divine, le « miracle » réalisé grâce aux nouvelles technologies. Si la science réussit à
imiter la religion dans « Le Toucher à distance », elle deviendra alors la nouvelle
religion et dominera un monde utilitariste dans « Le Poète assassiné », avec l’arrivée
d’Horace Tograth.
Ce « savant chimiste-agronome » redoutable n’intervient dans l’histoire de
Croniamantal que vers la fin, dans les chapitres XVI et XVII (« Le Poète assassiné »
contient au total dix-huit chapitres). Intitulés respectivement « Persécution » et
« Assassinat », ces deux chapitres mettent en scène un mouvement contre les poètes
mené par Horace Tograth et qui tourne bientôt en condamnations injustes et massacres
sanglants. D’un immense succès, le mouvement rapporte au savant une réputation
internationale. Tograth entame un tour du monde pour promouvoir ses idées et exercer
des miracles « grâce à la science » (Pr I, 296). Arrivant un jour à Marseille, l’ennemi de
la Poésie se voit frondé et attaqué par Croniamantal. Afin de venger son héros insulté, la
populace survoltée se précipite sur le poète et le massacre sur place.
Au premier abord, la religion semble totalement absente de ces conflits issus de la
guerre entre la science (naturelle et humaine) et la poésie. Pourtant, si l’on regarde de
plus près certains épisodes, il y a bien, sous-jacent, une influence religieuse implicite à
l’arrière plan qui serre toute la trame. Ainsi, la relation entre Tograth et les populations
qu’il séduit dans le monde entier rappelle celle d’une personnalité messianique et ses
fidèles, même si la cruauté de l’homme ainsi que son mouvement d’anti-poètes le
qualifient plutôt comme un Messie à l’envers, un Christ venu de l’enfer, donc un
Antéchrist. En revanche, Croniamantal qui défie publiquement ce dernier serait, lui,
dans le rôle d’un prophète, un défenseur du royaume de Dieu ou même un Christ, un
homme bon. D’ailleurs, il ne manque pas de signes annonciateurs ou apocalyptiques
dans les paroles des deux protagonistes en question. Comment alors expliquer la
présence discrète de la religion (ou plutôt des significations religieuses) dans une
histoire qui ne la concerne pas directement? Afin d’élucider ce paradoxe, il nous faut
rappeler ici la genèse des chapitres XVI et XVII du « Poète assassiné ».
de Stavelot, en 1968
52, est La Gloire de l’olive. Ce roman « sur la fin du monde
» qu’Apollinaire prétend avoir « perdu » dans le train
53, fait rêver les apollinariens
depuis les années soixante. À la suite de quelques hypothèses et recherches, Scott Bates
conclut dans son article qu’« une partie du roman perdu d’Apollinaire, La Gloire de
l’olive, se trouve à Paris, au Fonds Jacques Doucet, dans le manuscrit du « Poète
assassiné ».»
54. Michel Décaudin confirme la découverte de son confrère. L’éditeur des
oeuvres complètes apollinariennes pour « la Pléiade » a également reconstitué l’état
premier des divers manuscrits du « Poète assassiné » et fournit le résultat en intégralité
dans la partie Notes et variantes. En ce qui concerne les deux chapitres qui nous
intéressent ici, il est clair que les textes originaux racontent une histoire proprement
religieuse, basée sur la « prophétie dite de saint Malachie »
55qui énumère cent onze
devises papales, y compris celles des deux derniers papes avant l’apocalypse–qui sont
respectivement surnommés « Labeur du soleil » et « Gloire de l’olive ». D’où provient
donc le nom mythique du roman perdu d’Apollinaire en question.
Résumons en quelques mots l’intrigue originale contée dans le manuscrit du «
Poète assassiné » : en raison du décès du pape dit « Labeur du soleil », l’Église romaine
doit organiser comme convenu un conclave pour élire le nouveau souverain pontife qui
sera nommé « Gloire de l’olive ». Or, une fois ce dernier désigné, ce qui signifie que la
prophétie de Malachie est accomplie, on ne sera pas loin de la fin du monde. C’est
pourquoi pour empêcher la catastrophe, un « savant chimiste-agronome » nommé
Apollonius Zabath intervient en publiant des articles (dont le premier s’intitule L’olive)
qui proclament la nature néfaste des oliviers (emblème du futur pape) et prônent le
massacre des cardinaux (membres potentiels du conclave en question) pour empêcher
l’organisation du conclave. Ainsi un courant maléfique contre le catholicisme et ses
croyants se soulève-t-il aux quatre coins du monde. Zabath, chef spirituel des populaces
52
Voir Scott Bates, « Deux mystères apollinariens », Du monde européen à l’univers des mythes, Actes du colloque de Stavelot (1968), coll. « Bibliothèque Guillaume Apollinaire » (5), Lettres modernes, Minard, 1970.
53
C’est grâce à la lettre à Madeleine datée du 14 septembre 1915, que l’on a appris ces précisions. Voir
Tendre comme le souvenir, op. cit., p.188.
54
Scott Bates, « Deux mystères apollinariens », op. cit., p.98.
