le village, la situation de Coumba n’est guère dévalorisante pour autant. Les autres femmes affrontent également l’éventualité de perdre l’exclusivité de leur statut au cours de leur vie conjugale. De surcroît, la deuxième épouse d’Issa étant européenne, l’arrangement n’en devient que plus favorable aux yeux d’autrui. La gloire de l’homme exilé est ainsi complétée par les moyens financiers apportés à la famille restée à Niodior. Dans la société dépeinte par le texte, nous relevons que Coumba ne peut espérer obtenir de sympathie quant à sa situation d’épouse délaissée. En effet, le comportement d’Issa renforce les traditions établies par la propagation du principe polygamique. Dans ce cas, le facteur social est accompli au-delà du facteur personnel : si Coumba a toujours agi en accord avec les attentes de sa société par son acceptation de la situation, cela s’opère, dans le roman, au coût de son

132 Thérèse Kuoh-Moukoury, Rencontres essentielles, p. 121. 133 Mariama Bâ, Une si longue lettre, op. cit., p. 50.

propre épanouissement : « Coumba restait dans son foyer conjugal, où elle n’espérait plus de mari mais de quoi vivre » (CQA, 274).

Bien que l’élévation de Coumba ne puisse s’effectuer sur un plan direct, l’accès au contentement demeure possible par le biais de son fils. Issu des premiers moments de mariage partagés avec Issa et donc d’un temps heureux qui ne tarissait pas de promesses, l’enfant concentre, au terme du roman, les seuls espoirs de sa mère pour le présent et pour l’avenir.

Avait-elle cessé d’aimer Issa? Il lui manquait la force de se poser cette question; ce qui était certain, c’est qu’elle aimait son fils plus que tout et qu’elle était prête, pour lui, à tous les sacrifices, y compris celui de rester mariée à un homme qui appartenait maintenant à une autre » (CQA, 274).

Piégée par une situation qui scelle sa destinée, Coumba choisit de dépasser la douleur de la trahison d’Issa en privilégiant les soins et l’éducation qui seront donnés aux deux enfants qu’elle garde de lui : « Quelque chose en Coumba ne supportait plus les réjouissances. Mais l’extraordinaire vitalité de son enfant la redressait » (CQA, 264); « parce que ses grands yeux magnifiaient le quotidien, Coumba, du fond de sa mélancolie, se disait que le monde n’était pas si moche que ça » ; « Quelque temps après le départ d’Issa, son corps lui signifia une autre bonne raison de rester. Coumba attendait son deuxième enfant. Lorsque l’infirmier lui confirma sa grossesse, elle pleura comme s’il venait de lui diagnostiquer une grave maladie » (CQA, 274).

Pour le personnage de Coumba, l’émancipation provient de la constatation qu’elle ne sera jamais en mesure (un peu dans la même optique de nos constatations initiales concernant Arame et Bougna) de compter sur une présence masculine pour supporter ou améliorer son existence. Appuyée par son entourage et par l’approbation sociale, elle n’a qu’elle-même à offrir comme figure parentale à ses enfants, lesquels grandiront avec l’inévitable carence d’un modèle paternel qu’ils n’auront jamais réellement connu.

Il est intéressant de souligner que Coumba, comme Flo, conservent toutes deux le goût de vivre par l’entremise des soins apportés à un enfant. Pour Flo, il s’agit de la fille que son mari Joël a eu avec Doris, cette rivale étant éradiquée par la mort à la fin du roman : « Dans ses veines, pas une goutte de mon sang, je le sais, mais ne me l’enlevez surtout pas. Il peut comprendre que j’ai besoin, moi aussi, de toute l’affection et de tout l’amour du monde. Il me reste encore un

espoir134 ». En ce qui concerne Coumba, dont nous avons pu constater la détérioration physique et psychologique tout au long du roman, les dés sont jetés : « Coumba était là, femme sans mari ni amant, son cœur ne battait que pour donner à son fils tout ce qui lui manquait à elle, l’amour » (CQA, 265). Elle choisit d’organiser son élévation au moyen des minces armes de libération qui sont laissées à sa disposition : orienter ce qui demeure encore vivant de son cœur vers les êtres de sa chair, avec lesquels une relation d’amour inconditionnel réciproque est encore possible.

Documents relatifs