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Comme ce rêve ne s’est jamais réalisé, ce sera dans les écrits dits « anecdotiques » signés Apollinaire en tant que collaborateur de certaines revues, que l’on pourra

observer un homme de lettres assidu, amoureux de la Vie et de ses composants divers.

Ce genre particulier de journalisme sera le sujet central de l’une de nos études intitulée

« Apollinaire, anecdotier de son temps ». Avant de nous intéresser aux activités

journalistiques de l’écrivain, suivons d’abord les pas de l’homme Apollinaire au

quotidien, dont la curiosité semble indissociable de sa passion pour la littérature et le

savoir en général. Dans Le Flâneur des deux rives, il est avant tout un bouquineur qui

fréquente les Quais (« cette délicieuse bibliothèque publique » (Pr III, 34)) et les

librairies du Quartier latin. Quand les occasions se présentent, il aime tant causer de tout

et de rien avec les amis des livres, qu’ils soient bouquinistes, libraires, imprimeurs,

bibliophiles ou amateurs de bibliothèques. Les textes comme « La librairie de M. Lehec

1

Jean Burgos, Claude Debon et Michel Décaudin, Apollinaire, en somme, Honéré Champion, 1998,

pp.88-92.

2

Ibid., p.90.

3

C’est l’un des « projets sans suite » d’Apollinaire énumérés par Michel Décaudin dans : Le Cubisme et l’esprit nouveau, études et informations réunies par Michel Décaudin, Guillaume Apollinaire I., « La Revue des lettres modernes », Minard, 1962, p.77.

», « Les Quais et les bibliothèques » et « Le couvent de la rue de Douai » témoignent de

la curiosité de l’auteur et de son regard bienveillant sur ces (petits) métiers littéraires

tenus par de braves gens hauts en couleur.

Apollinaire, c’est aussi un familier des « grandes bibliothèques ». Une habitude

bien tenue depuis son adolescence à Nice et marquée ensuite par les établissements

parisiens comme la Mazarine et la Bibliothèque Nationale. En ce qui concerne le second

établissement, nous avons sous les yeux un article de l’écrivain publié dans

Paris-Journal, en février 1910, afin de soutenir un ami qui déplore la « pauvre

collection » de la Nationale ; Apollinaire surnomma d’ailleurs ironiquement l’édifice de

la rue Richelieu « la bibliothèque sans livres » (Pr I, 1402). Un mois plus tard, il

poursuivrait son accusation dans L’intransigeant, concernant cette fois-ci l’inefficacité

du personnel de la même bibliothèque. Une partie importante de cet article fut ensuite

reproduite et insérée dansun conte intitulé « Le Rabachis ». Le narrateur y relate d’une

façon humoristique une expérience de consultation fâcheuse à la Nationale.

« [...] dans l’intention de prendre des notes en vue d’un ouvrage intitulé : Comment le déroulement à rebours des films cinématographiques influe sur les mœurs, je m’en allai à la Bibliothèque nationale » (« Le Rabachis », Pr I, 530).

C’est donc le début d’une (més)aventure du futur grand nom de la littérature française

du XX

e

siècle dans la grande bibliothèque parisienne en question. L’anecdote n’est pas

sans intérêt puisqu’elle dévoile à la fois une image rare de notre auteur–celle d’un

lecteur assidu et désespéré devant l’impuissance des bibliothécaires–et son admiration

(au niveau intellectuel) pour la cinématographie. Plus tard, nous verrons comment le

septième art a pu inspirer et enrichir la prose d’imagination apollinarienne.

Cet observateur astucieux de la vie courante, habitué des libraires et bibliothèques,

se mue en touche-à-tout de la littérature. Intéressé perpétuellement par différents genres

et projets littéraires, Apollinaire porte effectivement plusieurs casquettes pendant sa

carrière : poète, conteur, romancier, dramaturge, amateur et critique d’art, échotier

assidu, préfacier des collections de « curiosa » et auteur discret de quelques textes

pornographiques. Sa curiosité lui procure d’ailleurs un compliment qu’il a du mal à

admettre de la part de son entourage et de ses contemporains: l’érudition, qualité «

jamais pédante et toujours curieuse »

4

. Le poète Paul Léautaud, par exemple, garde pour

son confrère « [c]urieux, même un peu mystérieux » un souvenir sympathique :

« Je le sens [...] très intelligent fureteur, secret, l’esprit nourri de livres rares, peu connus presque ignorés, très cosmopolite par ce côté. Je le lui ai dit une fois, il y a quelque temps, quand il publia l’Hérésiarque :« C’est avec tout cela que vous faites vos livres. » Il s’en est défendu, surtout pour ses vers, qu’il prétend être le plus lui-même. »5 (Nous soulignons.)

