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L’INADAPTATION DES TEXTES : DE LA LEX LATA A LA LEX FERENDA

La révélation d’une lacune constitutionnelle

L’INADAPTATION DES TEXTES : DE LA LEX LATA A LA LEX FERENDA

« La révision constitutionnelle est légale, possible, nécessaire. Son maître but ? Restaurer, contre l’abusive omnipotence du Législatif, l’indépendance de l’Exécutif. »313

André Tardieu

202. Le constat du bouleversement des pratiques, au cours de la première guerre mondiale,

inaugure, dans l’immédiat après-guerre, un mouvement de la réforme de l’Etat314. Émergent de nombreux projets – parfois antiparlementaristes – visant à réformer les méthodes gouvernementales, en associant par exemple les industriels, les syndicats, ou la haute fonction publique, à l’exercice du pouvoir politique315. Ces projets irriguent le programme du Bloc national316 et trouvent un écho – sans lendemain – dans « l’expérience Millerrand » de renforcement du pouvoir présidentiel, entre 1919 et 1924. Le mouvement de la réforme de l’Etat s’accélère et se généralise, dans les années 1930, à l’épreuve de la crise économique, financière et sociale, et de la montée des ligues d’extrême droite, qui se meuvent rapidement en crise de la République parlementaire. Il culmine, au cours de l’année 1934, avec « l’expérience Doumergue », qui – bien qu’infructueuse – révèle, aux lendemains de la crise du 6 février 1934, l’urgence d’une réforme du parlementarisme, perçu comme faible et inefficace317 . Le réformisme constitutionnel ne disparaît pas avec la démission de Doumergue ; il perdure jusqu’au 1946, et dans une certaine mesure traverse la IVe République318. Bien que profondément hétérogène319, les réformistes s’entendent a minima sur le constat d’un nécessaire renforcement de l’Exécutif, sur le plan organique et

313 TARDIEU, A., L’heure de la décision, Paris : E. Flammarion, 1934, 281 pages, spéc. p.178

314 En réalité, ce mouvement est ancien. Il apparaît dès la fin du XIXe siècle, dans un contexte de crise du

régime représentatif. v., par exemple, BENOIST, C., La crise de l’Etat moderne. De l’organisation du suffrage universel, Paris : Frimin-Didot, 1895, 70 pages ; BENOIST, C., L’organisation de la démocratie, Paris : Perrin, 1900, 171 pages

315 Ces projets sont exposés, dès 1925, par Pierre Renouvin (Les formes du gouvernement de guerre, op. cit.,

p.136 et s.) Pour une synthèse récente, v. BIGOT, G., LE YONCOURT, T., op. cit., p.141 et s.

316 Selon les mots d’André Siegfried : « La guerre ne vous a donc rien appris ? Cette formule indéfiniment répétée en venait à signifier que la vieille tradition républicaine avait fait son temps, qu’il fallait être moderne, c’est-à-dire changer complètement l’orientation politique et les méthodes gouvernementales » (cité par CHEVALLIER, J.-J., op. cit., p.534)

317 Sur cet épisode, v. ROUSSELLIER, N., « La contestation du modèle républicain dans les années 30 : La

réforme de l’Etat », in : BERSTEIN, S., RUDELLE, O., (dir.), Le modèle républicain, PUF, 1992, 431 pages, p.319-335

318 v. FARGEAUD, B., op. cit., p.489 et s.

319 Tous les réformistes constitutionnels ne sont pas nécessairement révisionnistes des lois de 1875, ni même

nécessairement républicains (v. PINON, S., Les réformistes constitutionnels des années trente : aux origines de la Ve République, op. cit., p.33-36)

139 fonctionnel320. La question des fonctions de législation en général, et des décrets-lois, en particulier se retrouve bientôt au cœur du réformisme constitutionnel. Dans un premier temps, les acteurs s’attachent à démontrer la compatibilité, voire la consubstantialité, des nouvelles pratiques de législation gouvernementale avec les principes du système parlementaire moderne (§1). Dans un second temps, et face à la persistance du décalage entre les textes et la pratique, s’engage une réflexion sur la révision des textes, favorable à la rationalisation de la législation gouvernementale (§2).

