Démarche méthodologique : méthodologie, terrain d’enquête et matériau 65
Chapitre 2 : Régulation de l’entrée dans un corps professionnel et fabrique de professionnels
2. Régulation de l’entrée dans un corps professionnel
Nous l’avons vu en introduction, le constat selon lequel la formation s’inscrit dans un processus plus large de reconnaissance du monopole d’exercice d’un segment professionnel par une profession fait largement consensus auprès des sociologues des professions. Dans ce cadre, la formation peut devenir le moyen privilégié par la profession afin de fermer son accès ou, dit dans nos termes, de réguler son entrée.
La notion de régulation de l’entrée dans un corps professionnel a été élaborée à partir du concept de social closure de Max Weber. Dans cette optique, l’objectif de chaque groupe professionnel est de fermer (social closure) l’accès aux profanes afin d’affirmer son expertise par son monopole d’exercice. Sur le long terme, la fermeture sociale (social closure) constitue l’aboutissement d’une stratégie de constitution d’un marché professionnel. Autrement dit, cette stratégie relève d’un processus historique par lequel un groupe parvient objectivement à établir, d’un côté, un monopole sur un segment du marché du travail et, de l’autre, à faire reconnaître socialement son monopole d’exercice en fermant l’accès au groupe, i.e. en régulant l’entrée dans un corps professionnel.
Pour l’heure, observons de plus près le mécanisme qui nous a permis de cerner cette notion de régulation de l’entrée dans un corps professionnel.
2.1. La figure de l’expert chez Max Weber
Max Weber en isolant le modèle légal‐rationnel à travers la figure de l’expert, permettra de penser l’activité de formalisation des formations. Il offrira également des éléments conceptuels facilitant l’intelligibilité du phénomène d’institutionnalisation des procédures d’apprentissage. La prééminence du modèle
légal‐rationnel au sein de l’organisation du travail et de la spécialisation des savoirs, Max Weber227 la fait remonter à la fin du XIXe siècle. À partir de cette époque, les figures de l’expert, du savant et du politique incarnent le nouveau type de légitimité qui accompagne la rationalisation économique ou bureaucratique. L’expert afin d’asseoir son utilité sociale et, partant, de légitimer sa profession doit se qualifier pour une fonction.
Les figures du savant et du politique, elles, permettent à Max Weber de préciser l’idéal‐type de l’expert. Le savant et le politique s’opposent diamétralement à l’expert. D’un côté, le savant, à l’instar du prophète, tire sa légitimité d’avoir été désigné pour assurer la diffusion et le respect de la « bonne parole », i.e. les croyances qui font autorité à un instant « t ». De son côté, le politique, à l’instar du magicien qui tire sa qualification de la possession exclusive de charismes « magiques », doit apporter des réponses concrètes à des problèmes concrets par la « magie du verbe », par le discours mobilisateur et militant.
Or en situation d’exercice ordinaire, le savant et le politique tendent à devenir expert grâce à un discours mixte qui fait autorité, parce que conforme à la légalité ordinaire et à la rationalité limitée (compromis légal‐rationnel). Ainsi, l’expert incarne progressivement cette nouvelle légitimité légale‐rationnelle dans toutes les sphères des activités modernes.
Pour construire cette figure idéal‐type, l’auteur prend le cas du lettré chinois228 pour exemple. Sur ce plan, le rang social est bien déterminé par la « qualification pour la fonction » et non par la richesse ou le pouvoir religieux (cf. figure traditionnelle). C’est l’éducation littéraire et le savoir écrit qui fondent la supériorité
227. Max Weber, Le savant et le politique, idem et Max Weber, Économie et Société I. Les catégories de la sociologie, Paris, Plon, 1971 (1922).
