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Le devoir de loyauté des administrateurs

CHAPITRE III : L’AFFAIRE BCE ET LES DEVOIRS DES ADMINISTRATEURS DANS LE

2. LES DÉCISIONS RELATIVES AU PLAN D’ARRANGEMENT

2.5 L ES LIGNES DIRECTRICES QUANT AUX DEVOIRS DES ADMINISTRATEURS ET AU STANDARD DE

2.5.1 Le devoir de loyauté des administrateurs

Rappelons qu’en droit canadien, le devoir de loyauté prévoit que « [l]es administrateurs [...] doivent, dans l’exercice de leurs fonctions, agir [...] avec intégrité et de bonne foi au mieux des intérêts de la société »374. Dans le cadre spécifique d’une prise de contrôle,

l’expression « au mieux des intérêts de la société » a alimenté plusieurs débats et fait couler beaucoup d’encre. Sans revenir dans le détail sur ce qui a déjà été discuté dans le présent mémoire, deux théories opposées peuvent guider le comportement d’un

373 L’auteur Markus Koehnen discute de la question de la situation où une importante dette est imposée à une société sans bénéfice correspondant, voir : M. KOEHNEN, préc., note 196, p. 82, 105, 114, 115 et 123.

conseil d’administration, à savoir la primauté des actionnaires et la théorie des parties prenantes375.

La Cour suprême du Canada, dans l’affaire BCE est venue préciser que l’obligation pour les administrateurs d’agir au mieux des intérêts de la société, tel que prescrit par la théorie des parties prenantes énoncée dans Peoples était également applicable dans le contexte d’un changement de contrôle. Relativement aux demandes de redressement pour abus présentés par des détenteurs de débentures devant les instances inférieures, le plus haut tribunal du Canade s’est penché sur le concept des attentes raisonnables qui est au cœur même de ce recours. La Cour a réaffirmé l’interprétation du devoir de loyauté de l’arrêt Peoples et est venue préciser l’obligation sous-jacente de traitement équitable qui découle de l’obligation générale de loyauté. Ainsi, face à une demande de redressement pour abus, le tribunal doit s’assurer que les intérêts des parties touchées par une décision de la société aient été traités de manière juste et équitable. Cette exigence peut être rencontrée même si la décision prise par les administrateurs va à l’encontre des intérêts d’une partie prenante touchée dans la mesure où ces intérêts ont été considérés et que cette décision est « au mieux des intérêts de la société ». La Cour suprême du Canada, dans BCE, a affirmé que dans le contexte de la pérennité d’une société, les intérêts de la société doivent être compris comme les intérêts à long terme de la société. De plus, la Cour précise que les

375 Comme nous en avons discuté au premier et deuxième chapitre de ce mémoire, traditionnellement, les tribunaux canadiens ont privilégié la première approche qui reconnaissait la primauté des actionnaires dans le cadre d’une prise de contrôle et qui se concrétisait par une obligation de maximiser la valeur au seul bénéfice des actionnaires. Cela s’expliquait du fait que les intérêts de la société reposaient sur ceux de ses actionnaires. Ce concept en droit canadien prenait sa source dans la jurisprudence des tribunaux du Delaware.

La Cour suprême du Canada, en 2004, dans l’arrêt Peoples est venue renverser cette interprétation majoritairement reconnue du devoir de loyauté et a ainsi rejeté le principe traditionnel de maximisation pour les actionnaires. Ainsi, elle a affirmé que le devoir de loyauté des administrateurs était envers la société uniquement et ne se limitait pas à une catégorie de personnes, par exemple les actionnaires. Cet arrêt a de plus précisé que pour agir dans le respect de ce devoir, les administrateurs peuvent, selon les circonstances, considérer d’autres facteurs, à savoir notamment les intérêts des actionnaires, des employés, des fournisseurs, des créanciers, des consommateurs, des gouvernements et de l’environnement. Les administrateurs jouissent donc d’une discrétion dans leur décision de considérer ou non les intérêts de certaines parties prenantes.

Cependant, comme nous l’avons vu, certains tribunaux inférieurs n’ont pas appliqué la théorie des parties prenantes dans le contexte d’une prise de contrôle, à la suite de la décision Peoples.

administrateurs peuvent tenir compte de l’impact d’une décision sur les parties prenantes, mais n’en ont pas une obligation. Si les intérêts des parties prenantes et de la société ne coïncident pas, les parties prenantes pourront seulement avoir comme attente raisonnable que les administrateurs agissent au mieux des intérêts de la société.

Concrètement, voici certains gestes que les administrateurs devraient poser dans le cadre d’un changement de contrôle afin de se conformer à leur devoir de loyauté :

- Dans le cadre de l’analyse des solutions envisagées pour un conseil d’administration, ce dernier doit identifier et évaluer l’impact de l’opération envisagée sur les parties touchées. Ainsi, les administrateurs doivent pouvoir démontrer qu’ils ont tenu compte des parties touchées par la décision. Il est donc primordial de documenter ces discussions et échanges et ce conseil s’applique également à toutes recommandations ci-après.

