Démarche méthodologique : méthodologie, terrain d’enquête et matériau 65
Chapitre 4 : La formation professionnelle spécialiste
3. La fabrique de professionnels du XIX e siècle au début des années 2010
3. La fabrique de professionnels du XIX
esiècle au début des années 2010
La réhabilitation de la pratique parmi les arts libéraux a contribué à l’émergence d’une nouvelle manière de concevoir la fabrique de professionnels : le futur médecin doit désormais se former « au lit du malade ». Cette nouvelle conception va se manifester par l’injection de la pratique dans les enseignements qui sera de plus en plus intensive au fur et à mesure de l’avancement dans le cursus.
3.1. Réhabilitation de la pratique à l’aube du XIXe siècle : la naissance de la médecine hospitalo‐universitaire
Suite à la promulgation de la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 et la décision du 18 août 1792 qui notifient la dissolution des corporations, la première étape consistera en la restructuration des écoles pour former des médecins. Ainsi, la
construction du nouvel État français requiert des médecins aux armées : pour les
« besoins de la cause », il faut en former « beaucoup et rapidement ». C’est dans ce contexte et afin de remédier à ce manque que les pouvoirs publics inaugurent trois écoles de santé (Paris, Montpellier et Strasbourg) dont la durée des études est de 3 ans (décret du 4 décembre 1794).
Au début du XIXe siècle, l’organisation des études médicales se complexifie.
La loi du 10 mars 1803, qui instaure les écoles de médecine, répartit les études selon deux niveaux. Le premier, issus des écoles de médecine devenues facultés en 1808, confère le titre de docteur après quatre années d’études, qui se terminent par cinq examens et la soutenance d’une thèse, accordant le droit d’exercer la médecine et la chirurgie sur tout le territoire. Le second attribue le titre d’officier de santé et un droit d’exercice restreint après un cursus plus court. Pour devenir officier de santé, l’aspirant doit avoir étudié 3 ans dans une école secondaire de médecine ou avoir pratiqué cinq ans dans un hôpital civil ou militaire, ou six ans auprès d’un docteur.
Cet apprentissage est sanctionné par un examen devant un jury médical départemental. Après admission, le nouvel officier de santé peut exercer uniquement dans les limites du département où il a été reçu.
Pour la première fois, les écoles de médecine réunissent la médecine et la chirurgie. Réhabilitant les cours de clinique médicale (hôpital de la Charité) et de clinique chirurgicale (Hôtel‐Dieu), ce nouveau système pédagogique institue l’enseignement clinique.
Les programmes combinent à la fois enseignements théorique et pratique, parmi lesquels l’enseignement clinique au lit du malade.
Durant la période qui s’échelonne du Moyen Âge au XVIIIe siècle, rappelons‐
le, l’enseignement de la médecine, théorique, est essentiellement basé sur les acquis des grands penseurs de l’Antiquité comme Aristote, Hippocrate et Galien, i.e. sur la pratique pédagogique. Il faut attendre l’émergence d’une conception mécaniste du
corps humain impulsée par les travaux de René Descartes450 selon laquelle les processus physiologiques s’expliquent mécaniquement pour que se développe la médecine contemporaine fondée sur l’observation et l’approche anatomo‐clinique451 Cette nouvelle conception va permettre de rompre avec la tradition pédagogique purement théorique et de placer la pratique au cœur de l’enseignement : l’hôpital devient le laboratoire de la science médicale452. En atteste ce passage du rapport et projet de décret, soumis à la convention le 25 novembre 1794, sur la rénovation de l’enseignement médical présenté par Antoine Fourcroy :
« Dans l’école centrale de santé, comme dans celle des travaux publics, la pratique, la manipulation seront joints aux préceptes théoriques. Les élèves seront exercés aux expériences chimiques, aux dissections anatomiques, aux opérations chirurgicales, aux appareils. Peu lire, beaucoup voir et beaucoup faire, telle sera la base du nouvel enseignement que les comités vous proposent de décréter. Ce qui a manqué jusqu’ici aux écoles de médecine, la pratique même de l’art, l’observation au lit des malades, deviendra une des principales parties de cet enseignement453. »
L’enseignement clinique participe à ce titre à la constitution de dispositifs institutionnels qui feront de l’hôpital le lieu où se définit, se pratique et se transmet le nouveau savoir médical.
