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Quitter le travail et entrer en retraite

Je me suis intéressé lors de ma thèse50 à la situation des salariés « âgés » des Industries Electriques et Gazières (IEG), c’est-à-dire des entreprises « Electricité-de-France » et « Gaz-de-France » : EDF et GDF51 (144 000 salariés en 1993). J’avais initialement l’intention d’y étudier l’incidence du vieillissement démographique sur la gestion des ressources humaines, sujet qui aurait été dans la continuité de mon mémoire de DEA de démographie-économique où je m’étais intéressé aux motivations des départs à la retraite des Canadiens52. J’évoque cette question dans ma thèse sans lui accorder en définitive un développement majeur (Nowik, 1998a, p. 161-175). En effet, au fil de la réflexion, le sujet s’est sensiblement déplacé vers le problème jugé le plus aigu à mes interlocuteurs, à savoir la gestion des fins de carrière et le rapport au travail des salariés placés à quelques années du départ en inactivité. L’entreprise nationalisée, qui garantissait la sécurité de l’emploi, était dans une situation de vieillissement démographique et de « chômage interne ». Pour rajeunir sa structure par âge et diminuer sa main-d’œuvre, elle proposait des cessations anticipées de l’activité (préretraites d’entreprise) aux salariés placés à cinq années ou moins du départ à la retraite. Etant donné que certains agents avaient plus de 15 années de service actif, ce dispositif pouvait permettre de quitter l’entreprise dès 50 ans, voire un peu avant en cumulant tous les congés en stock.

Bien que les salariés étudiés étaient fort éloignés des stigmates de la vieillesse physiologique, ma thèse rend compte de la dynamique du vieillissement au sens où se joue la fin d’une période structurante de l’existence et la question de savoir comment négocier l’entrée et l’adaptation dans la période suivante. Pour la première fois de leur existence, les individus étaient sous l’emprise de représentations associées à l’être vieillissant. Se sentir vieux dans son corps n’était pas la question. Etait vieux celui qui se voyait étiqueté de cette manière par Autrui du fait de sa place dans le cycle de vie (professionnelle). Ces représentations ont été historiquement accentuées à partir des années 1970 par la recherche de productivité et de

50 Thèse de sociologie débutée en septembre 1992, soutenue en mai 1998 à Lille 1 sous la direction de Jean-Claude Rabier. Le devenir des salariés de plus de 45 ans. Stratégies d'entreprises et trajectoires des salariés âgés : le cas de l'entreprise EDF-GDF, 3 tomes, 728 p., publiée aux Presses universitaires du Septentrion en février 2001 - ISBN : 978-2-7295-3427-1. Cette thèse a reçu le prix de l’Observatoire des Retraites.

51 EDF et GDF sont maintenant deux entités distinctes, mais à l’époque elles partageaient plusieurs directions. On pouvait parler d’EDF-GDF comme d’un seul ensemble, même si les agents, selon qu’ils étaient « électriciens » ou « gaziers », n’avaient pas exactement la même culture d’entreprise. Mais d’autres différences « culturelles » existaient aussi au sein d’une même entreprise, entre certaines directions (par exemple la « Production » et la « Distribution » de l’époque).

52 Le processus décisionnel de l'âge à la retraite au Canada - un essai pour approcher l'âge de la cessation d'activité à partir des caractéristiques socio-économiques des retraités canadiens. Mémoire de DEA sous la direction de Jacques Légaré et Didier Blanchet, IEP Paris / Université de Montréal, 123 p., 1991.

nouvelles compétences, à cause du vieillissement démographique des actifs et de la politique nationale des préretraites qui ont construit une image très négative des salariés en « fin de carrière ». La France et d’autres pays d’Europe ont partagé cette même politique à l’égard des salariés « âgés » conduisant à la mise en place d’un processus d’obsolescence prématuré des actifs. Ce processus est la première expérience concrète du vieillissement. Les individus sont confrontés à une finitude ; ils voient leur statut s’affaiblir et leur identité professionnelle devenir instable. Face à ces changements, qui peuvent prendre la forme d’une crise dont les conséquences peuvent s’appliquer au-delà de la vie professionnelle, les individus vont franchir une étape importante du parcours de vie en procédant à certaines décisions. L’appréciation subjective de ce passage résulte essentiellement des individus, dans la mesure où les institutions qui socialisent les parcours de vie sont de plus en plus discrètes durant cette transition, pour ne pas dire absentes.

L’entrée dans « l’inactivité », malgré les images valorisantes qu’on attribue aux jeunes retraités dont nous venons de parler, confère un nouveau statut aux individus qui resteront dès lors, dans la très grande majorité des cas, en dehors de l’appareil de production. Ils auront la perspective de vivre pendant de longues années (du moins pour certains), soit au sein de la société, en y menant des activités sociales diversifiées, soit « en marge » de celle-ci, en se repliant sur le domicile. Au fil de la retraite, d’autres expériences liées au vieillissement individuel interviendront, (re)définissant le rapport au monde et imposant aux individus de nouvelles conditions de vie. La « fin de carrière » est donc le point de départ de cette trajectoire. Dans ce chapitre, nous rappelons d’abord comment s’est construite en France une politique visant à soustraire du marché du travail des salariés situés dans les dernières années de la vie professionnelle, en les plaçant définitivement dans une situation d’inactivité, et produisant de facto la catégorie des salariés « âgés ». Après la présentation du contexte national, nous verrons que les Industries Electriques et Gazières (IEG) ont mis en place le même type de politique, et nous analyserons les effets sur le personnel de cette gestion des ressources humaines. Puis nous présentons d’autres travaux sur les activités des retraités, dont on considèrera le lien avec les aspirations élaborées en fin de carrière et les modalités de sortie de l’activité (anticipées ou non, choisies ou subies). Ces travaux que j’ai réalisés après ma thèse donnent a posteriori un intérêt nouveau à certaines des analyses effectuées sur les salariés « âgés » des IEG. Nous terminons ce chapitre par l’étude des activités associatives des retraités à l’aide d’une enquête de l’INSEE. Ce regard permet de proposer un schéma d’interprétation des formes d’engagement durant la retraite, mais aussi de concevoir l’évolution du lien social au cours de l’avancée en âge.

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