• Aucun résultat trouvé

5.1 Expressions du care et cure en néonatologie

5.1.3 Réflexions sur le cure et le care

Bourgault et Perreault (2015) nous rappellent que la responsabilité du prendre soin n’est jamais attribuée au hasard. Au contraire, comme il l’a été souligné dans la revue de littérature, des rapports de genre et de classes prescrivent qui prend soin de qui. À l’hôpital, le travail du care est rémunéré, mais porte tout de même les marques d’une détermination sociale basée sur le genre et la classe. La responsabilité de prendre soin a longtemps été considérée comme revenant « naturellement » aux femmes. Aujourd’hui, elles occupent encore l’écrasante majorité des rangs dans les professions soignantes.

Le travail du care vient souvent de pair avec une certaine dévaluation, alors que le cure est porteur de prestige. Serait-ce un vestige de la croyance que les femmes sont « destinées » à prendre soin des autres, et qu’elles ne méritent incidemment pas la même reconnaissance que les médecins (Kaler et al. 1989)? Quoi qu’il en soit, plusieurs infirmières s’expriment à ce sujet :

Jeanne et Annabelle (infirmières) souffrent du stéréotype selon lequel les infirmières sont soumises. Elles disent vivre mal le fait qu’on leur impose énormément de travail et qu’elles soient supposées encaisser sans protester. (Notes d’observation)

En néonatologie, comme à l’échelle de la société québécoise, le cure prévaut très souvent sur le care :

Manon (infirmière) croit que la situation (l’humanité des soins) est meilleure en pédiatrie en général, mais qu’aux soins intensifs en particulier, c’est encore à améliorer. Elle trouve que c’est un univers très axé vers la technologie, le médical et l’urgence. Selon elle, l’expérience des soins est très souvent écartée. (Notes d’observation)

91

L’allocation des ressources témoigne également de cette prédominance du cure sur le care. Les efforts relevant du cure coûtent beaucoup plus cher que ceux relevant du care, en raison des biotechnologies et des actes hautement spécialisés mis à contribution. En 2015, les trois principales dépenses publiques de santé au Canada étaient, dans l’ordre, les budgets des hôpitaux (29,5%), l’achat de médicaments (15,7%) et la rémunération des médecins (15,5%) (ICIS 2015). Ces dépenses suggèrent une grande valorisation du champ du cure. En effet, les budgets des hôpitaux couvrent notamment les infrastructures et les dispendieux appareils techniques. Mais en période de compressions budgétaires, c’est le care qui en souffre le plus, car des postes sont coupés et les responsabilités s’accumulent pour les infirmières restantes, leur laissant de moins en moins de temps pour donner un accompagnement de qualité.

Là, il y a eu plein de suppressions de postes. Donc ça met une tension vraiment importante sur l’unité. Il y a beaucoup d’infirmières auxiliaires qui travaillent avec nous, on est une équipe, mais là, ils vont nous les enlever. (Infirmière au chevet)

L’administration du CHU Sainte-Justine annonçait en décembre 2015 la réduction des effectifs psychosociaux (cinq psychologues et cinq travailleurs sociaux), une conséquence directe de la diminution du budget du Centre hospitalier. Par ailleurs, la rémunération des médecins au Québec tend également à renforcer cette prédominance du cure sur le care. Le mode de rémunération à l’acte, le plus largement répandu chez les médecins omnipraticiens et spécialistes (Boulenger et Castonguay 2012), favorise la prestation d’actes médicaux, techniques et mesurables. Le temps passé à discuter avec les patients et familles, les conseils donnés sans prescriptions ni examens, ou les rencontres interdisciplinaires avec les autres membres de l’équipe soignante, s’ils apportent certainement une satisfaction morale et un sentiment du devoir accompli, dépendent néanmoins du bon vouloir du médecin et ne sont pas rémunérés.

Il persiste en néonatologie une hiérarchie tenace plaçant les médecins au-dessus des infirmières, et s’exprimant par une déférence généralisée des infirmières et des médecins plus jeunes envers les patrons. L’emploi, généralisé au service, de ce terme évoquant l’autorité est en soi révélateur de cette hiérarchie. Les infirmières vouvoient les patrons, en dépit du fait que certains leur demandent expressément de ne pas le faire.

92

Une chose qui me dérange aussi personnellement, parce qu’elle est beaucoup moins présente dans d’autres institutions, c’est la hiérarchisation du système. […] l’équipe ne se tutoie pas, ne s’appelle pas par les prénoms. Je trouverais ça tellement plus simple et plus sain. [La hiérarchie] met beaucoup de barrières, ça nuit à la communication, ça nuit à la qualité des soins de façon globale. C’est vraiment quelque chose qu’on voit ici… Aux États-Unis, ça se passe beaucoup moins. Même en Europe, je pensais que c’était beaucoup plus… mais à part le grand patron que tout le monde vouvoie en Europe, tout le monde se tutoie. […] Il y de la résistance. Il y a beaucoup de résistance au changement. (Néonatologiste)

Le travail des infirmières, surtout à l’unité de soins intensifs, comporte toutefois un certain nombre de responsabilités relevant du cure pour lesquelles elles doivent faire preuve de compétences techniques pointues et d’efficacité. Cet aspect du travail des infirmières est très méconnu à l’extérieur de l’hôpital, où les soins infirmiers sont encore souvent réduits à leur dimension care :

Sarah (infirmière) dit que le métier d’infirmière est mal compris dans la population. Elle raconte que son père, en lui demandant des nouvelles de son travail, lui demande parfois si elle fait de beaux pansements, si elle aime bercer les bébés. Elle roule les yeux. Elle dit que son métier est très sous-estimé, particulièrement dans ses compétences techniques. (Notes d’observation)

Enfin, le cure et le care sont perçus par les soignants eux-mêmes comme opposés ou contradictoires, c’est-à-dire que l’on perçoit une opposition entre être efficaces, par exemple lors d’une réanimation, et prendre pleinement conscience du bébé et ressentir de la compassion pour lui:

-Mireille (infirmière) : Des fois tu donnes du sang, tu soignes un paquet de tubes, les yeux rivés sur les moniteurs. Tu finis par oublier qu’il y a un bébé en dessous de tout ça.

-Fernand (infirmier auxiliaire) : Mais c’est correct, sinon tu ne serais pas efficace. (Notes d’observation)