55
Dans le manuscrit du « Poète assassiné » , Apollinaire a mis une note sur cette prophétie : « La prophétie dite de Malachie est paraît-il l’œuvre d’un faussaire. Donc Malachie n’était pas prophète, mais le faussaire. » (Pr I, 1265). Il indique davantage la source de cette information : il s’agit de « l’article de Moreri » (Pr I, 1266), à savoir le dictionnaire de Louis Moreri (XVIIe siècle). Nous comprenons pourquoi cette bizarrerie religieuse pourrait attirer l’attention d’Apollinaire, si la fausseté ne l’avait pas intéressé davantage. Car pour l’écrivain qui aime toute ambiguïté, une prophétie fausse n’est-elle pas un bel exemple des « authentiques faussetés » qui constituent la Vérité à ses yeux ?
anti-catholiques, arrive un jour à Marseille où un certain Énoch s’avance vers lui pour
dénoncer la fausseté de sa science et l’accuse d’être l’Antéchrist. Étant « émigrant
arménien » et pisteur d’hôtel, ce vieillard mystérieux est en réalité le patriarche
éponyme biblique qui est redescendu du ciel
56. Par malheur, la foule marseillaise ne
reconnaissant point la vérité dans ce que dit Énoch, s’en prend au patriarche et l’exécute
sur le champ.
On reconnaît là aisément l’exécution de Croniamantal racontée dans « Le Poète
assassiné ». Comparer le manuscrit et la version définitive nous éclaire sur un fait :
aucun remaniement important n’est appliqué dans le texte définitif. Il suffit en général
de changer les noms des personnages et remplacer l’olivier par le laurier (emblème de la
poésie), les victimes chrétiennes par les poètes, comme le constate Michel Décaudin,
pour transformer une bizarrerie religieuse en croisade antipoétique. Ainsi, le
catholicisme cède la place à la poésie comme cible des attaques. Le thème original
d’apocalypse est également conservé par un monde sans poètes, soumis à la volonté
d’un partisan de l’utilitarisme comme Horace Tograth. Quant aux personnages
principaux : Énoch, envoyé de Dieu, se réincarne chez Croniamantal, en « le plus grand
des poètes vivants »
57(Pr I, 298) ; alors que le chimiste-agronome, Apollonius Zabath,
est substitué par un autre nommé Horace Tograth. Étant donnée la différence des
contextes, le mot d’« Antéchrist »
58est remplacé par un terme plus neutre, « l’Ennui
apportant le Malheur », pour dénommer le persécuteur des poètes.
Tandis que Croniamantal porte au fond de lui, entre autres, l’identité christique
59,
Tograth est bien l’Antéchrist qui hérite d’Apollonius Zabath son zèle fanatique, sa
cruauté et la plupart de ses traits physiques. Sous prétexte d’une fausseté religieuse (i.e.
la prophétie de Malachie), Zabath devient l’ennemi juré de la catholicité et rassemble
56
Énoch est l’un des « voltigeurs » bibliques dénommés par Apollinaire poète dans « Zone », rappelons-nous. Selon la Genèse, Énoch vécut « trois-cent-soixante-cinq ans, marcha avec Dieu, puis disparut, car Dieu l’avait enlevé. »- phrase citée par Robert Couffignal. Voir L’Inspiration biblique dans l’œuvre de Guillaume Apollinaire, op. cit., p.97.
57
Même si Croniamantal manifeste moins de « couleur religieuse » qu’Énoch, ses dernières paroles (celles qui dévoilent son identité) gardent toutefois la grandeur céleste du patriarche immortel : « Je suis Croniamantal. [...] J’ai souvent vu Dieu face à face. J’ai supporté l’éclat divin que mes yeux humains tempéraient. J’ai vécu l’éternité.[...] » (Pr I, 298).
58
Dans le manuscrit, le terme d’« Antéchrist » est employé à deux reprises par Énoch pour dénoncer l’imposture d’Apollonius Zabath.
59
Comme elle indique plus qu’un rapprochement possible du poète assassiné à certains héros mythiques, Madeleine Boissons met en parallèle l’existence de Croniamantal et la vie du Christ. Voir Apollinaire et les mythologies antiques, op. cit., p.121.
autour de lui un public massif hostile à l’Église. Son statut scientifique étant assez
ambigu, il ressemble plutôt à un adepte de la magie : par exemple, en mettant sa main
sur la tête ou dans la bouche d’une personne, il est capable de faire repousser les
cheveux ou les dents. Horace Tograth fait d’ailleurs les mêmes miracles dans la version
définitive. Ainsi, la « science » de Zabath/Tograth s’assimile à la thaumaturgie,
puisqu’elle produit des miracles avec des moyens surnaturels, sans aucun fondement
scientifique à proprement parler. Énoch compare les prodiges de l’Antéchrist à ceux de
« Simon le Magicien » (Pr I, 1278) ; autrement dit, il s’agit bien d’une hérésie par
rapport à la religion catholique. De ce fait, il est nécessaire de distinguer Zabath/Tograth
d’un autre personnage messianique d’Apollinaire, Aldavid (, alias d’Ormesan), dont le
« toucher à distance » réussit à merveille grâce à « la télégraphie et la téléphonie sans fil,
à la transmission des images photographiques, à la photographie en couleurs et en relief,
au cinématographe, au phonographe, etc. » (Pr I, 219). Dans le cas de d’Ormesan « faux
messie », on a affaire à un véritable homme de science.
Sur le plan physique, Apollinaire imagine un portrait grotesque du savant
utilitariste pour « Le Poète assassiné ». Hormis le fait que Zabath fut « fort brun » avec
une bouche « très longue » (d’après le manuscrit), la description suivante convient aussi
bien à l’un ou à l’autre chimiste-agronome :
« Son visage était glabre et bleuissait à l’endroit des poils, sa bouche presque sans lèvres blessait d’une large estafilade le visage sans menton, ce qui faisait qu’on eût dit d’un requin, Au-dessus, le nez se retroussait et laissait béantes les narines. Le front montait perpendiculaire très haut et très large. » (Pr I, 295)