- Il peut arriver que les administrateurs ne puissent pas satisfaire toutes les parties touchées par une opération, dans la mesure où la décision sert au mieux les intérêts de la société.

- Afin d’éviter de créer des attentes raisonnables, les administrateurs, avant de prendre une décision, doivent identifier les attentes raisonnables qui pourraient être touchées par une décision et évaluer le risque afférent à une telle opération.

- Dans le même ordre d’idée, la société doit également faire preuve d’une grande prudence notamment dans ses déclarations publiques, le contenu de ses prospectus et circulaires et mêmes dans une convention entre actionnaires, puisque cela peut créer des attentes raisonnables pour des parties prenantes. - Les administrateurs doivent éviter de donner préséance à une partie et ne

peuvent se limiter à appliquer le principe de maximisation de Revlon. Ils doivent se rappeler que leur devoir de loyauté est en tout temps uniquement envers la société.

- Il est possible qu’une opération ait pour conséquence de maximiser la valeur pour les actionnaires, pourvu que cela serve au mieux les intérêts de la société. - Dans la mesure où l’opération envisagée est nécessaire pour faire prospérer la société, les administrateurs doivent prendre en compte la pérennité de la société et les intérêts à long terme de la société doivent dicter leur conduite.

- Les intérêts des parties prenantes peuvent être considérés, mais il n’y a pas d’obligation en ce sens. Cependant, tel que mentionné, les parties dont les intérêts sont touchés par une opération doivent être considérées dans le processus décisionnel.

2.5.2 Le devoir de prudence et diligence376

Bien que l’exercice du devoir de prudence et diligence des administrateurs n’a pas été mis en cause dans l’affaire BCE, nous avons cru pertinent de présenter les grandes lignes de ce devoir, puisque dans le contexte d’un changement de contrôle, l’exercice de ce devoir par les administrateurs peut être remis en cause.

Le devoir de prudence et diligence stipule que « [l]es administrateurs [...] doivent, dans l’exercice de leurs fonctions, agir [...] avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve, en pareilles circonstances, une personne prudente. »377.

Traditionnellement, l’unique bénéficiaire de ce devoir était la société et la norme de conduite était mixte, puisqu’elle appliquait le critère de la personne raisonnable tout en considérant des éléments propres à l’administrateur, par exemple son éducation et son expérience. Dans l’arrêt Peoples, la Cour suprême du Canada est venue étendre cette obligation en précisant qu’elle ne visait pas seulement la société. Le plus haut tribunal a ainsi ouvert la porte à une interprétation plus libérale du devoir de prudence et diligence et a indiqué qu’elle bénéficiait également aux créanciers dans cette affaire. Les enseignements de la Cour suprême du Canada, dans Peoples, ont également apporté un changement important quant à la norme de conduite applicable, puisque le tribunal a affirmé qu’il s’agissait d’une norme objective qui s’appuyait sur concept de la personne raisonnable et en ne prenant pas en considérations les attributs propres à un

376 Nous vous référons aux autorités ci-après pour une étude plus exhaustive de la question : Barry REITER,Directors’ Duties in Canada, 4e ed., Toronto, CCH Canada Limited, 2009, p. 55 à 64; S. ROUSSEAU et P. DESALLIERS, Les devoirs des administrateurs lors d’une prise de contrôle. Étude comparative du droit du Delaware et du droit canadien, préc., note 4, p. 104 à 115; M. MARTEL et P. MARTEL, La compagnie au Québec. Les aspects juridiques, préc., note 24, par. 23-5 à 23-115.3.

administrateur. Cependant, les éléments contextuels dans lesquels l’administrateur exerce ses fonctions doivent être considérés.

Ainsi, afin d’adopter un comportement conforme au devoir de prudence et diligence, dans le cadre d’un changement de contrôle imminent, l’administrateur doit notamment agir conformément à ces lignes directives :

- L’administrateur doit suivre un processus décisionnel prudent et diligent qui mène à une décision raisonnable. Cela inclut, sans s’y limiter, la création d’un comité spécial indépendant.

- L’administrateur doit se renseigner, c’est-à-dire à notamment appuyer sa décision sur les renseignements dont il disposait au moment de la décision et qu’il obtienne l’information disponible à cette prise de décision. L’administrateur ne peut se satisfaire de l’information qui lui est donnée et doit demander l’information qui lui est nécessaire et poser les questions appropriées afin de prendre une décision éclairée. Afin de remplir cette condition, l’administrateur doit également assister aux réunions du conseil d’administration ou dans une situation d’impossibilité, demander à être informé du contenu des échanges. - Le conseil d’administration doit retenir les services de professionnels

indépendants, lorsque cela s’avère nécessaire. Dans le contexte d’un changement de contrôle, l’obtention d’opinions juridiques et financières s’avère généralement la norme.

- L’établissement de règles de régie d’entreprise devrait également être envisagé, puisque de tels principes pourraient protéger les administrateurs contre des allégations de manquement à leur devoir de diligence.

2.5.3 Le standard de révision judiciaire applicable à une décision du conseil