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3.2 Des éthiques

3.2.2 L’éthique au quotidien

L’étude de l’éthique en actes donne à réfléchir à l’exercice du pouvoir de vie et de mort et à s’interroger sur le rôle de la médecine en la matière. Le service de néonatologie est traversé par des normes plurielles. Certaines, le plus souvent celles des médecins, prévalent et sont concordantes avec les orientations et les pratiques mises de l’avant par le service de néonatologie : inclusion des familles dans les soins et les décisions, valorisation des compétences techniques et du savoir biomédical, traitements fortement axés sur la survie des patients. Ces orientations dominantes sont constamment en interaction avec les valeurs des agents, et ces dernières se conforment plus ou moins bien aux premières.

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Il me semble important de souligner que ces normes dominantes ne vont pas « de soi », et ne sont ni fixes, ni forcément fondées sur des données scientifiques. Ce sont des choix circonstanciels qui plongent leur racine aussi loin que dans les débuts de la médecine moderne et jusque dans la récente révolution médicale d’autonomisation des patients. Les désaccords exposés plus hauts sont quant à eux les résultats de la rencontre de postures morales divergentes, elles-mêmes en partie construites par les rôles professionnels attribués et autoattribués des agents, l’histoire de ces rôles, la hiérarchie professionnelle et l’inclusion et la reconnaissance des agents.

Bien que les normes dominantes et dissidentes entrent en contradiction au quotidien, toutes se veulent vertueuses. Les considérations de non-malfaisance, bienfaisance, respect de la vie humaine, dignité et empathie sont omniprésentes chez tous les soignants de la néonatologie. Elles sont sous-jacentes à toute réflexion sur la pratique clinique. Toutefois, ces mêmes principes prennent des sens très différents pour les médecins et les infirmières. Lorsqu’il est question d’arrêter les traitements curatifs d’un enfant, la plupart des médecins veulent s’assurer d’avoir « tout fait » avant d’envisager de placer l’enfant en soins de fin de vie. Ils adhèrent au devoir de bienfaisance, qui prend ici la forme d’une volonté de « donner sa chance au patient » avant de tout arrêter. Pourtant, dans la même situation, il arrive fréquemment que les infirmières pressent les médecins d’arrêter les soins de support et de laisser l’enfant décéder en paix. Elles n’hésitent pas à parler d’acharnement thérapeutique ou de futilité des traitements. Alors même que les médecins agissent en fonction de leur devoir de bienfaisance, les infirmières agissent en fonction de leur devoir de non-malfaisance, et luttent pour soustraire les patients aux interventions douloureuses et invasives. Le respect simultané de deux principes fondamentaux génère des contradictions. Pourtant, tous les gestes posés, toutes les postures morales exprimées sont axés vers le bien-être du patient. Il n’est jamais question de volontairement faire du mal aux enfants. Au-delà de l’obligation de ne pas aller à l’encontre de l’intérêt du patient, vaut-il mieux risquer un décès ou un handicap lourd et des souffrances? Cette question en appelle à la signification même de ce qu’est une vie qui vaut (ou non) la peine d’être vécue.

Ce chapitre a détaillé la manière dont les conditions de travail et les responsabilités façonnent les postures morales des soignants. J’ai évoqué ici la temporalité, le rapport à la souffrance, la

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construction des savoirs, le manque de communication, le poids de la décision et la continuité (ou le manque de continuité) comme éléments modulateurs des postures morales. Observé de près, ce désaccord entre médecins et infirmières donne à voir les rouages organisationnels et professionnels qui animent le service de néonatologie.

Les corps infirmier et médical présentent des identités professionnelles très fortes, qui peuvent être comprises comme des « cultures » de groupe. Celles-ci regroupent « l’ensemble des savoirs, savoir-faire, intérêts et idéaux » (Paillet 2007 : 161) générés par les conditions de travail et transmis par les plus vieux membres aux plus jeunes. Pouchelle (2003) soutient que la culture médicale est animée d’une mission de sauvetage de vies et de combat envers la maladie, où elle s’engage à l’occasion dans un bras de fer avec la mort. La culture infirmière est quant à elle animée d’une volonté d’affranchissement de l’autorité médicale et d’une humanisation des soins. Placées devant des enfants entre la vie et la mort, il n’est pas surprenant que ces cultures s’entrechoquent.

Le malaise profond de certains soignants (résidents et infirmières), en étant assimilé à un manque d’expérience ou de connaissances, est rendu illégitime. Les postures morales dissidentes de la norme, en étant tues plutôt qu’en étant discutées en bonne et due forme, sont confinées à une existence clandestine et à une expression désespérée et brutale. Il n’est pas surprenant non plus qu’à un certain point, il faille les « désamorcer ».

Ce chapitre a permis d’approfondir les désaccords qui divisent les soignants en les mettant en relation avec les responsabilités et le quotidien respectifs des médecins et infirmières. Cette analyse suggère que les postures morales des soignants ne sont ni arbitraires ni intrinsèques, mais sont plutôt forgées au fil de leurs heures de travail auprès des patients et de leurs parents. Cette explication pragmatique des postures morales marque le rejet d’une théorie psychologisante qui fait fi du poids des structures sur les acteurs sociaux et mène à leur surresponsabilisation individuelle. En cohérence avec l’interactionnisme symbolique, les acteurs sociaux ont été étudiés comme étant libres de leurs choix et actions à l’intérieur d’une structure donnée, et plus ou moins contraignante. Ainsi, à l’intérieur d’un cadre qui oriente la fabrication des convictions des soignants et les place dans des rapports de force inégaux,

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médecins et infirmières s’engagent (ou non) dans des négociations entre divers savoirs et normes.

CHAPITRE 4

INCERTITUDE ET PARTAGE DE LA DÉCISION

Vivre dans l’incertitude, c’est aussi s’ouvrir à d’autres éléments que des éléments purement biologiques.

-Médecin néonatologiste

Ce chapitre est consacré dans un premier temps au concept d’incertitude : ses sources, ses visages et les rapports que les soignants entretiennent avec elle. En seconde partie, il est question du partage de la décision. Après une exploration de la manière dont les soignants conçoivent et exercent leur pouvoir décisionnel (ou leur absence de pouvoir), la prise de décision y est analysée en matière d’inclusion et d’exclusion des acteurs impliqués. Bien que la divergence d’opinions entre médecins et infirmières ne soit pas ici au centre des résultats et des discussions de ce chapitre, elle y fera plusieurs résurgences incontournables.