228. Max Weber, « The Chinese Literati », Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, vol. 1, 1907, traduction dans Hans H. Gerth et Charles Wright Mills (from Max Weber), Essays in Sociology, Oxford University Press, 1946, p. 416‐444, cité par Claude Dubar et Pierre Tripier, op. cit, p. 113.
et la légitimité du lettré. Les fonctions sont pourvues strictement par concours, le rang obtenu dépend de la réussite à un certain nombre d’examens. Ainsi l’expert tire
« sa compétence de ses diplômes et sa légitimité de sa loyauté bureaucratique »229. Autrement dit, comme chez les lettrés chinois, le rang social de l’expert est fixé par la
« qualification pour la fonction » obtenue par le diplôme. Celle‐ci va devenir le moyen privilégié par les corps professionnels pour fermer l’accès à leur corps. Ainsi, la formation devient un mode de clôture permettant de sélectionner les candidats les plus aptes à exercer les fonctions au sein d’un corps professionnel. Généralement, la formation inclut des examens, concours à l’entrée, durant et à la fin du cursus, et aboutit parfois à la délivrance d’un titre scolaire qui peut s’avérer être la seule voie d’accès au corps professionnel comme c’est le cas du domaine médical.
C’est d’ailleurs ce qu’Everett Hughes met au jour afin de procéder à l’analyse processuelle des groupes professionnels dans leur ensemble (professions établies et occupations) à travers deux concepts fondamentaux : licence (autorisation d’exercer qui prend la forme d’un diplôme) et mandate (obligation de mission, i.e. obligation légale d’assurer une fonction spécifique)230. Tout groupe professionnel revendique le monopole de l’exercice et l’autorisation exclusive d’être reconnu comme seul apte à exercer la profession (licence). En outre, un groupe professionnel revendique une mission (mandate) qui fixe, en retour, l’éthos professionnel. C’est cette revendication qui fait en sorte que licence et mandate font l’objet de conflits entre groupes professionnels, ce qu’Anselm Strauss231 observe également à partir d’une étude ethnographique dans des hôpitaux psychiatriques. Sous le concept d’ordre négocié, il conçoit l’organisation (ici l’hôpital psychiatrique) comme un agglomérat de segments professionnels en perpétuelle négociation.
229. Claude Dubar et Pierre Tripier, ibid., p. 113.
230. Cf. Everett Hughes, Men and their Work, Glencoe, The Free Press, 1958.
231. Anselm Strauss, « Work and the division of labor », Sociological Quarterly, vol. 26, n° 1, 1985, p. 1‐
19.
2.2. Du concept de social closure au concept de fermeture
Tout aussi heuristique sera la redécouverte du concept de social closure de Max Weber232 qui ouvrira la voie sous l’impulsion de Magali Sarfatti Larson233 à une approche novatrice. Selon cette approche, les professions s’entendent comme des groupements collectifs d’acteurs du monde économique parvenus à fermer « leur » marché du travail et à établir le monopole du contrôle de leur activité.
Pour Max Weber, la stratégie de social closure déployée par certains groupes a pour objectif de rendre des personnes inéligibles en les excluant de l’accès aux savoirs et aux compétences détenus par ce groupe. La société est ainsi appréhendée comme une arène où les classes, les groupes ainsi que d’autres entités sociales entrent en compétition afin d’obtenir des gains économiques, sociaux, politiques et symboliques. En d’autres termes, la finalité de chaque entité est de fermer (social closure) l’accès aux profanes afin de légitimer son expertise par le monopole de son exercice.
S’inspirant de ce concept, Magali Sarfatti Larson construit une batterie de notions rendant compte de ce mécanisme de fermeture. Celui‐ci conduit de facto à la constitution d’un marché professionnel entendu comme un segment d’un marché sur lequel un service peut uniquement être acheté ou vendu à un professionnel appartenant lui‐même à un marché fermé. Le concept pivot de son ouvrage est celui de stratégie professionnelle (profesionnal project), i.e. de constitution d’un marché professionnel sur le long terme. Cette stratégie relève plus précisément d’un processus historique par l’intermédiaire duquel certains groupes professionnels parviennent objectivement à établir un monopole sur un segment du marché du travail et à faire reconnaître socialement leur expertise avec l’aide de l’État. Le
232. Max Weber, Économie et Société I. Les catégories de la sociologie, op. cit.
233. Magali Sarfatti Larson, The Rise of Professionalism. A sociological analysis, op. cit.
résultat de cette opération débouche sur la fermeture sociale (social closure) dans son acception wébérienne.
Poursuivant son raisonnement, Magali Sarfatti Larson constate que la stratégie de social closure repose sur deux processus distincts :
¾ La réalisation d’un marché professionnel, i.e. d’un monopole légal d’un segment ;
¾ La reconnaissance d’un savoir légitime sans lequel l’exercice professionnel serait impossible.
