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Un réseau de droits

Dans le document L'humanité et le droit international (Page 93-97)

Chapitre 3 UN PARADIGME EN ÉMERGENCE : LE RÉSEAU

1. La mondialisation met au jour le paradigme du réseau

1.1. Un réseau de droits

Si les États sont internationalisés, la société, elle, serait plutôt globalisée781. Ce constat porte à se questionner sur la prétention du droit international à constituer le meilleur vecteur normatif de l’intérêt de tous les acteurs782. Conceptuellement, le droit public international s’est développé avant tout comme un droit essentiellement privé, modulant le rapport des acteurs étatiques, certes publics783 dans leur mission de représentation, mais mettant avant tout de l’avant sur la scène internationale leurs intérêts particuliers784. Son autonomie par rapport aux droits nationaux peut en cela être mise en doute785 et sa fonction alors réduite à la gestion des interférences entre les souverainetés786. Le droit international n’a pas pour mission de régler les problématiques transnationales et ne s’y intéresse que si les intérêts en présence sont en adéquation avec les siens787. Les prémisses du droit international, tel que son nom l’indique, le rendent donc incapable de dépasser les relations interétatiques pour devenir véritablement transnational788, une brèche qui a alors naturellement amené d’autres acteurs de la mondialisation à se doter d’une normativité parallèle. Ce fut le cas pour les acteurs économiques qui ont articulé une économie globalisée et sa normativité distincte, la lex

mercatoria. Cette dernière, dotée d’un réseau juridique propre et concurrent789, a irrémédiablement bouleversé la logique pyramidale selon laquelle le droit positif ne pouvait émaner que des États790 et a résolument placé le flux de capitaux et leur emploi hors du contrôle étatique791.

781 Domingo, supra note 307 à la p. 56. 782 Benyekhlef, supra note 6 à la p. 574.

783 Jan Klabbers, « Global Governance before the ICJ : Re-reading the WHA Opinion » (2009) 13 UNYB 1 à la p.

1 [Klabbers].

784 Lejbowicz, supra note 7 à la p. 25. 785 Ibid. à la p. 87.

786 Ibid. à la p. 25.

787 Benyekhlef, supra note 6 à la p. 591.

788 Domingo, supra note 307 à la p. 38 s’appuyant sur Philip C. Jessup, Transnational Law, New Haven, Yale

University Press, 1956 à la p. 2 et George Scelles, Précis de droit des gens. Principes et systématique, vol. 1, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1932 à la p. 32.

789 Philippe Khan, « Droit international économique, droit du développement, lex mercatoria : concept unique ou

pluralisme des ordres juridiques », dans Le droit des relations économiques internationales : études offertes à

Berthold Goldman, Paris, Litec, 1982, 97 tel que repris dans Lejbowicz, supra note 7 à la p. 88. 790 Ibid. à la p. 87.

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La notion d’humanité répond bien évidemment également à un besoin de dépasser un droit strictement interétatique, comme l’atteste sa référence souvent accolée à un « droit des gens ». Or, il faut rappeler à cet effet que l’invention du qualificatif « international », attribué au philosophe anglais Jeremy Bentham, visait précisément à dissiper la confusion que pouvait entretenir l’expression antérieure de « droit des gens »792. Certains y voient une maladresse ayant amputé la dimension publique du droit international, ce qui aurait permis à l’État d’échapper au droit, n’ayant pas de compte à rendre à ses citoyens lorsqu’il impose ses choix sur la scène internationale mais restant toujours apte à se retrancher derrière sa souveraineté793. On voudrait donc rétablir la dualité originelle en employant l’expression « droit de l’humanité » en lieu et place de celle du « droit international public »794. Un ordre normatif qui s’opposerait au droit international, plutôt privé, des États. Un droit des gens renouvelé795 et concurrent car en marge des règles nationales et internationales796. Un troisième ordre normatif apte à préserver les intérêts communs du genre humain797 et rendu possible par la mondialisation de la communauté humaine798 qui procède de la capacité de « tout individu membre d’un groupe humain de communiquer avec n’importe quel individu de n’importe quel groupe »799.