§1. Les décrets-lois, révélateurs des mutations du système parlementaire

« Les décrets-lois sont des décrets-lois, ce sont même des lois. Loin de protester contre eux, il faut y voir un facteur essentiel de la réforme parlementaire. Loin de crier à l’inconstitutionnalité, il faut y voir l’aboutissement logique et nécessaire du régime parlementaire. Ils doivent devenir un instrument normal de gouvernement et de législation »321.

René Capitant

203. Nés sous la pression des faits (cf. supra, section 1), les règlements de nécessité et les

décrets-lois existaient avant d’être théorisés322. Le mouvement de réflexion constitutionnelle qui s’ouvre dans l’entre-deux-guerres aboutit à s’interroger sur ces nouvelles pratiques. Or, loin d’y voir une atteinte aux principes du parlementarisme, les réformistes les érigent en instruments modernes de gouvernement, révélateurs des mutations du système parlementaire au XXe siècle. Cette solution s’impose à la faveur de l’idée que « gouverner, c’est légiférer » (A), et qu’elle repose, en dernière analyse, sur une question de confiance (B).

A-« GOUVERNER, C’EST LEGIFERER »- ACTE 1

« Gouverner, ce n’est plus agir dans le cadre des lois existantes, gouverner, c’est diriger cette législation elle-même, gouverner, en un mot c’est légiférer. »323

René Capitant

204. Dans l’entre-deux guerres, le bouleversement des pratiques normatrices révèle une

mutation des fonctions juridiques de l’Etat. S’impose progressivement l’idée que « gouverner,

320 ROUSSELLIER, N., « La contestation du modèle républicain dans les années 30 », art. cit., p.326 321 CAPITANT, R., La réforme du parlementarisme, op. cit., p.334

322 L’expression est employée, par Michel Verpeaux, à propos du pouvoir réglementaire en général. (v., La naissance du pouvoir réglementaire (1789-1799), op. cit., p.414)

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c’est légiférer ». La formule – qui connaîtra un « acte 2 » en 1958 (cf. infra, n°1046) – témoigne d’une double évolution du concept de loi324. Matériellement, le contenu de la fonction législative change de sens : la loi cesse d’être une institution, elle devient un « procédé de gouvernement » (1). Ce constat justifie, qu’organiquement, la fonction législative change de titulaire : la loi doit cesser d’être l’apanage du Parlement (2).

1) La loi, « procédé de gouvernement »325

205. Le constat de la « décadence » de la loi ou du « déclin du droit » est un leitmotiv de la

pensée juridique conservatrice du milieu du XXe siècle. Dès les années 1930, on dénonce l’atteinte portée au mysticisme de la loi326. La notion traditionnelle de la loi, telle qu’elle résulte de l’idéal révolutionnaire de 1789, ne résiste pas aux mutations des fonctions politico- sociales de l’Etat. A une conception libérale, succède une conception interventionniste de la loi, bouleversant sa nature et son autorité. Georges Burdeau met en évidence ces évolutions dès l’entre-deux-guerres (et les regrette) ; il démontre qu’une conception « gouvernementale » de la loi a fait définitivement place à la conception « idéale », héritée de la Révolution française.

a) Aspects de la conception classique de la loi

206. La loi, concept « idéaliste, restrictif et juridique ». Dans l’idéal révolutionnaire,

comme l’expose Portalis dès 1801, les lois sont moins des actes de puissance, que des actes de

« sagesse, de justice et de raison »327. Car la loi est avant tout un concept « idéaliste »328 (Georges Burdeau) ; elle résulte, non d’un acte de volonté, mais d’une opération rationnelle consistant à identifier, et transposer en droit positif, des principes de droit naturel préexistants

