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Les diverses réactions à Poe

Dans le document Revue française de psychanalyse (Paris) (Page 111-115)

Le secret de l'art et de l'influence de Poe a exercé la sagacité d'un nombre incalculable de critiques. Il est peu d'auteurs sur qui

l'on ait davantage écrit.

Dès le. lendemain de sa mort, Rufus Griswold, pourtant son exé-cuteur testamentaire, publiait cet article (8) où l'homme était flétri,

avec une indignation facile d'ex-clergyman contre le poète dipso-mane mort de délire alcoolique ; d'autres (9-10) prenaient la

dé-fense du génial disparu, en attendant que Baudelaire, en bon sata-nique qu'il était, vint exalter et l'alcool et l'opium, saints péchés auxquels Poe, d'après lui, aurait dû son inspiration rare. Ces deux

attitudes affectives opposées envers le génie lointain qui ne laissait personne indifférent allaient engendrer, tout un bout de temps, deux lignées parallèles d'accusateurs ou de panégyristes, distri-buant, aussi aveuglement les uns que les autres, ou le blâme ou la louange.

Vers la fin du siècle passé cependant, l'esprit médico-scientifique

matérialiste triomphant inaugurait une autre sorte de critique : Lauvrière (11), dans une monumentale étude, voyait en Poe un dégénéré supérieur ; Probst (12), dans un petit opuscule, le quali-fiait d'épileptiqtie. On en trouvait alors partout. Mais pour que fût recherché le dynamisme profond auquel obéissait un Edgar Poe, il fallait que la psychologie eût acquis de nouvelles bases par de nou-velles méthodes. C'est pourquoi il était impossible, avant Freud, avant la psychanalyse, de comprendre dynamiquement un Edgar

Poe.

D'abord, comment comprendre qui que ce soit quand, à l'exemple de Lauvrière, déjà cité, on consacre cinq ou six cents grandes pages à un auteur sans y effleurer, fût-ce d'une seule ligne, le problème

sexuel propre à son héros ? Or, le problème, chez Poe, était d'im-portance : il semble en effet qu'Edgar Poe ait été un inhibé sexuel

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total quant aux réalisations pratiques, que ses relations avec sa femme-enfant Virginia, en particulier, devant lesquelles le discret Lauvrière s'arrête avec respect, n'aient été aussi idéales que parce que pathologiquement réduites aux rapports d'un grand frère à sa petite soeur.

Aucune étude psychanalytique de quelque envergure n'ayant encore été tentée, à ce que je sache, sur Edgar Poe, je me décidai à en entreprendre une sur ce sujet qui me fascinait. Avant moi, cependant, d'autres avaient déjà posé des jalons. Krutch (13), le grand critique américain, dans une étude sur Edgar Poe, parue voici deux ou trois ans, avait fort bien entrevu les vraies données du problème. Ce n'est pas en vain que Krutch respirait cet air actuel d'Amérique, tout imprégné de freudisme : il osait affirmer le premier le fait et l'importance de l'inhibition psycho-sexuelle d'Edgar Poe pour comprendre son oeuvre et sa vie, et il rapportait cette carence à une fixation plus que juvénile, infantile : par delà la mort de Mme Stanard, mère d'un de ses camarades, l'Hélène de son adolescence, morte quand Edgar avait quinze ans, sans doute, osait insinuer Krutch, à la vraie mère du poète, la jeune actrice Elisabeth Arnold, morte alors que son fils n'avait pourtant pas trois ans.

La vie d'Edgar Poe

Je retracerai ici en peu de lignes la biographie d'Edgar Poe.

Edgar, né eh 1809, était fils de David Poe, — fils lui-même du

« Général Poe » de Baltimore, — et d'une jeune Anglaise, Elisa-beth Arnold, actrice, enfant de la balle, que David Poe, s'étant enfui de chez ses parents pour se faire acteur, avait épousée. David était son second mari ; de ce second mariage, elle allait avoir trois enfants : Henry, Edgar et Rosalie. David, sans doute alcoolique et tuberculeux, disparaît de la vie de sa femme avant la naissance de Rosalie ; quant à Elisabeth, elle-même tuberculeuse, miséreuse, elle s'éteint à vingt-quatre ans, en cours de tournée, à Richmond, en Virginie, dans un logis de passage, entre ses deux plus petits enfants. L'aîné, Henry, avait été laissé chez ses grands-parents à Baltimore. Des personnes charitables de la ville adoptent les deux petits : Rosalie —

quatorze mois — est recueillie par la famille Mackenzie, Edgar — deux ans onze mois —

par le ménage Allan.

On ne sait bien entendu pas par des documents, par des

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gnages extérieurs précis, si, dans le pauvre logis meublé de Mme Phillips, la marchande de modes et de frivolités, chez qui Elisabeth Poe demeurait, les petits enfants virent leur mère étendue morte, entre des bougies. Mais il est, pour pouvoir presque l'affirmer, des témoignages aussi probants que des pièces historiques : les contes même d'Edgar Poe où celui-ci a projeté les souvenirs indestruc-tibles conservés en son inconscient. En tout cas, même si l'enfant n'avait pas contemplé la chair glacée et cireuse du cadavre, cette

chair dont est pétri si amoureusement le visage et de Bérénice et de Madeline et de Rowena, le petit Edgar aurait inévitablement vu, jour après jour, sur les traits, dans le corps de sa mère chérie, les progrès de la phtisie, l'amaigrissement, la toux et les hémoptysies.

