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La réponse empirique de Doll et Hill : le biais comme explication possible

Dans le document Le concept de biais en épidémiologie (Page 154-161)

PARTIE 1 : DE L’IDEE DE BIAIS AU CONCEPT DE BIAIS

3. Chapitre 3 : Du problème de l’échantillonnage au problème de la validité de

3.3 Les premières études prospectives sur le lien entre tabagisme et cancer du

3.3.3 La réponse empirique de Doll et Hill : le biais comme explication possible

Dans le deuxième article consacré à leur étude prospective sur le lien entre tabagisme et cancer du poumon, publié en 195667, Doll et Hill vont consacrer spécifiquement la quatrième partie de leur article à la question des biais (« Questions of Bias »68), qu’ils vont diviser en deux sous-parties : « Le diagnostic des causes de

décès » (« Diagnosis of Cause of Deaths »), et « La population à risque » (« The Population at Risk »). La première sous-partie n’est pas concernée par la critique de Berkson car elle porte sur la possibilité que les médecins qui ont signé les certificats de décès aient été influencés dans leurs diagnostics par la connaissance des antécédents tabagiques du patient :

66 Berkson, 1955, p. 342.

67 Doll, Richard et Hill, A. Bradford, « Lung cancer and other causes of death in relation to smoking »,

British Medical Journal, vol. 2 / 5001, 1956, p. 1071-1081

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« It might perhaps be argued that doctors have more readily diagnosed lung cancer in heavy smokers than in light smokers or in non-smokers, and have thus produced the gradient of mortality recorded here. » (Doll et Hill, 1956, p. 1076).

Le premier test pour évaluer si les médecins avaient réellement été influencés a consisté pour Doll et Hill à écrire directement aux médecins pour leur demander : sur les 47 médecins impliqués, 40 avaient une connaissance préalable des antécédents des patients, et sur ces 40, 36 ont affirmé que cette connaissance n’avait pas influencé leur jugement. Ce test reste néanmoins peu convaincant, seul un médecin ayant avoué que cela l’a influencé, et un deuxième que cela aurait pu l’influencer inconsciemment (« it might have done so subconsciously »69). Doll et Hill proposent donc un second

test :

« A second, and perhaps more convincing, test of this possible bias can be made by comparing the mortality gradient with smoking for those cases in which the diagnosis was firmly established (category I in Table IV) with that greater element of doubt (categories II and III in Table IV). » (Doll et Hill, 1956, p. 1076). Doll et Hill vont alors résumer ces informations dans le tableau X de l’article (Doll et Hill, 1956, p. 1076) où il apparait que pour les cas fermement établis, c'est-à- dire par des preuves histologiques, et donc de façon objective, c'est-à-dire indépendamment du jugement du médecin qui aurait pu être influencé, la tendance est aussi forte, voire plus forte, que pour les cas plus douteux. Doll et Hill peuvent alors conclure :

«In view of these results it seems to us most improbable that the relationship we have observed between smoking and lung cancer can be attributed merely to a biased attitude among the medical profession. » (Doll et Hill, 1956, p. 1076). Vient maintenant la question beaucoup plus critique d’un éventuel biais de sélection tel qu’il est soulevé par Berkson dans sa critique. Doll et Hill avaient, comme nous l’avons vu, anticipé ce problème dans leur article de 1954, mais ils vont accorder à la discussion de ce problème beaucoup plus de place que dans le premier article, afin de répondre précisément au problème soulevé par Berkson. Doll et Hill commencent par reprendre, dans les mêmes termes ou presque, le problème qu’ils avaient soulevé dans le premier article, à savoir le faible taux de mortalité des

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médecins par rapport à la population générale. Ils vont ajouter les résultats de l’étude de Hammond et Horn, qui exhibent la même différence entre les taux de mortalité, pour toutes les causes de mortalité, des sujets de leur enquête par rapport à la population générale. Ils vont alors résumer, de façon limpide, l’argument de Berskon : « These results led Berkson (1955) to suggest that not only is the total population in these studies biased, by the absence of the seriously ill at the time of initial inquiry into smoking habits, but that the component smoking and non- smoking groups may be differentially biased to the advantage of the latter in the subsequent mortality experience. He points out that this would be the effect if non-smokers in good health came more readily into the study than smokers in good health – for example, because answering the questionary is a simpler task for the non-smoker – whereas the chances of inclusion in the study were low for men seriously ill and unrelated to the smoking habits. In such circumstances the already seriously ill component would be artificially low, but still representative of the parent population; the component in good health would be large but unrepresentative. It would contain proportionately too many healthy non-smokers. It follows that the total mortality would be lower than that anticipated from general population rates, and the mortality among non-smokers would be less than that amongst smokers – and for all causes of death. » (Doll et Hill, 1956, p. 1076). 70

