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Le réseau des connaissances

A

u début de l’entreprise, les deux jeunes éditeurs de l’Encyclopédie assignent un objectif très ambitieux au projet qu’ils dirigent. Il ne s’agit pas seulement de réunir de façon cumulative l’ensemble des connaissances de leur temps, il s’agit en plus d’en explorer les liens. Le début de leur « Discours préliminaire » est très explicite : « comme Encyclopédie,

[l’ouvrage] doit exposer autant qu’il est possible l’ordre et l’enchaînement des connaissances humaines » ; ils insistent sur la « liaison que les décou- vertes ont entre elles », sur les secours que « les sciences et les arts se prêtent mutuellement », sur « la généalogie et la filiation » des connaissances. Pour

mieux donner à voir cette ambition, leur présentation liminaire s’achève par l’exposition d’un « Système des connaissances humaines », doublé d’une version figurée sous forme d’un tableau arborescent. Inspiré du philosophe anglais Francis Bacon (1561-1626), ce système rattache l’ensemble des savoirs humains à l’exercice de trois facultés principales de l’entendement : la

mémoire (dont dépendent les connaissances de type historique, celles fondées

sur l’accumulation de données observées, ainsi que les savoirs pratiques) ; la raison (dont dépendent les connaissances qui organisent les données, cherchent des lois, construisent des systèmes) ; l’imagination (dont dépendent les pratiques artistiques et créatrices).

8. L’organisation

des savoirs : système

ou labyrinthe ?

Cette version du « Système figuré » parue avec le Prospectus de novembre 1750 présente quelques différences avec celui du volume I, qui témoignent

Si ce système dit bien l’ambition philosophique du projet, il n’en dessine pas le plan. D’ailleurs, Diderot avait été clair au moment de le présenter dans le Prospectus de l’entreprise, en 1750 : ce n’est qu’un « premier pas […] vers l’exécution raisonnée » de l’Encyclopédie. Il s’agit donc d’une sorte d’expérience préliminaire, en modèle réduit, pour tester l’exploration des liaisons entre les connaissances et esquisser les para- mètres permettant de penser et d’organiser ces liaisons. Cette maquette de laboratoire, où tout semble maîtrisé, ne doit donc pas être projetée sur l’expérience réelle qu’a été la longue et complexe mise en œuvre de l’En-

cyclopédie. De fait, dès que l’on confronte le « Système » aux volumes, il

apparaît très vite qu’il n’en a pas été le programme : des connaissances mentionnées dans le tableau sont absentes des textes (pneumatologie, uranographie, géologie, pédagogie, etc.) et inversement (beaux-arts, horlogerie, géodésie, ichtyologie, etc.) ; les trois articles Imagination, Mémoire et Raison n’y font aucune allusion, bien que ces trois notions structurent le système ; etc.

En revanche, les volumes de l’Encyclopédie ont bel et bien été conçus pour permettre de tisser des liaisons entre les connaissances malgré la dispersion alphabétique qu’impose la forme du dictionnaire. L’un des procédés, d’ailleurs, était censé s’articuler au Système des connaissances initial. Il s’agit de la mention en italique qui complète le mot-vedette et désigne le domaine de savoir dont relève ce mot, élément que les spécialistes appellent aujourd’hui, par convention, des « désignants » (ex. Contemplation, Théologie ; Ferre, Verrerie ; Fétide, Médecine). Lorsque le mot-vedette est celui d’une connaissance, le désignant devrait retracer le chemin qui permet de la situer dans le Système (ex. Balistique,

Ord. encyclop. Entendement, Raison, Philosophie ou Science. Science de la nature. Mathématiques. Mathématiques mixtes. Méchanique. Dynamique. Dynamique proprement dite. Balistique.). L’application du

procédé tout au long de l’entreprise fait à son tour ressortir de nombreux écarts avec le Système initial : connaissances situées différemment (par exemple, la musique relève-t-elle de l’imagination ou de la raison ?), désignants qui n’ont pas d’équivalents dans le tableau (Belles-Lettres,

Conchyliologie, Danse, Mythologie, etc.), connaissances du tableau qui

ne servent jamais de désignant (Géologie, Ontologie, Orthographe, etc.), articles sans désignants… Ces dysfonctionnements ne manquent toutefois pas d’intérêt parce qu’ils signalent souvent des difficultés épistémolo- giques ou des hésitations dans la définition même des champs du savoir (rappelons que les connaissances n’ont pas encore, au xviiie siècle, la

rigueur de disciplines constituées). De plus, le procédé a parfois suscité chez les encyclopédistes une réflexion sur les liaisons entre les connais- sances, dont témoigne l’indexation complexe d’articles relatifs à certains

objets ou à certaines notions : Tolérance a pour désignant Théolog.

Morale, Politiq. ; Négation, Logique, Grammaire ; Delphes, Géog. anc. Littér. Hist. ; etc.

Le deuxième procédé qui permet de suggérer des liens entre les connaissances relève spécifiquement du travail de mise en ordre éditorial. Comme il arrive souvent que plusieurs articles aient le même mot-vedette et ne se distinguent que par leur désignant, les éditeurs se sont efforcés, dans la mesure du possible, de présenter l’ensemble dans un ordre corres- pondant à des relations de voisinage ou à une manière de généalogie d’une connaissance à l’autre. Ainsi la série Doigt commence-t-elle par un article d’Anatomie auquel s’enchaîne une entrée de Chirurgie (sens propre du mot : la description anatomique précède logiquement l’ex- plication des difformités et accidents qui peuvent survenir aux doigts et des interventions propres à les soigner) ; ce premier groupe est suivi d’articles en Astronomie, Histoire ancienne et Commerce (où le doigt a servi ou sert de mesure) ; la série se clôt par un article d’Horlogerie (où le mot désigne métaphoriquement une pièce de mécanisme).

Le troisième procédé exploite les renvois entre articles. Dans leur première fonction, déjà mise en place par Chambers, les renvois compensent l’éclatement alphabétique des données relatives à un même savoir ; c’est ainsi par exemple qu’un lecteur tombant sur l’article Lichanos, Musique, terme spécialisé de la théorie musicale grecque antique, est invité à se reporter à l’article Tétracorde pour accéder aux explications détaillées sur ce système. À côté des renvois internes à une connaissance, les ency- clopédistes introduisent des renvois qui créent des ponts entre connais- sances différentes et qui, par conséquent, incitent le lecteur à réfléchir aux liens suggérés : ainsi l’article Curiosité renvoie-t-il à Astrologie ; Équilibre en Mécanique, à Roue et à Machine funiculaire ; Beau,

Métaphysique, à Peine et Plaisir, à Sensation, à Bon, mais aussi à

Abstraction, à Définition et même à Optimisme ; etc. Les lecteurs modernes ont beaucoup fantasmé sur les renvois encyclopédiques parce que Diderot évoque, dans son article Encyclopédie, ce qu’il appelle les renvois « philosophiques », dont la fonction est d’être dirigés « secrè-

tement […] contre certains préjugés ». Hélas, le seul exemple probant

qu’on avance (un renvoi à Eucharistie dans Anthropophages) se révèle procéder d’une lecture mal informée du texte, ce renvoi remontant en fait à l’article très orthodoxe du Dictionnaire de Trévoux, rédigé par les jésuites !