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UNE RÉCEPTION. PRINCIERE à Neuehâtel il y a deux siècles

Dans le document SUCCURSALE DE FRIBOURG (Page 137-144)

euchâtel était alors une toute petite ville enclose de murailles: elle s'étendait de l'E-vole à la rue St-Maurice, était gardée au sud-ouest par la tour de Gloriette (ou l'O-riette), au pied des Prisons ; au sud-est par la tour Salenchon (à peu près à l'angle de la maison Henriod), d'où le rempart remon-tait au nord, reliant la porte St-Martin et la porte de l'Hôpital à la tour des Chavan-nes. Une grève s'étendait au-devant de la ville qui, avec ses tourelles et ses flèches, offrait du lac une silhouette accidentée. La place du gymnase n'avait pas encore été conquise sur le lac, le Bassin, ou port, bai-gnait des maisons quasi-rustiques, que de hauts édiiices citadins ont maintenant rem-placées. Des rues de la Place d'armes et du Musée, pas question, naturellement. Les pêcheurs épanchaient leurs filets devant les maisons de la rue actuelle des Epancheurs. La place Purry n'était guère alors que le delta du Seyon, lequel, courant sous ses ponts, parfois torrentueux, toujours sale, faisait l'office de grand égoût collecteur, en ce temps oii l'on n'avait pas encore inventé l'hygiène, les microbes et les « Bul-letins de la santé publique. »

A l'intérieur de la ville, on rencontrait de pittoresques constructions, dont il reste quelques échantillons trop rares, comme la ravissante maison Marval (au bas de la rue du Château), quelques façades de la rue du Tré-sor, l'hôtel du Poisson, et surtout la maison des Halles.

Oui, pauvre petite ville, dépourvue d'éclat et de renom, mais heureuse en somme, et maîtresse d'elle-même.

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Elle a beaucoup changé. — Je parle de sa physiono-mie extérieure. Pour le reste, il y a toujours des Conseils, des Ministraux, des Maîtres-Bourgeois, qui se rengorgent dans leurs dignités ; ils portent seulement d'autres titres...

Telle qu'elle était alors, cette modeste cité, le 6 mars 1668, avait un air de fête. Elle attendait des hôtes de distinction et s'apprêtait à leur faire accueil.

Louis, fils de l'aimable prince Henri II de Longueville, avait succédé à son père. Etant faible de corps et d'esprit

— ce qui peut arriver dans les meilleures familles — il résolut d'abdiquer en faveur de son frère cadet, Charles-Paris, comte de Saint-Pol, et de se vouer à l'Eghse. Les deux princes partirent de Paris pour venir à Keuchâtel régulariser cette affaire. Un courrier dépêché de Salins annonça leur venue, et, « étant arrivé à Neuchâtel sur le minuit, causa une joyeuse alarme par toute la ville. »

Le lendemain était un dimanche: on supprima le catéchisme (le moyen de tenir les gamins en pareil jour !) et on sonna le prêche du soir à midi ; il ne dut pas y avoir grand monde, j'imagine. Pourtant, le minis-tre Girard, — un bouillant orateur, comme on sait, — fit un bien beau prêche, oii il dit que si l'on s'apprêtait à recevoir si magnifiquement les princes terriens, à plus forte raison devait-on se préparer à bien recevoir le grand monarque du ciel et de la terre.

Leurs Altesses furent accueillies aux Verrières par des salves de mousqueterie, et dînèrent à Couvet, tandis que vingt-quatre cavaliers de Neuchâtel venaient à leur rencontre à la Clusette. Elles voyageaient en litière, avec une modeste suite de dix personnes, dont deux valets de pied, un cuisinier et deux « estafflers. » Le duc de Longueville était vêtu « d'une robe ou soutane en couleur minime, » et le comte de Saint-PoI d'une casaque bleue, toute chamarrée de passements d'or et d'argent. A Rochefort, il monta à cheval et céda sa place au ministre Osterwald, qui fut tenir compagnie au duc dans la litière. Partout, dans chaque village, la miUce était sur pied, faisant la haie et acclamant les voyageurs : « A mesure, l'on voyait des nuages de

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peaux Voler en l'air, des vieilles femmes pleurer de tendresse et d'autres rire de joie. » Les jeunes filles s'efforçaient d'approcher le beau cavalier et de toucher ou baiser le pan de sa casaque.