L’« Hérésiarque » en question, c’est bien L’Hérésiarque et C

ie

. Ce livre « très

nourri » selon l’auteur lui-même, contient un savoir ample et pointu par moments sur la

tradition judéo-chrétienne, ses mystères, ses secrets et ses contradictions. André

Fonteyne consacre une vingtaine de pages de son ouvrage critique Apollinaire

prosateur : L’Hérésiarque et C

ie

au thème de « l’érudition », qui est selon lui le premier

« ingrédient » du conte apollinarien

6

, à part « l’érotisme » et « la surprise ». Aux yeux

de Marcel Adéma–l’un des premiers biographes de l’écrivain–, l’image d’un

Apollinaire cultivé est également liée à sa gourmandise. Le fait que ce gourmet

légendaire se plaise à partager autour de la table des recettes fantaisistes et des

anecdotes bizarres relatives à la nourriture, est désormais connu. Tout cela provient

d’une « connaissance de faits curieux puisés dans des ouvrages à peu près ignorés »

7

, et

fait écho aux propos de Paul Léautaud cités ci-dessus. Mythe ou réalité, l’érudition d’un

Apollinaire curieux nous renvoie donc à un travail de documentation peu systématique

mais spontané qu’il pratiquait de longue date.

A. Le Journal intime 1898-1918

Très jeune, notre auteur avait déjà l’habitude de glaner des renseignements de

toutes sortes dans la vie quotidienne et de prendre des notes. Son journal intime, à

savoir un petit cahier usuel qu’il a conservé et employé à plusieurs reprises pendant

vingt ans de son existence

8

, témoigne partiellement de son penchant pour les anecdotes

bizarres. Avant qu’il ne se serve d’un journal intime à proprement dit, ce cahier est

d’abord rempli de « DOCUMENTS »

9

variés que son jeune maître choisit de noter à sa

guise. Comme le remarque Michel Décaudin, les huit premières pages de ce précieux

4

Ces mots sont de René-Guy Cadou, l’auteur de Guillaume Apollinaire ou l’artilleur de Metz. Ils sont cités par André Fonteyne. Voir Apollinaire prosateur : L’Hérésiarque et Cie, op. cit., p.35, note (2).

5

Cité par Marcel Adéma. Voir Guillaume Apollinairele mal-aimé, Plon, 1952, p.141.

6

Apollinaire prosateur : L’Hérésiarque et Cie, op. cit., pp.35-56.

7

Guillaume Apollinairele mal-aimé, op. cit., p.132.

8

Michel Décaudin a édité et fait publier ce document précieux : Guillaume Apollinaire, Journal intime 1898-1918, édition présentée et annonacée par Michel Décaudin, Éditions du limon, 1991.

9

« DOCUMENTS », ce mot écrit en capitale d’imprimerie occupe effectivement la première page du cahier, juste au-dessus de la signature d’Apollinaire.

document seraient déjà l’esquisse de La Vie anecdotique

10

à venir. On trouve donc

parmi ces pages une grande variété des « petites merveilles du quotidien »: fragments

de conversation saisis au hasard, historiettes racontées par un camarade et par « maman

», interview avec un aliéniste, extrait de fait divers, curiosités ramassées lors du voyage

en Allemagne, titres d’ouvrages lus ou à lire, deux ou trois informations sur la

préhistoire, etc. En réalité, c’est seulement à partir du 4 janvier 1903 que commence

l’écriture du journal intime, même s’il est tenu de manière assez irrégulière.

Nous pourrions tirer quelques constats intéressants à travers les données disparates

des huit premières pages au caractère « anecdotique ». Par exemple, il est amusant de

constater que l’attention d’Apollinaire pour les personnages hauts en couleur se

manifeste très tôt, dès l’âge de dix-huit ans (en 1897). Le premier renseignement noté

dans le journal que l’on a sous les yeux aujourd’hui

11

fournit bel et bien une preuve de

ce penchant. Quatre anecdotes concernant Raoul Gunsbourg, l’excentrique directeur du

Théâtre de Monte-Carlo à l’époque, sont regroupées sous le titre Gunsbourgiana. Elles

portent sur les exigences irraisonnables de Gunsbourg au point de vue musical, sur sa

perception des couleurs différente de celle des autres, ainsi que sur son goût du

travestissement. Bref, l’excentricité de cet homme de caractère mérite bien la première

place dans la documentation du futur anecdotier du Mercure de France.

Le deuxième constat : certains matériaux notés dans ce journal intime

d’Apollinaire pourront être exploités plus tard dans ses travaux littéraires. Parmi ces

curiosités utiles, soulignons deux exemples représentatifs : d’abord, en 1898, le jeune

Guillaume note dans le journal une historiette racontée par James Onimus, un ancien

camarade du collège Saint Charles de Monaco. Avec de petites retouches, cette histoire

bizarre enrichira plus tard « Histoire d’une famille vertueuse, d’une hotte et d’un

calcul » (conte publié pour la première fois en 1905), plus précisément l’épisode

touchant à une bague ornée d’un calcul extrait de sa vessie qu’offre un vieillard odieux

à sa jeune maîtresse. Ensuite, nous avons découvert dans le même journal intime des

notes sur un personnage mythique, qui figure dans le premier conte de L’Hérésiarque et

C

ie

, « Le Passant de Prague » : le Juif errant. Avant de créer son propre Isaac

10

Il s’agit de la chronique anecdotique d’Apollinaire dans le Mercure de France. Nous en reparlerons bientôt.

11

L’éditeur précise qu’une quinzaine de pages ayant été arrachées au début, le contenu de ces pages perdues reste, et restera très probablement à jamais, énigmatique.

Laquedem, Apollinaire note dans son cahier deux oeuvres qui pourraient inspirer peu ou