Cet ordre juridique distinct de l’ordre interétatique s’oppose également à un droit économique qui ne véhicule pas davantage les intérêts communs au genre humain800. D’aucuns craignent même que la « contre-valeur » du capitalisme801 mette en danger les valeurs à la base des droits humains802 ou encore que les menaces engendrées par le marché et

792 M. Merle, « Les tribulations de l’État », dans M. Merle, Les acteurs dans les relations internationales, Paris,

Économica, 1986 reprenant une traduction de l’œuvre anglaise originale publiée chez Hafner Publishing Co., New York, 1948 à la p. 326.

793 Lejbowicz, supra note 7 à la p. 194.

794 Le Bris, supra notion 3 à la p. X (préface de Michel Bélanger). 795 Niciu, supra note 159 à la p. 14.

796 Abikhzer, supra note 4 à la p. 534.

797 Un « ius humanitatis » selon Andrew Halpin et Volker Röben, Theorising the Global Legal Order, Oxford,

Hart Pub., 2009 à la p. 42 [Halpin].

798 Rafael Domingo, « Gaius, Vattel, and the New Global Law Paradigm » (2011) 22 E.J.I.L. 627 à la p. 629

[Domingo, « Vattel »].

799 George Scelle, « Droit de la paix » (1933) IV R.C.A.D.I. 331 à la p. 342 tel que repris dans Lejbowicz, supra

note 7 aux pp.289 à 290.

800 Chemillier-Gendreau, supra note 670 à la p. 315. 801 Ibid. à la p. 279.

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la science ne puissent donner lieu à de nouvelles barbaries803. L’humanité procède en effet d’une possibilité normative résolument éthique qui se mesure à une mondialisation purement économique en proposant un bien commun tout autant mondialisable804. Elle se distancie dans son contenu et se formule comme un avertissement : « ni le principe de souveraineté nationale ni celui de la liberté de commerce n’ont jamais permis, pris isolément, de construire une « société de droit » mondiale805. Figurons-nous s’ils peuvent le faire lorsqu’ils sont pris ensemble! »806. Ceci n’aura d’ailleurs pas échappé au président de l’Assemblée générale des Nations Unies qui, alors que l’économie globale connaissait de préoccupants ratés, dénoncera que l’on cherche à construire une « Arche de Noé pour sauver le système économique actuel et, ce faisant, [à] abandonner à son sort la grande majorité de l’humanité et [à] la laisser souffrir des effets néfastes d’un système imposé par une minorité irresponsable mais puissante »807. Dans le même contexte mais dans un forum tout à fait distinct, le Pape François

803 Allard, supra note 73 à la p. 196. Voir la partie 3.2. du Chapitre 2, ci-dessus, pour l’illustration de certaines de

ces barbaries.

804 Jacques-Yvan Morin, « La mondialisation, l’éthique et le droit » dans Daniel Mockel, dir., Mondialisation et État de droit, Bruxelles, Bruylant, 2002, 81 à la p. 85. Voir la partie 3.2. du Chapitre 2, ci-dessus, sur le bien

commun [Morin].

805 Pour s’en convaincre : « La corruption gagne du terrain » La Presse (17 juillet 2013) à la p. A 13, un article

par lequel Transparency International souligne que le problème de la corruption s’est aggravé depuis les deux dernières années au niveau mondial. Certaines études comportementales expliquent d’ailleurs comment l’argent contribue à la corruption en créant un cadre décisionnel particulier, en marge des considérations de l’éthique et de la morale, voir Maia Szalavitz, « How Money Makes You Lie and Cheat » Time (19 juin 2013), en ligne : Time ˂ http://healthland.time.com/2013/06/19/how-money-makes-you-lie-and-cheat/˃.