324Pour une analyse complète, v. BITTMANN, B., L’esprit de la loi et le régime de Vichy : ruptures et continuités juridiques d’une République à l’autre, Thèse, Limoges, 2013, 608 pages

325BURDEAU, G., « Essai sur l’évolution de la notion de loi en droit français », Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique, n°1-2, 1939, p.7-55, spéc. p.47

326 v., sans prétendre à l’exhaustivité, BARTHELEMY, J., « Un tournant dans les conceptions françaises sur la

loi », Revue d’histoire politique et constitutionnelle, 1939, n°2, p.161-168 ; BURDEAU, G., « Essai sur l’évolution de la notion de loi en droit français », art. cit. ; BURDEAU, G., « Le déclin de la loi », Archives de philosophie du droit, n°8, 1963, p.35 ; JOSSERAND, L., « Les déformations récentes de la technique législative », art. cit., ; RIPERT, G., Le régime démocratique et le droit civil moderne, Paris : LGDJ, 1936, 463 pages ; RIPERT, G., Le déclin du droit : études sur la législation contemporaine, Paris : LGDJ, 1999, 225 pages, Reprod. photomécanique de l’éd. de : Paris : LGDJ, 1949 ; SAUVAGEOT, A., « Dévaluation de la Loi », Revue politique et parlementaire, avril 1946, p.29-38, mai 1946, p.112-123

327 PORTALIS, J.-E.-M., « Discours préliminaire sur le projet de Code civil », Discours, rapports et travaux inédits sur le Code civil, 1844, p. 12 reproduit in : MASTOR, W., BENETTI, J., EGEA, P., MAGNON, X., (dir.), Les grands discours de la culture juridique, Paris : Dalloz, 2017, 1500 pages, spéc. p.691

141 et supérieurs à la volonté des hommes329. En ce sens, le Corps législatif est bien un législateur (qui pose, ou transpose, le droit) et non un légisfacteur (qui crée le droit). De la conception révolutionnaire et classique de la loi, Georges Burdeau propose donc la définition suivante :

« la loi est la raison humaine manifestée par la volonté générale en qui elle s’incarne et exprimée par les représentants du peuple. »330 Elle est un concept presque transcendant ; découverte par la raison, elle dérive de la nature des choses. Elle préexiste aux hommes et à la société. De cette conception « idéaliste », écrit Georges Burdeau, découlent différents caractères, classiquement attachés au concept de loi. Ils empruntent leurs traits essentiels au droit naturel lui-même. Ainsi, dans cet idéal, la loi est – comme la nature des choses – « immuable et permanente », elle résiste aux changements sociaux et ne peut souffrir d’aucune révision périodique ; la loi est nécessairement « abstraite », rare et durable ; elle se confond avec la règle de droit, voire avec le Droit lui-même ; elle est « générale », comme les principes de la raison ; elle est « impartiale » ; elle ne souffre d’aucune concurrence dans l’édiction du droit331. Réceptacle de la nature des choses, et synonyme de raison, la loi exprime ainsi – en son sens classique – l’ars boni et aequi.

207. Il en résulte, ajoute Burdeau, que la loi est un concept « restrictif » ; elle est un cadre

minimum à la coexistence des individus en société, non l’instrument de leur solidarité332. Son rôle – reconnaît déjà Henri Capitant – est « purement négatif : il impose des abstentions, non

des obligations positives »333. La loi laisse aux hommes leur liberté d’action juridique ; elle ne se substitue pas à eux dans la satisfaction de leurs intérêts individuels, ni dans la réalisation du bonheur commun. Elle renvoie à une conception libérale de la société, se cantonnant à garantir le libre épanouissement du commerce juridique par les individus.

