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Cette partie de la recherche s’est consacrée à l’analyse des modalités du rapport au

savoir des étudiants et des enseignants dans un contexte de réformes sociales qui touchent

notamment le champ de l’éducation et la sphère de l’enseignement supérieur. A travers l’ensemble des analyses effectuées, nous pouvons constater que les changements sociaux –

économique, professionnel, éducatif, technologique, communicatif, etc. – ne se limitent pas à un processus de modernisation de la société comme les politiciens veulent nous le faire croire, mais qu’ils impactent indéniablement chaque individu dans sa façon de penser, d’apprendre, d’agir et de vivre, et bouleversent au fond la structure psychique du sujet. Sous l’apparence

des réformes sociales, se trame en réalité une « réforme anthropologique » dans laquelle est né un nouveau modèle de sujet postmoderne. Ce nouveau sujet rejoint l’« homme-nouveau »72, que révèle J-Cl Milner, ce que J-M Prieur appelle « individu total »73, et aussi ce que J-P Lebrun définit comme « néo-sujet »74. Nous allons maintenant retracer les caractéristiques principales de ce nouveau sujet tout en récapitulant les modalités du rapport au savoir que nous venons de mettre en évidence.

Ce nouveau sujet est d’abord doté de la rationalité du modèle managérial qui est une rationalité calculante, utilitariste et instrumentale. Calculante, parce que les étudiants calculent

leur choix d’études, leurs parcours universitaires et leurs comportements selon les bénéfices professionnels qu’ils peuvent escompter des disciplines. La prédominance de cette

perspective professionnelle reflète justement l’aspect utilitariste du rapport au savoir chez les étudiants, puisqu’ils n’apprennent que pour développer leur « employabilité », pour améliorer leur compétitivité, et pour se procurer des opportunités sur le marché du travail. Lorsque

l’apprentissage ne consiste plus à se former intellectuellement et culturellement, mais à

s’informer de quelques unités de savoir pour dessiner un avenir professionnel, le rapport du sujet au savoir s’avère assurément instrumental. De ce rapport instrumental découle aussi une relation réifiante aux savoirs, puisque ceux-ci sont considérés comme des outils neutres

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J-Cl Milner, 2005, La politique des choses, Navarin 73

J-M Prieur, 2017, « L'empire des mots morts », in Revue TDFLE, n°70-2017, source en ligne : http://revue-tdfle.fr/revue_publi.id_publi-31.html

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189 existant indépendamment de l’homme, qu’ils peuvent être découpés et morcelés en de multiples compétences et être remis en question dans leur (in)utilité. L’ensemble de ces

aspects ont déjà été mis en évidence dans le premier chapitre qui se rapporte à la conception du savoir chez les étudiants et les enseignants. Il faut aussi noter que la dimension instrumentale de la rationalité managériale ne s’applique pas uniquement aux savoirs, mais aussi aux individus par le biais de l’évaluation. Dans le chapitre 3, en ce qui concerne le

système d’évaluation des enseignants par les étudiants, d’ailleurs calqué sur le système

d’évaluation des employés dans l’entreprise, nous pouvons constater l’existence d’une démarche déshumanisante de contrôle des enseignants ; puisque ceux-ci sont évalués à la

manière d’un produit auxquels les étudiants peuvent attribuer une note selon leur satisfaction personnelle. Les sujets sont ainsi réduits en « choses », choses évaluables, contrôlables, manipulables, interchangeables, et donc, éliminables.