De ce point de vue, les institutions de formation incarnent un rôle de premier plan dans le contrôle de l’entrée dans un corps professionnel. En effet, en tant que productrices et diffuseuses de savoirs, les formations assurent leur application dans un marché fermé. Autrement dit, c’est le diplôme obtenu à la suite d’une formation par le biais de ces institutions reconnues socialement qui lie savoir légitime et marché professionnel.
En effet, l’évaluation des qualités requises est facilitée par la formalisation des savoirs scientifiques et des savoir‐faire. Cette formalisation participe de la reconnaissance du monopole d’un champ d’intervention ou d’un marché, car elle contribue à la mise en mots des règles qui délimitent et régulent l’exercice des actes du champ d’intervention sous la forme de compétences spécifiques « comme valeur d’usage attachée à des savoirs et savoir‐faire »234.
En ce sens, la formalisation de la maîtrise d’un savoir transférable sur un marché (marketabity), soit un savoir issu d’une formation performante et opérationnelle, est au fondement du processus de fermeture de l’accès à la profession qui, en retour, est garant du monopole d’exercice. Et la reconnaissance du monopole
234. Ibid.
est uniquement possible à l’issue de la fermeture de l’accès à la profession, et ce, par la régulation de l’entrée dans le corps professionnel.
Dans une optique comparable, Catherine Paradeise235 conceptualise la notion de « marchés du travail fermés » à partir du concept de « clôture »236. Celui‐ci repose sur la définition, la construction et la pérennisation de la « qualification d’une main‐
d’œuvre pour une tâche déterminée » délimitant le champ d’intervention. C’est ainsi que la clôture s’effectue par le filtrage des « candidats en fonction des qualités considérées comme nécessaires à l’activité professionnelle (titre, ancienneté, nationalité, etc.) »237.
À la lumière de la grille d’analyse construite autour du concept de clôture, Catherine Paradeise définit les marchés du travail fermés comme des « espaces sociaux où l’allocation de la force de travail aux emplois est subordonnée à des règles impersonnelles de recrutement et de promotion »238.
Mais l’auteure reconnaît le caractère idéal‐typique de ces marchés. En effet, à l’instar du concept d’ordre négocié développé par Anselm Strauss, elle admet que les acteurs peuvent en permanence négocier en vue de réduire l’incertitude de la relation de travail. De fait, le marché du travail fermé est envisagé en tant que
« système professionnel » reposant sur une négociation permanente entre acteurs gérant les différentes questions posées à la profession : formation, emploi,
235. Catherine Paradeise, « Les professions comme marchés du travail fermés », Sociologie et Sociétés, vol. 20, n° 2, 1988, p. 9‐21.
236. Pour plus de précisions, le lecteur peut se référer à sa thèse de doctorat, Catherine Paradeise, La vie des marchés du travail fermés. Le cas de la marine de commerce française, thèse pour le doctorat ès lettres et sciences humaines, Paris, université de Paris‐Sorbonne, 1985.
237. Catherine Paradeise, « Les professions comme marchés du travail fermés », ibid., p. 13.
238. Catherine Paradeise, « La marine marchande française : un marché de travail fermé ? », Revue française de sociologie, vol. XXV, n°3, 1984, p. 352. Et d’ajouter dans un autre article publié en 1988 que la profession est un marché fermé par « le poids spécifique – et non par la nature – des diverses composantes du jeu social où s’inventent arrangements et réarrangements des identités et des règles qui protègent les frontières ».
promotion, travail. Il en résulte un compromis entre travailleurs, employeurs et État qui peuvent à tout moment contester les règles établies et en négocier de nouvelles.
À partir de cette définition, Catherine Paradeise établit quatre marchés du travail fermés qui sont respectivement :
¾ Le marché de la fonction publique (le plus fermé) et du secteur public ;
¾ Le marché des professions indépendantes et libérales, i.e. des « professions réglementées » ;
¾ Les « marchés internes » des grandes entreprises privées dont les cadres sont essentiellement les bénéficiaires régis par des accords d’entreprises ;
¾ Les « marchés du travail corporatistes » régis par des conventions collectives et organisés au niveau des branches ou au niveau de certains
« métiers ».