Sur les champs de Peséux, se tenaient les hommes de Neuchâtel, en armes, et les conseillers de ville, qui avaient endossé, pour la circonstance, les cuirasses bourguignonnes. Le banderet Merveilleux, « tout armé de fer, » et qui avait déjà reçu le père des princes onze ans auparavant, présenta la bannière au jeune duc et lui adressa une harangue de bienvenue. « Les feux et les cris firent ensuite un horrible concert, dans lequel on entendait le canon de la ville chanter la basse et les fauconneaux tenir chacun leur partie. »

Arrivé au Vauseyon, le duc de Longueville, au lieu de prendre le chemin des Parcs pour entrer en ville par la Boine et la rue de l'Hôpital, préféra gagner directement le but par la porte du Château ; il voulait éviter les démonstrations populaires, car « nonobstant les remontrances qu'on ne l'attendait pas avec l'appareil convenable de ce côté-là, il témoigna que cette seule considération lui en faisait prendre la route. » En revanche, son frère, moins dédaigneux de la gloire terrestre, prit, accompagné des cuirassiers, le chemin des Parcs, « selon la coutume de ses illustres prédéces-seurs, et vit de là le profil de son château et de la ville, qui le saluaient de tous côtés par la bouche de plusieurs canons, hocques et fauconneaux. » Les tours du Château vomissaient du feu, les mortiers du Tertre leur répon-daient vivement, et « les enfants faisaient l'épilogue. »

Le Maître-Bourgeois en chef complimenta Son Altesse à la porte de l'Hôpital et lui présenta les clefs de la ville; sur quoi le prince monta au Château « entre les haies de la bourgeoisie. •» Il occupa la chambre « qui reçoit le jour du vent et du Midi et qui regarde l'Eglise et les Alpes. »

Pendant ce séjour, le pauvre duc de Longueville n'eut qu'un rôle très effacé ; il n'était guère en état d'en tenir un autre. Son frère, le comte de Saint-Pol, est toujours

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en scène, et c'est sur M que pèsent toutes les corvées officielles.

Le lundi, il passe en revue la gendarmerie des Mon-tagnes; après son dîner, il s'en va promener sur le lac,

« pour découvrir de là plus facilement l'assiette et l'apparence de Neuchâtel, » tandis que son frère, dévot avant tout, visite l'église et en découvre « les raretés. » Puis le comte s'en va reposer dans un cabinet du jardin de M. Sandoz, commissaire général. Mais bientôt un bruit part de la grève du lac : le prince s'y rend. Les gamins de Neuchâtel sont là en armes et déchargent leurs mousquets. La foule environne le prince jusqu'à l'incommoder (nous n'avons jamais été discrets, en cette bonne ville) ; il se réfugie sur la terrasse de M. Tribolet, châtelain de Thielle (c'est la maison Chambrier actuelle, place des Halles, si je ne fais erreur), et de la tourelle qui orne l'angle de la plate-forme, il regarde défiler la jeune milice, qui, « moitié contre moitié, » livre un simulacre de combat.

Le châtelain va ensuite chercher une bouteille de derrière les fagots, et, avant de gagner son apparte-ment, le jeune prince fait honneur au grand vin de Neuchâtel.

Pour le divertir, le mardi, ses hôtes imaginèrent de le mener chasser sur le lac, « oii n'ayant rien pris qu'un peu de passe-temps, » il remonta au château. Là, le ministre Girard tenait bravement compagnie au duc de Longueville, qui ne devait pas être un causeur très folâtre; il était justement en train de disputer avec le pasteur sur quelques points controversés de la religion...

