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En réaction à ce qu’ils perçoivent comme une menace séculaire, les républicains

radicaux de la fin du XIXe siècle vont réaliser la « mise en tutelle »207 du pouvoir réglementaire. Entre 1870 et 1914, la République parlementaire s’accommode de l’Administration napoléonienne, à condition d’en assurer l’étroite subordination à la loi. Cette entreprise – aux visées résolument politiques (il s’agit d’asseoir la suprématie du Parlement dans les institutions et de limiter le pouvoir de l’Administration) – est essentiellement une

202 MOREAU, F., Le règlement administratif, op. cit., p.86 203 ibid., p.90

204 En témoignent les mots de Louis Blanc : « Le premier Empire, la Restauration, le règne de Louis-Philippe, le second Empire ont été de longs et douloureux entractes dans le drame de la liberté à conquérir. » (Discours au Banquet du 22 septembre 1876, cité par ROUSSELLIER, N., La force de gouverner, op. cit., p.55)

205 Sur cette filiation intellectuelle, v. LAQUIEZE, A., « Existe-t-il une tradition exécutive dans le XIXe siècle

constitutionnel français ? », Les compromis implicites de la Ve République, Colloque organisé par la fondation Charles de Gaulle, en partenariat avec l’ENA, l’ENS et PSL, 20 et 21 septembre 2018, [Actes à paraître] ; v. encore, LAQUIEZE, A., « Quelle constitution pour la République conservatrice ? », La décennie décisive : 1869-1879, Colloque organisé par CHPP et le laboratoire POLEN-CEPOC, avec le soutien du Sénat, du Conseil d’Etat, du LabEx EHNE, du CEMMC et du CMH, 2-4 septembre 2019, Orléans-Paris [Actes à paraître]

206 v. ROUSSELLIER, N., La force de gouverner, op. cit., p.55 et s.

207 Il s’agit ici d’une métaphore utile à la thèse de « l’émancipation », défendue dans ces travaux. Jean-Marie

Denquin l’emploie également (DENQUIN, J.-M., « Remarques sur la situation du droit constitutionnel en France », RDP, 2014, n°6, p.1472)

35 œuvre de juristes ; elle est réalisée sous l’action conjointe de la doctrine publiciste208, et du Conseil d’Etat209. De nombreuses études ont été consacrées à cette question, dont on ne rappellera que les traits essentiels à la problématique. A la différence de leurs aînés de 1789, les républicains de la fin du XIXe siècle ne remettent pas en cause l’existence même du pouvoir réglementaire210. Cette atteinte à la spécialisation fonctionnelle211 est tolérée, sous réserve de subordonner le règlement à la loi ; autrement dit, de cantonner l’Exécutif à l’exercice de fonctions secondaires de législation (cf. supra, n°28, et infra, n°56). L’effectivité de cette subordination suppose d’assortir la loi parlementaire d’un gardien ; cette fonction échoit au Conseil d’Etat (α), dont le recours pour excès de pouvoir est l’instrument (γ). Parallèlement, la doctrine s’emploie à subsumer toutes les manifestations du pouvoir réglementaire sous la fonction d’exécution des lois (β).

51. α- « La République s’est saisie du Conseil d’Etat pour réaliser ses idéaux »212. La survivance du Conseil d’Etat dans la République parlementaire n’avait rien d’évident, tant l’institution rappelle – aux yeux des hommes du XIXe siècle – la figure de Bonaparte213. Mais les républicains comprennent vite l’intérêt qu’ils peuvent tirer de cette maison. Reconstitué par la loi du 24 mai 1872214, le Conseil d’Etat fait l’objet d’une sévère épuration républicaine en 1879215. L’objectif est clair, il s’agit d’en faire l’instrument de l’enracinement – par le droit – de la République parlementaire, c’est-à-dire le gardien de la légalité. Tout l’enjeu est alors d’ériger le Conseil d’Etat en véritable juridiction. Edouard Laferrière en est l’un des

208v., REDOR, M.-J., De l’Etat légal à l’Etat de droit. L’évolution des conceptions de la doctrine publiciste française, 1879-1914, Paris : Economica, 1992, 389 pages ; SACRISTE, G., La République des constitutionnalistes : professeurs de droit et légitimation de l’Etat en France (1870-1914), op. cit. ; GIRARD, A.-L., La formation historique de la théorie de l’acte administratif unilatéral, op. cit., p.477 s.

209 v., GONOD, P., Edouard Laferrière, un juriste au service de la République, Paris : LGDJ, 1997, 446 pages ;

STECK, O., op. cit., p.301 et s.

210 Les républicains comprennent vite le parti qu’ils peuvent tirer de l’appareil d’Etat napoléonien. (v.

NICOLET, C., op. cit., p.449 et s. ; BIGOT, G., LE YONCOURT, T., op. cit., t.2, p.76 et s.)

211 Léon Duguit ne s’y trompe pas : « dans un pays qui pratique la séparation des pouvoirs, le pouvoir réglementaire ne peut pas exister en principe ; (…) le principe de la séparation des pouvoirs, dans son sens rigoureux implique que tout ce qui est législatif appartient à un organe déterminé, en fait l’assemblée législative. » (DUGUIT, L., Traité de droit constitutionnel, op. cit., t.2, 3e éd., p.215-216). Michel Fromont, dans la préface de la thèse de Michel Verpeaux, qualifie à son tour le pouvoir réglementaire « d’enfant illégitime de la séparation des pouvoirs » (FROMONT, M., « Préface », in : VERPEAUX, M., La naissance du pouvoir réglementaire, op. cit., p.V)

212GONOD, P., « Le Conseil d’Etat républicain », La Revue administrative, numéro spécial 8, 1999, p.33-42,

spéc. p.36

213 v., Le Conseil d’Etat, son histoire à travers les documents d’époque, 1799-1974, Editions du CNRS, 1974,

1012 pages

214 v., BIGOT, G., LE YONCOURT, T., op. cit., t.2, p.176-185

215 v. WRIGHT, V., « L’épuration du Conseil d’Etat en juillet 1879 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°4, 1972, p.621-653. Dans ce contexte d’enracinement de la République, le choix des vice- présidents est d’importance stratégique. v., sur cette question, GONOD, P., La présidence du Conseil d’Etat républicain, Paris : Dalloz, 2005, 176 pages, spéc. p.16 et s.

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principaux artisans. Comme l’a montré Pascale Gonod, ce juriste – résolument républicain216 – s’attelle à redéfinir le droit administratif autour du contentieux administratif217. Sa théorie des recours (particulièrement du recours pour excès de pouvoir)218 contribue à la construction d’une justice administrative, véritablement contentieuse (et non plus simplement hiérarchique). Laferrière cherche à faire du recours pour excès de pouvoir l’instrument principal du contrôle de la légalité de l’action administrative, au service des individus219. En plaidant pour l’abandon de la distinction entre les matières de « pure administration » et les « matières contentieuses », il milite en réalité pour la soumission au recours pour excès de pouvoir de tous les actes de l’Administration – y compris les actes discrétionnaires, auxquels appartiennent les actes règlementaires220 – qui ne violent pourtant aucun droit subjectif. Ces solutions sont progressivement consacrées par le Conseil d’Etat, devenu un bras armé de l’enracinement juridique de la République parlementaire.