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L’étude de Doll et Hill de 1954

Dans le document Le concept de biais en épidémiologie (Page 146-150)

PARTIE 1 : DE L’IDEE DE BIAIS AU CONCEPT DE BIAIS

3. Chapitre 3 : Du problème de l’échantillonnage au problème de la validité de

3.3 Les premières études prospectives sur le lien entre tabagisme et cancer du

3.3.1 L’étude de Doll et Hill de 1954

Dans les deux articles5152 qui présentent les premiers résultats de leur enquête prospective sur le lien entre le tabagisme et le cancer du poumon, Hill et Doll vont restreindre l’usage de la notion de biais à deux significations essentielles, en continuité avec leurs articles précédents : tout d’abord le problème de la sélection de l’échantillon (qui porte sur la proportion mais aussi l’état de santé des médecins qui ont répondu au questionnaire), ensuite le problème de l’information ( la question de savoir si les médecins n’ont pas été influencés dans leur diagnostic par la connaissance des antécédents tabagiques des patients). Ces deux articles sont spécialement intéressants pour notre propos car le second article est publié deux ans plus tard et contient une réponse (dans une partie dédié aux « Questions relatives aux biais ») à un article de Berkson, publié en 195553, article qui va remettre en cause la validité même non seulement des enquêtes rétrospectives, mais aussi des enquêtes prospectives, et spécifiquement celle de Doll et Hill, bien que les critiques de Berkson soient plus spécialement adressées à l’enquête menée par Hammond et Horn aux Etats-Unis, qui porte quant à elle sur 187 766 hommes et organisée grâce à l’American Cancer Society54, celle-là même qui est critiquée par Mainland dans son article de

1956.

Dès l’introduction à leur article, Doll et Hill dressent le bilan des études rétrospectives sur le tabac et le cancer du poumon et justifient leur recours à une nouvelle méthode, qu’ils qualifient de « prospective », définie ici, dans une note de bas de page, par le fait « qu’elle est tournée vers le futur » (« characterized by looking forward into the future »55). En effet, selon eux, toutes les études qui ont été menées

51 Doll, Richard et Hill, A. Bradford, « The mortality of doctors in relation to their smoking habits », British

Medical Journal, vol. 1 / 4877, 1954, p. 1451–1455

52 Doll, Richard et Hill, A. Bradford, « Lung cancer and other causes of death in relation to smoking »,

British Medical Journal, vol. 2 / 5001, 1956, p. 1071‑1081

53 Berkson, Joseph, « The Statistical Study of Association between Smoking and Lung Cancer »,

Proceedings of the Staff Meetings. Mayo Clinic, vol. 30, 1955, p. 319‑348.

54 Hammond, E. Cuyler et Horn, Daniel, « The relationship between human smoking habits and death

rates: a follow-up study of 187,766 men. », Journal of the American Medical Association, vol. 155 / 15, août 1954, p. 1316-1328

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depuis cinq ans (ils en citent plus d’une dizaine) aboutissent à la même conclusion : il y a une association entre le tabagisme et le cancer du poumon. Néanmoins, tous les auteurs de ces études ne sont pas d’accord sur l’interprétation qu’il faut donner à cette association :

« Some have considered that the only reasonable explanation is that smoking is a factor in the production of the disease; others have not been prepared to deduce causation and have left the association unexplained. » (Doll et Hill, 1954, p. 1451).

Dès lors, pour Doll et Hill, qui font partie de ceux qui concluent à une relation de causalité entre tabagisme et cancer du poumon, il ne sert à rien de faire de nouvelles études rétrospectives car cela ne permettrait pas d’apprendre quelque chose de nouveau, et donc de convaincre les sceptiques. Plus important encore, un nouveau type d’enquête permettrait peut-être de détecter un « défaut inaperçu » dans les études rétrospectives :

« If, too, there were any undetected flaw in the evidence that such studies have produced, it would be exposed only by some entirely new approach. » (Doll et Hill, 1954, p. 1451).

Il s’agit donc d’inverser la perspective : au lieu de partir de la maladie (le cancer du poumon) pour aller vers l’exposition (le tabac), Doll et Hill vont partir de l’exposition pour aller vers la maladie :

« It should determine the frequency with which the disease appeared, in the future, among groups of persons whose smoking habits were already known. » (Doll et Hill, 1954, p. 1451).