Leurs Altesses reçurent le mercredi l'évêque de Lausanne, puis le duc alla faire visite au pasteur Oster-wald (c'était le père de l'auteur du Catéchisme). La visite fut rendue le lendemain jeudi par la Vénérable Classe, au nombre de Ù,8 frères : M. Osterwald harangua les princes. C'était jour de marché : une foule énorme était accourue au chef-lieu et se pressait dans la cour du Château.

Après le dîner, le comte de Saint-Pol voulut aller

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visiter le château de Colombier, « l'ancien délice de ses prédécesseurs. » Le receveur Guinand le conduisit dans les jardins et ne M ût pas grâce d'un espalier, « spéci-fiant le nom et la qualité de chaque plante. » Il revint en bateau, comme il était allé, et accompagné des Mousquetaires d'Auvernier et de Colombier, qui le divertirent pendant le trajet « par un combat naval suscité à grands traits d'eau, dont ils s'aspergèrent tous les uns les autres. »

Le grand jour fut le vendredi, ovi les Trois-Etats furent assemblés dans le grand poêle du Château pour entendre l'abdication du duc de Longueville en faveur de son frère. Les canons tonnaient sur le cimetière (la terrasse de la collégiale); comme don de joyeux avène-ment, le comte de Saint-Pol distribua des grâces à plu-sieurs condamnés; le duc, lui ayant remis le sceptre, s'embarqua aussitôt pour Grandson, accompagné d'un seul homme ; de là, il se rendit à Lausanne, passa à Evian et fit route pour Rome, « oii l'on tient qu'il se sacra et chanta sa première messe. »

Les fêtes continuèrent de plus belle à Neuchâtel ; il y eut un banquet de 300 couverts au Château. On fit couler du vin dans la fontaine du Griffon (rue du Châ-teau), « en premier du blanc, et puis après du rouge, jusqu'à environ 15 muids (4,300 litres environ), que chacun allait puiser dans l'auge et recevoir aux goulet-tes. Il y eut grande confusion, beaucoup de seaux, pots, bouteilles cassés, et gens renversés. » En même temps, le généreux prince jetait du haut de la terrasse qua-rante pistoles, en monnaie et en écus blancs, marqués de son effigie, au peuple, hommes, femmes, filles, en-fants, qui se pressaient proche l'école (rue de la Collé-giale). « L'on peut juger si parmi la foule, il n'y eut pas des bras cassés et des chapeaux perdus. »

Le prince descendit ensuite par le chemin de l'Oriette (qui coupait en écharpe la colline jusqu'à l'angle nord-ouest de la rue du Coq-d'Inde actuelle) et se rendit sur la terrasse du châtelain de Thielle pour assister à un exercice militaire et à une fête vénitienne.

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Eh! oui, une fête vénitienne : Neuchâtel avait, déjà alors, un « monde nautique; » une flottille parut sur le lac, éclairée de feux d'artifices ; il y eut un combat naval auquel prirent part de nombreux bateaux de Neuchâtel, St-Blaise et Auvernier, « courant de côté et d'autre et tirant incessamment. » Ceux de Neuchâtel avaient fait, proche du lac, un grand feu de joie, et ceux d'Auvernier avaient amené une''vieille barque chargée de tonneaux pleins de sarments, auquel on mit le feu. Les Neuchâ-telois furent persuadés que le prince français n'avait jamais rien vu de si beau: il eut garde de les détromper.

Le dimanche des Rameaux, il reçut les députés de Fribourg qu'on traita « en viandes de carême, mais magnifiques » (des truites sans doute). On mit trois fois la table pour les nombreux dîneurs qui se succé-daient. Le prince, en galant seigneur, « fit part de quelques friandises à certaines jeunes fillettes que la curiosité amenait à l'entour de la table: la main du bienfaiteur faisant en cela la qualité du présent. »

Puis vinrent, les jours suivants, les envoyés de Berne.

avec le général d'Erlach, les justiciers, châtelains, maires et lieutenants du pays, les députés de Soleure, etc.