Il y a donc deux problèmes liés mais distincts : un problème de représentativité de l’échantillon par rapport à la population générale, du fait que ceux qui sont sérieusement malades seraient artificiellement moins nombreux, quoique représentatifs, tandis que ceux qui sont en bonne santé seraient nombreux mais non- représentatifs. Mais il y a aussi un problème de comparabilité des deux groupes au sens où le groupe des non-fumeurs serait avantagé en termes de mortalité, au sens où leur mortalité serait moins élevée, du fait qu’il y aurait plus de personnes en bonne santé dans le groupe des non-fumeurs, ce qui ferait qu’au final la mortalité des non- fumeurs serait moins élevée que celle des fumeurs, non parce qu’ils ne fument pas mais parce qu’il y a plus de personnes en bonne santé dans ce groupe.

Pour Doll et Hill, le test final de la thèse de Berkson réside dans le passage du temps :

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« The final test of Berkson's thesis lies with the passage of time. For as time passes it becomes progressively less likely that the shadow of death could have been foreseen at the start of the inquiry, less likely that such pre-knowledge could have influenced response to our questionary » (Doll et Hill, 1956, p. 1076). Berkson avait d’ailleurs souligné ce fait, qui disait :

« A check will be available when prospective studies have been continued long enough. Experience of insurance companies indicates that selection effected by initial medical examination, and by self-selection is « worn off » in about 3 to 5 years » (Berkson, 1955, p. 347).

Doll et Hill vont alors proposer deux arguments :

- Tout d’abord, celui du temps : les taux de mortalité continuent d’augmenter durant la troisième et la quatrième année, par rapport aux deux premières années.

- Ensuite, celui du gradient : le gradient de mortalité en fonction de la quantité de tabac fumée est « remarquablement constant » au cours des quatre années de l’étude.

Si donc la population de départ était biaisée, c'est-à-dire sélectionnée, ce qui expliquerait le faible taux de mortalité de l’échantillon par rapport à la population générale, et que l’effet de ce biais diminuerait en fonction du temps passé, le gradient devrait logiquement baisser. Or,

« it certainly has not become any less pronounced with more representative death rates. » (Doll et Hill, 1956, p. 1077).

Dès lors,

«the observations do not seem to us to support Berkson's thesis. » (Doll et Hill, 1956, p. 1077).

Doll et Hill vont alors essayer de vérifier si le taux de mortalité de leur échantillon de docteurs est plus faible que celui des docteurs en général, afin de vérifier si leur échantillon est ou non représentatif. La technique utilisée par les auteurs a consisté à constituer un échantillon de 10% (tiré au hasard) des médecins qui n’avaient pas répondu à leur enquête, même si cela n’a pu être fait que plusieurs mois après le début de l’enquête, ce qui les a empêchés de « reconstruire la population totale » mais aussi de « mesurer la mortalité durant la première année de ceux qui n’avaient pas répondu » (Doll et Hill, 1956, p. 1077). Néanmoins, il est possible de faire une

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comparaison pour les années suivantes et d’obtenir une estimation du taux de mortalité de la population totale des médecins en agrégeant les données de ceux et de ceux qui n’ont pas répondu, puis de comparer, en faisant un ratio entre le taux de mortalité de la population totale et celui de l’échantillon : ce ratio est de 72% pour la deuxième année ( 14.7‰ pour ceux qui ont répondu, contre 20.4‰ pour la population totale), 87% pour la troisième année, et 92% pour la quatrième. Doll et Hill concluent :

« We see, therefore, that though the effect of self-selection initially present may still not have entirely worn off, it is certainly no longer large. » (Doll et Hill, 1956, p. 1077).