806 Préface de Riccardo Petrella dans Paquerot, « Ressources vitales », supra note 199 à la p. VIII.

807 S.E. Miguel D’Escoto Brokmann, Allocution d’ouverture, Conférence de haut niveau sur la crise financière et

économique mondiale et son incidence sur le développement », New York, 20 juin 2009, en ligne : Organisation des Nations unies ˂http://www.un.org/ga/econcrisissummit/docs/pga_opening_fr.pdf˃ [Brokmann]. Cette conférence des Nations Unies sur la crise financière s’est tenue dans la discrétion du 24 au 26 juin 2009 à New York. Il s’agissait de traiter de la pire récession économique mondiale observée depuis la Deuxième guerre mondiale et de réformer la gouvernance des institutions financières mondiales. La déclaration finale de la conférence a été entérinée par l’Assemblée générale dans le Document final de la Conférence sur la crise

financière et économique mondiale et son incidence sur le développement, Rés. 63/303 (XLIII), Doc. Off. AG

NU. 63e session (2009), en ligne :

˂http://www.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/RES/63/303&Lang=F˃ et un groupe de travail a été mis sur pied, voir Création d’un groupe de travail spécial à composition non limitée de l’Assemblée générale chargé

d’assurer le suivi des questions figurant dans le Document final de la Conférence des Nations Unies sur la crise financière et économique mondiale et son incidence sur le développement, Rés. 63/305 (LXIII), Doc. Off. NU,

63e session (2009), en ligne : Organisation des Nations Unies ˂http://www.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/RES/63/305&Lang=F˃. Les développements restent à suivre.

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tenait des propos étrangement similaires en demandant une « réforme financière qui soit éthique » au nom de la dignité humaine 808.

D’une part, il est certain que l’État n’abandonnera pas la lutte visant à réaffirmer la pertinence du réseau international et sa suprématie, mais il est d’autre part déjà incapable de juguler la création de réseaux alternatifs tels que la lex mercatoria globalisée809 ou un droit réellement public mondialisé. L’humanité a un rôle central à jouer dans la compréhension des mutations du droit810, d’un système pyramidal vers une figure du réseau. Elle constitue un frein à la tentation de voir le droit économique s’imposer comme nouvelle référence unique, selon la logique d’une mondialisation du commerce devenu droit global, faisant écho à l’avénement de l’État né initialement de l’exigence des pratiques marchandes811.

Un réseau d’ordres normatifs présente ainsi l’avantage de proposer une alternative à l’imposition unilatérale de la rationalité d’un seul système812 par le modèle d’une « société civile internationale en expansion dont aucun agent politique n’émerge pour prétendre à la domination »813. Voudrait-on rêver que l’on pourrait même y voir un terrain favorable à la résolution du théorème kantien, selon le lequel « [l]e plus grand problème pour l’espèce humaine, celui que la nature contraint l’homme à résoudre, est d’atteindre une société civile administrant universellement le droit »814. Un problème difficile et que l’humanité est certainement appelée à résoudre en dernier815 et qui présuppose les défis simultanés que sont la formation des citoyens à l’intérieur de chaque communauté, l’aménagement d’une meilleure constitution civile à l’intérieur de tous les États et une concertation commune au niveau supranational816. L’impossible rendu possible par le travail d’acteurs qui s’associent maintenant librement.

808 François 1er, supra note 758.

809 R.J. Dupuy, « Conclusions », supra note 130 à la p. 479. 810 Le Bris, supra note 3 aux pp. 65 à 66.

811 Lejbowicz, supra note 7 à la p. 119.

812 Duplessis, « Communauté internationale », supra note 28. 813 Lejbowicz, supra note 7 à la p. 128.

814 Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Cinquième proposition,

Paris, Gallimard, La Pléiade, 1985 à la p. 193.

815 Ibid. à la p. 195. 816 Ibid.

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Puisque ce serait l’œuvre de la conception pyramidale de la réalité juridique que de provoquer « l’aveuglement et l’incapacité à déchiffrer les rôles des différents acteurs politiques »817, il est permis de penser que la théorie du réseau d’acteurs permet de définir le rôle de l’humanité dans le droit.

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