208. Enfin, dans la conception révolutionnaire traditionnelle, la loi est un concept

proprement « juridique »334 ; non seulement n’exprime-t-elle aucune volonté politique (car elle est purement recognitive de la nature des choses), mais surtout elle n’est pas l’instrument du changement social. Elle est une pure règle de droit, dénuée de toute considération

329 v. aussi, SAINT-BONNET, F., « Loi », in : ALLAND, D., RIALS, S., (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., p.963

330 BURDEAU, G., « Essai sur l’évolution de la notion de loi en droit français », art. cit., p.12. Si d’ailleurs la « volonté générale », exprimée par les représentants du peuple, et la « raison » sont assimilées dans cet idéal, c’est parce que « la confiance dans les lumières de la raison (…) [s’appuie] sur la participation universelle des hommes à un jugement infaillible de l’intérêt commun » (ibid. p.13-14).

331 Ces six traits essentiels sont mis en évidence par Georges Burdeau, ibid., resp., p.15, 16, 17, 17, 18, 18. 332 ibid., p.19 et s., spéc. p.20. Burdeau ajoute : « Elle crée les cadres, mais ils sont vides » (p.20).

333 CAPITANT, H., Introduction à l’étude du droit civil : notions générales, 5e éd., Paris : A. Pédone, 1929, 423 pages, spéc. p.35

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politique. La loi est conservatrice de la nature des choses ; elle est dépourvue de toute velléité réformiste, ou transformatrice. Elle garantit la vie en société mais ne la dirige pas. En un mot, le législateur ne gouverne pas.

b) L’effondrement de la conception classique : l’épreuve de l’interventionnisme

209. Force est de constater qu’au début du XXe siècle, le concept de loi – tel qu’idéalisé

par Georges Burdeau – est en profonde mutation. La définition classique, « idéaliste, restrictive et juridique » de la loi, héritée du XVIIIe siècle, fait place à une conception « gouvernementale » de la loi. En 1939, Burdeau – qui déplore cette évolution – tâche d’en identifier les raisons. Elle résulte sans doute, pour une part, de l’attitude « offensive » des philosophes et des juristes qui, au XIXe siècle, n’ont cessé d’opérer un découplage entre la loi et le Droit335 ; elle résulte surtout d’une mutation profonde des fonctions de l’Etat et des fins du pouvoir, que caractérisent le passage du libéralisme à l’interventionnisme et de la « démocratie gouvernée » à la « démocratie gouvernante »336. Désormais, les individus aspirent à substituer à l’ordre naturel des choses, un nouvel ordre social dont ils seraient les seuls maîtres337. Dans cette perspective, la loi n’est plus la simple traduction juridique de données naturelles, antérieures et préexistantes à la volonté des hommes ; elle devient un instrument de « transformation des structures sociales »338, de direction, de correction, voire de refondation de la société. Elle exprime une « volonté créatrice » 339 ; elle « prend en

charge l’avenir du groupe »340 ; elle le dirige. Bref, elle gouverne.

210. La loi acquiert un caractère messianique. Elle commande les destinées de la Nation ;

elle devient un instrument de progrès et de réforme ; elle n’est plus un cadre minimal à la coexistence des individus en société, mais la condition du bonheur commun. La loi est devenue un « procédé de gouvernement ». Disparaissent, en conséquence, les caractères inhérents à la conception classique – « idéaliste, restrictive et juridique » – de la loi. On se

335 ibid., p.36 et s., et p.39 et s.

336BURDEAU, G., Cours de droit constitutionnel et institutions politiques : 1956-1957, Paris : les cours de

droit, 1957, 603 pages, spéc. p.556 et s. ; v. aussi, BURDEAU, G., La démocratie, Paris : Seuil, 1956, nouvelle éd., 185 pages, spéc. p.52 ; BURDEAU, G., Traité de science politique. Tome IV, Les régimes politiques, Paris : LGDJ : R. Pichon et R. Durand-Auzias, 1952, 506 pages, n°255 et s.