450. Avancée pour la première fois dans les années 1630 mais il faut attendre la publication de De l’homme en 1662 pour qu’elle soit diffusée. Elle s’impose à Montpellier dès 1673, à Paris, dans les années 1695, à Caen et Toulouse vers 1705‐1706. Laurence W. B. Brockliss et Jacques Verger, « Le contenu de l’enseignement et la diffusion des idées nouvelles », op. cit.
451. Idem.
452. À titre d’information, soulignons que l’enseignement de la médecine au lit du malade existe déjà dans plusieurs pays d’Europe. Initié dans les universités italiennes au XVIe siècle, cet enseignement se diffuse « au cours des siècles suivants aux Pays‐Bas (École de Leyde), en Écosse (École d’Édimbourg) puis en Allemagne et en Autriche (École de Vienne) ». Jacques Poirier et Françoise Salaün, ibid., p. 25.
453. Antoine Fourcroy, Rapport et projet de décret sur l’établissement d’une école centrale de santé à Paris, Paris, comités de salut public et d’instruction publique, 7 frimaire de l’an 3, p. 9, http://www3.ch u‐rouen.fr/NR/rdonlyres/A8D43C57‐17CF‐42B4‐A5FC‐644CEF0B0369/0/1994.pdf, consulté le 19 juin 2009.
Aussi, la médecine d’observation et l’approche anatomique de la maladie élaborée par les chirurgiens parisiens du XVIIIe siècle favorisent‐elles le développement de la méthode anatomoclinique. Accordant une place de premier plan à la clinique, cette approche va permettre de faire évoluer les méthodes de diagnostic.
À l’orée du XIXe siècle, la clinique moderne, fondée sur l’enseignement clinique au lit du malade, s’élabore dans les hôpitaux de Paris, formant l’école anatomopathologique, dite école de Paris.
Sans connaissance précise de l’organisation intérieure du corps et de son fonctionnement, les interventions relevant de l’anatomie et de la physiologie ne portent que sur les organes vitaux et se limitent aux organes périphériques et aux plaies. L’école de Paris impulse un enseignement médical rénové basé sur la médecine d’observation et la méthode anatomoclinique454. François Broussais, médecin militaire, en définit parfaitement les objectifs : « Deviner pendant la vie quelle espèce d’altération on doit trouver après la mort afin d’ajuster les symptômes aux différentes formes des altérations organiques455. » Sans doute ignore‐t‐il la portée de cette phrase qui constitue un jalon du développement de l’autopsie456. Mais les progrès de cette médecine émergente ne pourront vraiment prendre leur envol
qu’avec le développement, d’une part, de l’anesthésie afin de soulager la douleur457
454. Plusieurs professeurs de cette école contribueront au progrès de la médecine émergente. À titre d’exemple, René‐Théophile‐Hyacunthe Laennec, médecin de l’hôpital Necker, grâce au stéthoscope, introduit l’examen physique du malade. Ainsi, les signes objectifs d’examen physique du malade (palpation, percussion, auscultation) supplantent les signes traditionnels d’inspection (faciès, respiration, sueurs, expectoration, etc.). L’objectivité des signes recueillis par l’examen physique du malade permet de relativiser le récit du patient lors de la consultation et d’enrichir le diagnostic.
Jacques Poirier et Françoise Salaün, ibid.
455. François Joseph et Victor Broussais, Examen des doctrines médicales et des systèmes de nosologie, vol. 4, Paris, Méquignos‐Marvis, 1816, p. 145, http://books.google.fr/books.
456. Cette technique consiste à disséquer et inspecter les différentes parties d’un cadavre pour déterminer la cause de la mort ou pour la recherche scientifique.
457. Marguerite Zimmer, Histoire de l’anesthésie. Méthodes et techniques au XIXe siècle, Paris, EDP sciences Éditions, coll. « Sciences et histoire », 2008.