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Chapitre 5: Conclusion générale

5.3 Réflexion sur les concepts d‟espèce

L‟étude de l‟évolution de la biodiversité chez un groupe taxonomique caractérisé par une forte occurrence de cas d‟hybridation et par quelques-uns des plus célèbres cas de spéciation écologique et réticulée (DeMarais et al. 1992, Schluter et al. 1996, Lu et Bernatchez 1999, Turgeon et Bernatchez 2003) nécessite de faire quelques constats sur la définition des espèces. D‟une part, le concept théorique décrivant l‟espèce comme une lignée évolutive composée d‟individus descendant d‟un ancêtre commun et conservant une histoire évolutive indépendante des autres groupes d‟individus (Wiley 1978, Mayden 1997, De Queiroz 2007) possède l‟immense avantage d‟être général et peut être utilisé à plusieurs fins. D‟autre part, il est aussi important de pouvoir utiliser un concept pratique et précis permettant de classer les groupes taxonomiques de façon objective et standardisée (Coyne et Orr 2004). Il en est particulièrement important pour les efforts de conservation puisque les ressources à investir dans de tels projets sont toujours limitées. Cette standardisation est aussi importante pour les études comparatives puisque les résultats peuvent être biaisés par la surdivision et la sous-division des espèces (Isaac et al. 2004). Il apparait aussi que le côté le plus souvent graduel du processus de spéciation représente peut-être le plus grand défi dans l‟adoption d‟une définition pratique des espèces (De Queiroz 2007). Enfin, il est aussi évident qu‟il est impossible de déterminer l‟existence d‟isolement reproducteur, ainsi que de décrire bien d‟autres caractères taxonomiques, pour l‟ensemble des espèces sur terre, à court ou moyen terme.

Bien qu‟il semble que le débat concernant les concepts d‟espèces pratiques ne puisse être complètement tranché dans un avenir proche, il demeure possible de formuler une définition qui puisse potentiellement faire progresser la réflexion sur le sujet et qui confronte certain des constats mentionnés précédemment. L‟approche proposée ici, qui demeure en cours de réflexion, consiste à attribuer une valeur située entre un et cinq pour chaque espèce en fonction de diverses caractéristiques observables chez les lignées évolutives. Dans ce système, chaque point pourrait correspondre à un caractère particulier : la différenciation morphologique, la différenciation génétique mitochondriale, la différenciation génétique nucléaire, la

différenciation écologique et l‟isolement reproducteur. Ainsi, les lignées évolutives possédant des caractères génétiques mitochondriaux diagnostiques, mais ne présentant aucune différence morphologique, génétique au niveau de l‟ADN nucléaire, écologique et ne présentant pas d‟isolement reproducteur, obtiendraient un statut d‟espèce de 1/5. Une lignée différenciée aux niveaux de la morphologie, de l‟ADNmt et de l‟ADNnuc, mais n‟étant pas différenciée au niveau écologique et ne présentant pas d‟isolement reproducteur, obtiendrait un statut d‟espèce de 3/5. Évidemment, une lignée respectant chacun de ces critères se verrait attribuer une valeur de 5/5.

Comme chacune des définitions pratiques d‟espèce, la définition proposée ici possède des avantages et des lacunes face aux autres définitions plus classiques. Un des principaux avantages est de permettre de tenir compte du caractère graduel de la spéciation. Ainsi, cette définition permet de décrire la réalité évolutive d‟un taxon de façon plus informative et précise que la grande majorité des autres concepts d‟espèce. Un des autres avantages majeurs de cette définition est de tenir compte du manque de connaissances actuelles à propos de plusieurs taxons. Ainsi, pour les taxons peu étudiés, qui représentent la majorité de la biodiversité (Lomolino et al. 2006), on pourrait octroyer des valeurs non pas sur un total de cinq, mais plutôt sur un total basé sur le nombre de caractères analysés. De cette façon, il devient évident qu‟un statut basé sur l‟information recueillie au niveau d‟un seul caractère consiste en une analyse partielle et que ce statut peut être qualifié de préliminaire. À l‟inverse, un statut basé sur l‟analyse de l‟ensemble des cinq caractères devrait en tout logique est plus fiable et moins propice à changer dans le temps. Ainsi, un taxon ayant été révélé par l‟emploi de codes-barres génétiques, mais pour lequel il n‟y a aucune autre donnée disponible, pourrait avoir une valeur de 1/1. Suite à des analyses supplémentaires, cette espèce devrait normalement obtenir une valeur de 1/5, 2/5, 3/5, 4/5 ou 5/5. De même, une espèce dont on sait qu‟elle est différenciée morphologiquement ainsi qu‟au niveau de l‟ADNmt, qu‟elle ne présente pas d‟isolement reproducteur ni de différence écologique, mais qu‟elle n‟a jamais été analysée à l‟aide de données génétiques nucléaires, pourrait se voir attribuer la valeur de 2/4. Suite à des analyses supplémentaires, cette espèce devrait normalement obtenir une valeur de 2/5 ou de 3/5. Le principal désavantage de cette définition d‟espèce est qu‟elle est relativement complexe et que son application constituerait un énorme changement par rapport aux autres définitions basées sur un seul ou très peu de critères (Mayr 1942, Sokal et Crovello 1970, Cracraft 1983). Elle serait certainement difficile à faire accepter par un public général qui ne se préoccupe pas de l‟aspect graduel de la spéciation.

Les taxons analysés au quatrième chapitre permettent d‟illustrer concrètement l‟application de l‟approche proposée. Par exemple, considérant que E. nigrum et R. olmstedi montrent d‟importants signes d‟isolement reproducteur (April et al. 2013), des différences aux niveaux morphologique (Scott et Crossman 1998) et écologique (Chapleau et Pageau 1985), ainsi qu‟aux niveaux de l‟ADN mitochondrial et nucléaire (April et al.

2013), chacune des ces deux espèces obtiendrait une valeur de 5/5. Chez N. crysoleucas crysoleucas et N. c. auratus, considérant les différences au niveau morphologique (Hubbs et Lagler 2004) ainsi qu‟aux niveaux de l‟ADN mitochondrial et nucléaire (April et al. 2013), l‟absence d‟un important isolement reproducteur (April et al. 2013) et le fait qu‟il semble qu‟aucune étude n‟ait tenté de vérifier la présence de différence écologique, chacune de ces lignées évolutives obtiendrait une valeur de 3/4. Chez les deux lignées glaciaires de P. promelas, considérant les différences aux niveaux de l‟ADN mitochondrial et nucléaire (April et al. 2013), l‟absence d‟un important isolement reproducteur (April et al. 2013) et de différences morphologiques (Scott et Crossman 1998, Hubbs et Lagler 2004), ainsi que le fait qu‟il semble qu‟aucune étude n‟ait tenté de vérifier la présence de différence écologique, chacune de ces lignées évolutives obtiendrait une valeur de 2/4.

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