Dès lors, il semble que leur échantillon de médecins soit représentatif de la population générale des médecins. En effet comparer le taux de mortalité de la population totale des médecins avec celui des médecins de leur échantillon est « le critère correct de comparaison pour révéler à quel point notre groupe est représentatif du total » ( « the proper standard of comparison, to reveal how far our group is representative of the total »71)

Mais Doll et Hill vont montrer que même si l’échantillon est en meilleure santé et a un taux de mortalité moindre que celui de la population de médecins, et serait en ce sens pas ou pas assez représentatif, différence qui pourrait bien « ne jamais complètement disparaitre » 72, cela ne change rien car ce qui est important est le contraste entre les deux groupes comparés :

« In other words, we should always have a population which – in total – has a relatively favourable mortality experience. But it does not follow that its components (smokers and non-smokers) cannot be validly contrasted. That very marked contrast is not, as we have shown above, diminishing with the passage of years » (Doll et Hill, 1956, p. 1077). 73

Ainsi, Doll et Hill ont démontré que la suspicion de biais, due à leur méthode d’investigation, qui produirait artificiellement une relation entre le tabagisme et le cancer du poumon, telle qu’elle était soulevée par Berkson, ne tenait pas face à l’examen détaillé des différentes données de leur investigation. Ainsi disent-ils, dans la partie consacrée au résumé et aux conclusions :

71 Doll et Hill, 1956, p. 1077.

72 « the difference may never wholly vanish »72, In Doll et Hill, 1956, p. 1077.

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«The relationship cannot therefore be attributed to a biased attitude in the medical profession in certifying cancer of the lung as the cause of death. 8. On these grounds we do not believe that the gradient of mortality with smoking can be regarded as merely an artifact due to bias in those who chose to reply to the questionary. » (Doll et Hill, 1956, p. 1080).

La différence entre le traitement de la question par Berkson et son traitement par Hill et Doll est assez saisissante : là où Berkson se fonde sur un argument logique (absence de randomisation) et des données mathématiques fictives pour justifier sa critique des études prospectives, Doll et Hill font quant à eux preuve de pragmatisme et se fondent uniquement sur les données dont il dispose, et qui sont réelles, voire vont chercher d’autres données (en allant par exemple chercher des données sur les médecins qui n’ont pas participé à leur enquête), afin de justifier de la validité de leurs conclusions et de montrer que leurs résultats ne sont pas artificiels. Le concept de biais joue ici le rôle d’explication alternative possible aux résultats, alternative dont Doll et Hill montrent qu’elles ne sont pas fondées. En ce sens, l’explication du tabagisme comme cause du cancer apparait comme la meilleure explication, les autres explications possibles (les biais) ayant toutes été tour à tour éliminées. Bien évidemment, il est douteux que ces arguments aient réellement convaincu Berkson, car ils ne répondent pas véritablement à sa critique purement logique et ne peuvent pas y répondre puisque la critique de Berkson remet en cause la validité même des études et leur légitimité à démontrer ce qu’elles prétendent démontrer. Les deux positions semblent ainsi irréconciliables. C’est la thèse que soutient Mark Parascandola74 en distinguant deux approches différentes de la nature de la preuve apportée par les études épidémiologiques qui se font jour à la faveur de la polémique sur le rôle du tabac dans le cancer du poumon :

« The differing opinions on the evidence reflected two different models of etiological research – controlled experiment as the crucial, objective test of a causal hypothesis versus inferential judgment based on a diverse body of evidence. » (Parascandola, 2004, p. 81).

74 Parascandola, Mark, « Two approaches to etiology: the debate over smoking and lung cancer in the

1950s », Endeavour, vol. 28 / 2, juin 2004, p. 81-86. Voir aussi, sur le même sujet, Parascandola, Mark, « Epidemiology in Transition : Tobacco and Lung Cancer in the 1950s », in Jorland, Gérard, Opinel, Annick et Weisz , George (éds.) Body counts: medical quantification in historical and sociological

perspective / La quantification médicale, perspectives historiques et sociologiques, Montréal ; Ithaca,

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Parascandola considère d’ailleurs Berkson, mais aussi Fisher, comme un partisan du test objectif de l’hypothèse causale via l’expérimentation contrôlée, tandis que Hill serait plutôt partisan du jugement inférentiel fondé sur un ensemble de preuves diverses. Mais cette polémique entre Berkson d’un côté et Hill et Doll de l’autre n’est qu’une des multiples controverses qui fleurissent à cette époque dans un contexte plus large de discussion sur la méthodologie des études épidémiologiques et sur la nature de la preuve apportée par les études épidémiologiques. Ce sont ces controverses, au cœur desquelles la notion de biais joue un rôle important, qu’il s’agit à présent d’étudier.

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PARTIE 2 : DU CONCEPT EPIDEMIOLOGIQUE AU CONCEPT

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