L’enquête porte à l’origine sur 59 600 médecins, hommes et femmes, inscrits sur le Registre des médecins du Royaume-Uni, à qui Hill et Doll ont envoyé en octobre 1951 un questionnaire. Sur les 59 600 questionnaires envoyés, Doll et Hill ont reçu 41 024 réponses, dont 40 654 étaient suffisamment complètes pour être utilisées. Ils ont encore retranché de ces 40 564 réponses 10 017 hommes de moins de 35 ans, et 6 158 femmes de tout âge, car le cancer du poumon est « peu commun » chez les femmes et « rare » (Doll et Hill, 1954, p. 1452) chez les hommes de moins de 35 ans. Ainsi, pendant 29 mois (de novembre 1951 à mars 1954 inclus), dès qu’il y avait un mort parmi ces 24 389 hommes de plus de 35 ans, le chef de l’état civil du Royaume- Uni (the Registrars-General of the U.K.) envoyait le certificat de décès à Doll et Hill.

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Pendant ces 29 mois, il y eut 789 décès parmi cette population, dont 35 ont été certifiés comme ayant pour cause de décès le cancer du poumon.

Après avoir exposé les résultats préliminaires de leur enquête, qui montrent qu’il y a bien une association entre le tabagisme et le cancer du poumon (le signe le plus intéressant, qu’ils qualifient même de « découverte biologique » étant la relation positive entre la quantité de tabac fumée et l’augmentation du nombres de morts par cancer du poumon, symbolisé par un graphique qui montre que le ratio morts observées/ morts attendues augmente en fonction de la quantité de tabac fumée) , Doll et Hill vont mettre en relation les résultats de cette étude avec ceux de leur précédente enquête rétrospective dans la partie intitulée « Comparison Between the Results of the Retrospective and Prospective Inquiries ». C’est là qu’intervient un questionnement sur la présence d’un biais éventuel. Le problème, ou plutôt « l’incompatibilité » (« incompatibility »56) des résultats entre les deux études, vient du

faible taux de mortalité des médecins par rapport à la population du Grand Londres (le taux standardisé de mortalité est de 1.97 pour la population du Grand Londres, contre 0.73 pour les médecins). Pour les auteurs, cela renvoie à un problème de sélection, au sens où les médecins les plus malades n’auraient pas répondu à leur questionnaire. En effet :

« One important reason– and one which applies to all causes of death and not only to lung cancer– is, we believe, that doctors who were already ill of a disease likely to prove fatal within a short space of time would have been disinclined, or indeed unable, to answer our inquiries. » (Doll et Hill, 1954, p. 1454).

Pour Doll et Hill, cela ne pose néanmoins pas un véritable problème car ce biais va progressivement disparaitre avec le temps, du fait que les plus malades sont déjà décédés, ce qui est selon eux déjà le cas :

« If persons sick of a fatal illness were unwilling to reply, or, indeed, never saw our communication, that bias would tend to wear off with the passage of time – as it shows signs of doing. » (Doll et Hill, 1954, p. 1454).

Une question plus épineuse est celle de savoir si ce biais de sélection va affecter différemment la mortalité du groupe des fumeurs par rapport à celui des non- fumeurs, c'est-à-dire que les gros fumeurs qui savent déjà qu’ils sont atteints d’un

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cancer auraient plus répondu que les autres, c'est-à-dire les non-fumeurs et les petits fumeurs :

« The question is whether such a bias would differentially affect the mortality of the smoking group. Could it artificially produce the gradient that we have observed with cancer of the lung, and probably with coronary thrombosis, whilst not, producing any gradient with other causes of death? For such an effect we should have to suppose that the heavier smokers who already knew that they had cancer of the lung tended to reply more often than non-smokers, or lighter smokers, in a similar situation. » (Doll et Hill, 1954, p. 1454).

Cette hypothèse leur semble hautement improbable pour deux raisons : «That would not seem probable to us. As evidence to the contrary we would also add (a) that, although the numbers of deaths are admittedly very small, we have not seen any obvious change in the lung cancer gradient over the 29 months of the inquiry, and (b) that it would be surprising if a gradient produced in this way so closely resembled the gradient we obtained in our retrospective inquiry. » (Doll et Hill, 1954, p. 1454).

Le second biais possible, enfin, est abordé dans la courte partie consacrée aux diagnostics (« The Diagnoses »), et renvoie à ce qu’on appellerait aujourd’hui un biais d’information, plus spécifiquement un biais de détection :

« It might perhaps be argued that physicians in reaching a diagnosis of cancer of the lung have been biased by the patient's smoking history. » (Doll et Hill, 1954, p. 1454).

Ainsi, les médecins auraient plus promptement diagnostiqué un cancer du poumon car ils connaissaient les antécédents tabagiques du patient. Or, pour Doll et Hill cet argument ne tient pas car, si tel était le cas, « les décès dus aux autres causes devraient être proportionnellement moins élevés dans le groupe des gros fumeurs »57, ce qui n’est pas le cas. Un tel biais est donc très peu probable (« very unlikely »). Dès lors :

« The association between smoking and the disease is real and not due to some such bias as we have discussed »(Doll et Hill, 1954, p. 1454).

57 « Deaths from other causes would have to be proportionately less in the groups of heavier smokers. »,

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