C'est pourquoi, en vertu des fixations profondes régnant en l'incon-scient, et de l'automatisme de répétition qui les font par la suite dominer notre vie, Edgar Poe devait rester condamné à aimer de passion des femmes porteuses des attributs morbides ou mortuaires

de sa mère chérie, soit dans la fiction, soit dans la vie.

Edgar est donc recueilli à trois ans dans la maison de John Allan, riche négociant écossais établi en Virginie. Là, il trouve une nou-velle tendre maman : la femme de John Allan, Frances, plus une

large aisance à lui jusque-là inconnue. Mais John Allan n'est pas enchanté de l'adoption, par sa femme, de l'orphelin d'acteurs, il le traite avec une certaine dureté, ne lui épargne pas —

pour son bien ! — les châtiments corporels. Edgar doit subir, sous l'influence de la férule du marchand écossais, un refoulement intense de sa

sans doute précoce sexualité, qui ne s'en fixe que davantage au paradis d'amour introublé et perdu où régnait sa mère mourante,

morte et chérie.

A la puberté, comme il est de règle, le complexe d'OEdipe primitif de la première enfance est réactivé : en même temps qu'Edgar commence à se révolter contre la férule de John Allan, contre l'au-torité du Père, l'ardeur amoureuse pour la Mère disparue renaît ; Edgar tombe éperdument amoureux, à quatorze ans, de Mme Sta-nard, qui, à trente ans, est elle-même marquée pour la mort, et meurt folle peu après. Il racontera plus tard avoir été hanter sa tombe, la nuit.

Edgar s'éprend alors cependant d'une, toute jeune fille, Elmira Royster ; on l'en sépare. Après diverses dissipations à l'Université excès de jeu, d'alcool, où la femme n'avait pas de part, Edgar finit

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par s'enfuir de la maison de M. Allan et par s'engager, par néces-sité, dans l'armée. Il passe par l'école des cadets : il s'en fait bien-tôt chasser. Edgar Poe semble ainsi, par deux fois, s'être identifié à son père David, lequel avait fui de chez ses parents.

La misère guette Edgar Poe. Sa mère adoptive, sa protectrice, Frances Allan, après une longue maladie de langueur, qui devait lui donner, aux yeux de son fils adoptif, un charme de plus, est morte à son tour. John Allan, remarié, va déshériter Edgar. Alors

celui-ci retrouve une nouvelle mère nourricière en sa tante pater-nelle, Mme Maria Clemm. Elle le recueille et le nourrira jusqu'à sa mort. C'est chez elle qu'il trouve sa femme en l'enfant débile et arriérée de Mme Clemm, Virginia, qu'il épouse à vingt-six ans alors

qu'elle n'en a que treize. Virginia, bientôt, devient tuberculeuse à son tour : son mari ne l'en aime que plus. Elle crache le sang : dans des alternatives d'espoir et de désespérance, écrit Poe, il

s'en-fuit de chez lui à la taverne. On l'en ramène chaque fois atroce-ment malade ; Mme Clemm le soigne tendrement. A domicile, il ne peut chasser ses dépressions que grâce à l'opium. Entre temps, il écrit ces contes où glissent les mortes vivantes qui hantent ses rêveries auprès du chevet de sa pauvre Virginia expirante, et d'au-tant plus chérie qu'elle reproduit plus exactement et plus atro-cement ce lointain prototype : la mère perdue de la toute petite enfance d'Edgar.

Sur la fin seulement de la vie de Virginia, son tendre époux com-mence de lui être infidèle. Il conçoit alors une orageuse passion, aussi platonique d'ailleurs qu'elle était frénétique, pour une mé-diocre poétesse, Mme Frances Osgood. Cette dame était également poitrinaire. Ensuite, après la mort de Virginia, Poe s'éprend, tou-jours aussi frénétiquement que platoniquement, tout cela en deux ans de temps, de Mme Marie-Louise Shew, douce et tutélaire, qui l'avait soigné ; puis de Mme Hélène Whitman, poétesse cardiaque et névrosée, sujette aux syncopes, qu'il veut épouser ; et en même temps de Mme Annie Richmond, laquelle, par exception, ne semble pas avoir été malade. Il songe cependant, dans sa détresse, à s'éta-blir : ayant retrouvé à Richmond Elmira veuve et vieillie, il rede-mande sa main, Mme Shelton accepte; mais, à la veille de ce mariage, comme à la veille de celui avec Mme Whitman, le fiancé fait une fugue alcoolique. Celle-ci est définitive. A Baltimore, un jour d'élection, on retrouve Edgar Poe mourant dans une taverne.

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Transporté à l'hôpital, il y meurt dans un accès de délire alcoolique, le 7 octobre 1849.

Nous avons volontairement supprimé de cette courte esquisse tout ce qui touche à la vie littéraire publique du grand poète, con-teur et critique. Seule sa vie intime ici nous intéresse, avec les oeuvres qui en sont le reflet.

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