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La règle de l’appréciation commerciale

CHAPITRE II : LES LIGNES DE FORCE DES PRISES DE CONTRÔLE AU CANADA AVANT

2. L’ARRÊT PEOPLES DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA– UNE OUVERTURE VERS LA

2.3.2 La règle de l’appréciation commerciale

Il est possible de constater que les critiques se sont avérées nombreuses à l’égard de cet arrêt de la Cour suprême du Canada. Cependant, force est d’admettre que la Cour a réaffirmé de manière non équivoque, le principe de déférence des tribunaux à l’égard de certaines décisions prises par les conseils d’administration. Ainsi, la Cour explique en ces mots la raison d’être de la règle de l’appréciation commerciale relativement à une décision prise par les administrateurs :

« […] De nombreuses décisions prises dans le cours des activités d’une entreprise sont raisonnables et justifiables au moment où elles sont prises, même si elles ont éventuellement conduit à un échec. Les décisions d’affaires doivent parfois être prises dans un contexte où les renseignements sont incomplets, les enjeux sont élevés et la situation est pressante. On pourrait être tenté de considérer à la lumière de renseignements qui deviennent disponibles ultérieurement que des décisions d’affaires qui n’ont pas abouti étaient déraisonnables ou imprudentes. En raison de ce risque d’examen a posteriori, les tribunaux canadiens ont élaboré à l’égard des décisions d’affaires une règle de retenue appelée, suivant la terminologie employée aux États- Unis, la « règle de l’appréciation commerciale »131.

La Cour rappelle ce principe de déférence, tel qu’appliqué par les tribunaux canadiens à l’égard des décisions d’affaires et renvoie à ce passage de l’arrêt Schneider Corp. :

« […] Le tribunal examine si les administrateurs ont pris une décision raisonnable et non pas la meilleure décision. Dès lors que la décision prise conserve un caractère raisonnable, le tribunal ne devrait pas substituer son avis à celui du conseil, même si les événements ultérieurs peuvent avoir jeté le doute sur la décision du conseil. »132

(Nous soulignons.)

À ce principe, la Cour ajoute deux conditions qui doivent être remplies pour qu’une décision puisse jouir de la déférence des tribunaux :

« On ne considérera pas que les administrateurs et les dirigeants ont manqué à l’obligation de diligence énoncée à l’al. 122(1)b) de la LCSA s’ils ont agi avec prudence et en s’appuyant sur les renseignements dont ils disposaient. Les décisions prises doivent

131 Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, préc., note 9, par. 64. 132 Id., par. 64 et 65.

constituer des décisions d’affaires raisonnables compte tenu de ce qu’ils savaient ou auraient dû savoir. » 133 (Nous soulignons.)

Relativement aux faits en l’espèce, la Cour suprême partage l’opinion de la Cour d’appel du Québec à l’effet que :

« […] l’instauration de la nouvelle politique était une décision d’affaires raisonnable qui a été prise en vue de corriger un problème d’ordre commercial grave et urgent dans un cas où il n’existait peut-être aucune solution. En concluant que la nouvelle politique avait inexorablement entraîné le déclin et la faillite de Peoples, le juge de première instance a mal interprété les faits et a commis une erreur manifeste et dominante. »134

La Cour suprême conclut que la règle de l’appréciation commerciale trouve application en l’espèce, puisque « l’instauration de la nouvelle politique était une décision d’affaires raisonnable qui a été prise en vue de corriger un problème d’ordre commercial grave et urgent dans un cas où il n’existait peut-être aucune solution ». 135

La Cour termine son analyse en soulignant son désaccord avec la conclusion de la Cour d’appel du Québec et nous enseigne que les frères Wise ne pouvaient bénéficier de la défense prévue au paragraphe 123 (4) b) de la L.C.S.A.136 pour avoir retenu la

solution de leur vice-président aux finances. La Cour estime que, même si cette personne détient un baccalauréat, elle n’est toutefois pas membre d’un ordre professionnel et était, au surplus, une employée de Wise et, par conséquent, cette défense ne pouvait s’appliquer en l’espèce137.

En ce qui a trait à la règle de l’appréciation commerciale, le professeur Rousseau s’est

133 Id., par. 67. 134 Id., par. 68. 135 Id., par. 68.

136 Cette disposition prévoyait à l’époque :

« 123 […] (4) N’est pas engagée, en vertu des articles 118, 119 et 122, la responsabilité de l’administrateur qui s’appuie de bonne foi sur :

a) des états financiers de la société reflétant équitablement sa situation, d’après l’un de ses dirigeants ou d’après le rapport écrit du vérificateur; b) les rapports des personnes dont la profession permet d’accorder foi à leurs déclarations, notamment les avocats, comptables, ingénieurs ou estimateurs. »

137 Voir aussi : Lazar SARNA et Petra ALINCE, Mergers and Acquisitions : A Canadian Legal Manual, Markham, LexisNexisButterworths, mise à jour en mai 2009, p. 2-289.

dit surpris que la Cour ait choisi d’adopter un standard de révision judiciaire similaire à l’« enhanced judicial scrutiny »138. Rappelons que ce test à deux volets avait été

développé dans l’arrêt Unocal, de la Cour suprême du Delaware pour s’appliquer aux situations où il existait un danger inhérent de conflit d’intérêts au sein du conseil d’administration, notamment dans le contexte d’une prise de contrôle ou lors de l’adoption de mesures défensives. Cependant, à notre avis, la règle de l’appréciation commerciale présentée par la Cour suprême du Canada, dans cette décision, s’éloigne du test de l’« enhanced judicial scrutiny », en ce qu’elle semble être applicable dans tous les cas où une décision des administrateurs pourrait être contestée et qu’il n’y a pas de fardeau pour les administrateurs. C’est plutôt au demandeur qu’il incombe de démontrer que la Cour se doit de réviser la décision prise par les administrateurs.