Avec ces devoirs officiels, alternaient les promenades au donjon, « pour prendre l'air du beau temps, » et les promenades sur le lac : « Mais la bise (on était en mars) s'étant levée et berçant le bateau assez étrangement, l'on fut contraint de relâcher à Serrières. » Le prince alla voir la source de la rivière, prit plaisir à visiter

« les rouages du heu, la fonderie, les mouhns, la scie, » but un verre d'eau de la source, « à l'imitation de son illustre père, » et regagna la ville.

Il n'était pas quitte des harangues et dut recevoir encore des délégués de Bienne, une nombreuse députa-tion de Genève, qu'on régala à la maison de la Bouche-rie « le plus magnifiquement qu'il se peut dans un carême. » Il y eut des toasts, que scandaient au dehors les détonations et les pétards.

Un accident attrista la fête: un pétard partit trop tôt et blessa huit personnes, entre autres un brave

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homme qui avait « sa bandoulière pleine de poudre ; » il se nommait Jonas Wavre. Il n'en mourut pas, et sa descendance, grâce au ciel, s'est abondamùient per-pétuée....

Le prince alla dévotement faire ses Pâques à Cressier, revint par Thielle, visita le château, qu'on ne songeait point encore à vendre aux Bernois, entra dans la cham-bre de la torture et donna à entendre par ses discours

« qu'il ne croyait point du tout le sabbat ni les sorciers. » Il quitta Neuchâtel le lundi 23 mars ; les bourgeois lui firent la conduite jusqu'à Rochefort ; en traversant les villages, il « saluait gracieusement du chapeau et de la parole. Tout fut triste à son départ; le ciel se couvrit au moment de ses adieux. L'on tint que Son Altesse, sortant de la porte du Château, avait le cœur serré, ce que l'on dit avoir remarqué à son visage et à ses yeux. » Avait-il un pressentiment qu'il ne reverrait plus la bonne ville oti il venait de recevoir un si cordial accueil?

Ce brillant cavalier, qui, suivant le chancelier de Mont-moUin, retraçait par « sa bonne mine, ses vives et spi-rituelles réparties et ses manières ouvertes et cordiales la douce image du bon prince Henri son tant digne père, » ne devait pas survivre longtemps à ces jours heureux : on sait que quatre ans plus tard il fut tué au passage du Rhin. Son portrait, conservé à notre Musée historique, donne bien l'idée de sa tournure élégante et martiale, de sa figure à la fois noble et franche.

Tout ce que je viens de raconter de son séjour à Neuchâtel est connu sans doute de quelques-uns de mes lecteurs : tous le connaîtraient, si tous lisaient, comme ce serait leur devoir, le Musée neuchâtélois, auquel je viens d'emprunter ces détails. Cette intéressante publi-cation, pour laquelle je ferai ouvertement, en toute occasion, la plus ardente réclame, poursuit son oeuvre en dépit de l'indifférence de beaucoup de Neuchâtélois, que le passé n'intéresse plus, tant ils trouvent de charme au présent... C'est être à la fois bien dégoûté et bien satisfait. — Ne nous lassons pas de le redire : c'est par l'étude et le respect du passé qu'on apprend à bien aimer son pays. '

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On trouvera dans la livraison de mars du Musée les pages que nous venons de résumer : elles ont été com-muniquées à ce recueil par M. J.-H. Bonhôte, qui a eu le bonheur de mettre la main sur cette curieuse relation, écrite par un témoin du séjour des princes dans nos murs. Nous avons vu dès lors d'autres fêtes plus gran-dioses ; mais le naïf récit de cet inconnu garde tout son charme et tout son parfum pour les cœurs neuchâtelois.

PH. GODET.

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