337 BURDEAU, G., La démocratie, op. cit., p.52

338 BURDEAU, G., Cours de droit constitutionnel et institutions politiques : 1956-1957, op. cit., p.558

339 BURDEAU, G., « Les régimes politiques », in : FAURE, E., TROTABAS, L., (dir.), Encyclopédie française : tome X, l’Etat, Paris : Société nouvelle de l’Encyclopédie française, 1964, 438 pages, spéc. p.113- 140, spéc. p.137

143 référera, sur ces questions, aux travaux de Bruno Bittmann341 ; dont les conclusions sont, en vérité, déjà perçues à la fin des années 1930. « Les lois ne sont plus des principes, mais des

solutions »342, selon les mots de Georges Burdeau. Sous la pression des faits, le législateur s’immisce dans tous les pans de la vie en société ; les lois se multiplient, elles perdent en immuabilité, en abstraction, et en généralité. Elles s’individualisent et se spécialisent. Commentant ce phénomène, Georges Ripert écrit, en 1949 :

« l’une après l’autre, toutes les professions reçoivent un statut légal, les experts comptables et les comptables agréés, les géomètres, les vétérinaires, les acheteurs de bétail, les inséminateurs, les exploitants d’hôtel de cure (…). [o]n peut faire dans les textes réglementaires son instruction dégustative et son éducation culinaire. On y apprendra à distinguer les huiles blanche, fine, vierge, de friture, de qualité, de choix ; les fromages gras, pâte grasse, crème et double crème, croûte et glace. S’il s’agit de la fabrication des produits, on saura comment doivent être fabriqués le savon, la térébenthine, les produits de parfumerie et de toilette, les produits antiparasitaires (…). »343

A la conception restrictive, se substitue donc une conception proactive de la loi. De ce fait, elle perd son caractère exclusivement juridique. La loi se politise : non seulement devient-elle l’instrument d’une politique publique (policy) – en témoigne, par exemple, le programme législatif du Front populaire –, mais surtout la loi s’érige en instrument de conquête et d’exercice du pouvoir (politics)344. Aux mains d’une majorité politique, elle exprime une volonté parfois partisane345, au risque de s’ériger en arme braquée contre les opposants. En témoigne, la loi du 20 janvier 1940 prononçant la déchéance des élus communistes346.

211. A la fin des années 1930, la loi perd donc l’essentiel des caractères traditionnellement

inhérents à sa nature. Rien, sinon son origine organique, ne la distingue absolument d’un règlement de l’Exécutif. Plus abondante, plus technique, plus temporaire, plus réactive, et plus policière, la loi se rapproche matériellement du règlement. Sur le fond, les lois deviennent, comme les règlements, des actes de magistrature347. Leur force formelle est, à son tour, altérée par l’arrêt du 14 janvier 1938, Société des produits laitiers « La Fleurette »348,

341 v., BITTMANN, B., op. cit.

342 BURDEAU, G., « Essai sur l’évolution de la notion de loi en droit français », art. cit., p.50 343 RIPERT, G., Le déclin du droit, op. cit., p.74 et p.78

344 BURDEAU, G., « Essai sur l’évolution de la notion de loi en droit français », art. cit., p.47 et s.

345 PACTET, P., « La loi, permanence et changements », in : Mélanges René Chapus : droit administratif,

Paris : Monchrestien, 1992, 707 pages, spéc. p.515

346 Loi du 20 janvier 1940 prononçant la déchéance de certains élus (J.O.R.F. du 21 janvier, p.602) Sur cette loi,

v. BITTMANN, B., op. cit., p.239 et s.

347 Lesquels s’opposent, dans les termes de Jean-Jacques Rousseau, aux « actes de souveraineté »

348 CE, Ass., 14 janvier 1938, Société anonyme des produits laitiers « La Fleurette », Rec., p.25 ; S. 1938.III.25,

concl. Roujou, note Laroque ; D. 1938.III.41, concl. Roujou ; note Rolland ; RDP, 1938.87, concl. Roujou, note Jèze.