Le modèle de marché fermé239, établit à partir du cas de la marine marchande repose sur les intérêts des différents partenaires, sur l’organisation de l’accès aux postes de travail et sous la garantie d’une qualification de la main‐d’œuvre par des titres officiels difficilement négociables sur le marché extérieur. Le marché de la fonction publique et du secteur public, celui des professions réglementées et celui des marchés du travail corporatistes relèvent de la même logique. De la sorte, la clôture de l’accès au marché s’effectue par une formation qui aboutit à l’acquisition d’un titre ouvrant cet accès. Alors que la clôture du premier marché est basée sur le système des concours, celle des deux autres est garantie par un diplôme conférant le droit
d’exercer. En revanche, dans le cas des marchés internes, la formation n’a pas pour
239. Notons que ce concept de marché du travail fermé alimente la production d’études comme celle de Christine Musselin qui mobilisera ce concept pour établir le fonctionnement du marché du travail universitaire. Cf. Christine Musselin, « Les marchés du travail universitaire comme économie de la qualité », Revue française de sociologie, vol. 37, n° 2, 1996, p. 189‐207 et Les universitaires, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2008.
fonction la clôture de l’accès et, ainsi, devient un signal permettant d’évaluer la qualité du candidat ou de garantir un seuil de certification.
En outre, certains auteurs mobiliseront l’analyse des marchés segmentés.
Considérant que la division du travail doit être considérée non comme une donnée mais comme un fait qu’il faut étudier, Rue Bucher et Anselm Strauss240 définissent la profession non comme une entité partageant les mêmes valeurs et, partant, la même identité, mais comme un conglomérat de segments en perpétuelle compétition et restructuration. En d’autres termes, l’organisation est conçue comme un agglomérat de segments professionnels en négociation permanente.
La mise au jour de ces segments va permettre à Denis Segrestin241 d’introduire le concept de « systèmes professionnels fermés »242. Afin de délimiter ces systèmes, l’auteur tient compte des modalités qui contribuent à fermer le segment, car cette fermeture n’est permise que par le rôle régulateur joué par l’État. Les modalités sont établies à partir de quatre domaines d’analyse : celui de la socialisation professionnelle (recrutement, formation initiale et continue, filières d’emploi et de carrière), celui de l’organisation professionnelle (pratiques de visibilité et de communication) dans son rôle de reproduction et de pérennisation d’un groupe (gestion des relations travail‐famille), dans celui de régulation et de gestion des relations professionnelles, dans celui des rapports que l’organisation entretient avec les autres organisations et dans les moyens qu’elle mobilise afin de fermer le segment (capacité d’alliance, stratégies de représentation, défense des droits acquis, reconnaissance sociale).
240. Rue Bucher et Anselm Strauss, « Professions in Process », American Journal of Sociology, vol. 66, n° 4, 1961, p 334‐352. Cet article est traduit sous le titre « La dynamique des professions », dans Anselm Strauss (dir.), La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 67‐86 (textes réunis et présentés par Isabelle Bazsanger).
241. Denis Segrestin, Le phénomène corporatiste. Essai sur l’avenir des systèmes fermés professionnels en France, Paris, Fayard, 1985.
242. L’auteur établit ainsi quatre types de systèmes professionnels fermés : contractuel ou étatique, protégé ou menacé.
Par ailleurs, à l’instar des fonctionnalistes, Magali Sarfatti Larson constate que la fermeture sociale permet aux membres d’un groupe professionnel (Professional Project) d’accéder à un statut social élevé à l’issue d’une stratégie de mobilité sociale ascendante. L’accès à ce statut social est indissociable de la réalisation d’une formation longue au sein d’établissements dotés d’un certain prestige social, et partant, sélectifs. En ce sens, le caractère sélectif de la formation spécialisée permet d’acquérir des critères de distinctions propres à une élite, par définition peu nombreuse. Ce caractère sélectif prend généralement la forme d’un diplôme exclusif ouvrant l’accès à la profession. Ce cas de figure est spécifique des professions du domaine de la médecine mais il n’est pas le plus répandu.
D’autres modes de clôture existent, en l’occurrence le système des concours ouvrant l’accès aux carrières dans la fonction publique. Dans ce cadre, la régulation de l’entrée dans un corps professionnel peut revêtir plusieurs formes. Notre typologie mettra au jour ces formes différenciées et différenciables de régulation. En France, les deux principales sont le système des concours (enseignant) et le diplôme (médecin, avocat).