Parmi tous les outils d’évaluation, le plus pernicieux est celui de l’auto-évaluation, car il

tente d’instaurer une forme de servitude chez les individus. Au nom du développement

personnel, de la performance, de la compétitivité et de l’employabilité, l’auto-évaluation invite les gens de se soumettre à leur plein gré à des normes implicites qui leur échappent. En

effet, ce genre d’auto-évaluation ne se présente pas toujours sous la forme d’un questionnaire ; elle se réaliser aussi à travers les signes d’ « adaptabilité » et de « flexibilité ». Dans le chapitre 2, en ce qui concerne l’acte d’apprendre, un bon nombre d’étudiants chinois déclarent

qu’apprendre signifie s’adapter à la société. Ce qu’ils ignorent c’est que «s’adapter» c’est

« s’accommoder aux règles imposées de l’extérieur », c’est-à-dire « se soumettre ». Ainsi, ce nouveau sujet est aussi qui, assujetti aux normes imposées par la société de l’ « économie de la connaissance » (notamment par le marché du travail qui est lui-même soumis aux règles économiques), autrement dit, est un serviteur volontaire de la société post-moderne.

Cependant, ce nouveau sujet est aussi, paradoxalement, celui qui revendique son autonomie et sa liberté. Toujours dans le chapitre 2, à l’opposé de ce qui constitue la

condition sine qua non de l’apprentissage – admettre que je ne sais pas, puis m’engager dans les savoirs de l’autre –les étudiants réclament soit un apprentissage coopératif où l’enseignant

renonce à sa position de maître, donc à son autorité, pour accompagner les étudiants dans leur apprentissage ; soit un auto-apprentissage total où l’enseignant est tout simplement inexistant.

Il s’agit donc d’un modèle d’ « apprenant-expert » (Prieur, id. 2017) qui apprend par lui-même, corrige ses erreurs, établit seul ses stratégies d’apprentissage, construit par lui-même ses objectifs et s’auto-évalue. Il est régi par un fantasme de toute puissance qui conduit à une illusion de maîtrise. Dans ce cas, les savoirs sont naturellement considérés comme des

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de la dette symbolique du savoir est tout bonnement évacuée de ce genre d’apprentissage autonome. Ainsi, l’apprenant-expert, figure du nouveau sujet, n’est plus dans la relation à l’autre, mais dans « le commerce avec soi-même »75.

Enfin, ce nouveau sujet est également celui qui agit sans délai et dans l’instant, un

homme d’action qui veut être opérationnel et être satisfait immédiatement. Cet aspect se manifeste à travers la vision « horizontale » du savoir chez les étudiants, ainsi qu’à travers leur exigence de professionnalisation durant les études vis-à-vis des enseignants. Entreprendre simultanément plusieurs études mais de manière superficielle et se préoccuper de son avenir professionnel de façon « précoce » reflètent ce désir d’immédiateté. Courir après les diplômes, les brevets et les qualifications devient une banalité chez les étudiants, car ils cherchent à être « opérationnels » à tout moment sur le marché du travail ; et dès qu’ils réalisent une action, ils

n’en attendent qu’un résultat immédiat et « couronné » de succès. Il s’agit également d’une question d’efficacité, qui est d’ailleurs un autre trait de la rationalité managériale. Cette efficacité rationnelle réduit le temps de réflexion chez les gens, c’est-à-dire qu’ils ne prennent plus le temps de penser par eux-mêmes. C’est ainsi que le déclin de l’ « intelligence critique »

s’accélère.

Dans de telles conditions, les étudiants n’apprennent plus à acquérir des savoirs, à s’instruire ; ils se contentent juste de traiter des informations et de les mobiliser, sans désir, sans affectivité, sans rêve, sans autre. Ceci constitue le nouveau schéma de l’enseignement -apprentissage : un enseignement sans autre – puisque l’enseignant est exclu de sa position de maître qui transmet des savoirs et que les savoirs eux-mêmes sont dissociés de leur fondement et de leur généalogie ; et un apprentissage sans sujet – puisque la singularité de l’acte d’apprendre est évacuée et que toute trace de subjectivité en est effacées.

A la naissance d’un nouveau sujet, nous assistons impuissants au déclin de l’esprit

critique et à l’extinction du désir d’apprendre.

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PARTIE III

DU RAPPORT AU SAVOIR AU RAPPORT A LA