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par lequel le Conseil d’Etat admet la responsabilité de l’Etat du fait des lois. Cette décision rapproche le régime juridique de la loi de celui du règlement ; son immunité contentieuse demeure mais son essence souveraine est affectée. Joseph Barthélemy y voit un « tournant

dans les conceptions françaises sur la loi »349, ce que confirme le mouvement doctrinal inaugurée dans l’entre-deux-guerres, en France et en Allemagne, favorable au contrôle de la constitutionnalité des lois350. Ces constats conduisent les réformistes à s’interroger sur le titulaire de la fonction législative : si la loi est devenue un « procédé de gouvernement », si dans sa nature et dans son régime, la loi se rapproche du règlement, pourquoi ne pas en confier la maîtrise à l’Exécutif ?

2) L’Exécutif, « maître de la législation »351

212. Le constat d’une mutation du concept de loi amène les réformistes à réfléchir sur les

titulaires de la fonction législative. Légiférer, c’est gouverner. Or, par sa structure même, le Parlement est incapable de gouverner (a). La participation de l’Exécutif aux fonctions de législation paraît donc nécessaire (b).

a) L’incapacité du Parlement à gouverner

213. Au sens fonctionnel, « légiférer c’est gouverner » ; c’est-à-dire diriger la vie sociale

tout entière, présider aux destinées de la Nation. Cette « fonction gouvernementale » – qui retrouve une actualité dans les années 1930352 – implique de réagir aux circonstances, de s’adapter à la conjoncture politique, d’engager, par ses choix, l’avenir du pays ; gouverner, écrit Burdeau, c’est « prévoir l’avenir »353 ; en un mot, gouverner, c’est décider (cf. infra, n°552 s.). Or, il apparaît que – par sa structure même – le Parlement est incapable d’assumer cette fonction de décision, qui suppose de réagir aux contingences politiques et de choisir des réponses adaptées. Léon Duguit le relève dès 1924 :

« Avec la complexité croissante des sociétés modernes, la tâche du Parlement est considérable, et forcément, à cause du grand nombre de ses membres, à cause des ambitions, des passions politiques qui, dans le milieu parlementaire, sont

349 BARTHELEMY, J., « Un tournant dans les conceptions françaises sur la loi », art. cit.

350v., sur cette question, BAUMERT, R., La découverte du juge constitutionnel, entre science et politique : les controverses doctrinales sur le contrôle de la constitutionnalité des lois dans les républiques française et allemande de l’entre-deux guerres, Clermont-Ferrand : Fondation Varenne ; diff. LGDJ, 2009, 612 pages

351 L’expression est de Burdeau (« Remarques sur la classification des fonctions étatiques », art. cit., p.224-225) 352 Sur la fonction gouvernementale, cf. infra, n°547 s.

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forcément plus vives que partout ailleurs, le Parlement est un organe pesant, qui ne peut que difficilement remplir en son entier la mission qui lui incombe. »354

Là réside le paradoxe de la « démocratie gouvernante » ; « l’ampleur de ce que le peuple

veut faire, écrit Georges Burdeau, le condamne à ne pouvoir le faire lui-même. »355 La « démocratie gouvernante », qui substitue une conception interventionniste de la loi à une conception libérale, requiert une unité d’action et de résolution peu compatible avec la procédure parlementaire. Burdeau le relève en ces termes dans les années 1950 :

« Lorsque la loi se donne pour objectif la transformation des structures sociales, lorsqu’au lieu d’encadrer les activités, elle les dirige, lorsqu’elle crée des privilèges pour les uns et pénalise les autres, lorsqu’elle pourvoit au logement, à l’emploi, à la santé et au bien-être, alors la foi dans les vertus de la démocratie représentative ne peut empêcher que les assemblées soient impuissantes à établir ce