• Aucun résultat trouvé

Chapitre 5 : Question de recherche et démarche méthodologique

5.1. Question de recherche

Après le boom de la téléphonie mobile en Afrique, le début des années 2010 a vu croître tout un écosystème de centres de services autour des technologies mobiles et numériques. On prédisait alors à l’Afrique un développement économique sans précédent grâce au numérique. Dès lors, des concepts de marketing tels que « Africa rising », « The Next Africa », « African digital renaissance », « Silicon Savannah » ont vu le jour pour désigner l’Afrique comme la nouvelle destination économique en termes de technologies numériques (Friederici 2016, 14). Cette promesse a pris de l’ampleur avec la pose de la fibre optique à travers le continent qui était censée venir stimuler l’économie. D’où l’éclosion de nombreux centres de services spécialisés dans le développement des logiciels et des applications web fonctionnant avec des smartphones. Cependant, cet engouement a été rapidement et durement éprouvé par les réalités locales du continent africain. En effet, les entrepreneur-e-s africain-e-s se sont rendus à l’évidence de deux choses : d’une part, les usages des logiciels et applications numériques créés par les développeurs et développeuses semblaient être limités par rapport aux domaines d’utilisation projetés. D’autre part, ils ne pouvaient pas accéder à des clients potentiels, car il n'y avait pratiquement pas de demande qui pourrait se traduire par une source de revenus substantielle et durable (Csikszentmihalyi et al. 2018, 5 ; Friederici 2016, 15). Ainsi, dans leur élan pour répliquer les modèles et les stratégies venus tout droit de la Silicon Valley, ces entrepreneur-e-s ont commis deux erreurs d’après Csikszentmihalyi et al. (2018, 5). Premièrement, ils et elles ont omis qu’on peut

facilement recopier, imiter un produit ou une structure ; mais on ne peut pas procéder de même avec les utilisateurs et utilisatrices africain-e-s dont le rapport et l’accès au smartphone et aux données sont totalement différents des pratiques de l’Occident. Deuxièmement, ils n’ont pas tenu compte du fait que les enjeux sociopolitiques et les obstacles structurels n’étaient pas les mêmes en Afrique qu’en Occident. Autrement dit, la façon d’innover à la Silicon Valley n’est pas la même en Afrique, comme le montre si bien ce propos de Friederici (2016, 14) :

It remains true that an entrepreneur seeking to start a technology venture in Africa faces fundamentally different conditions compared to an entrepreneur in Silicon Valley, London, or Berlin. Evidently, investment capital is scarcer, infrastructures are weaker, and skilled knowledge workers command relatively high wages or are completely unavailable. Despite the roll-out of fiber-optic cables across the continent, Internet connections with high bandwidth are mostly available only in large cities, and even there, affordability and reliability issues remain.

Malheureusement et comme on le déplorait déjà dans la section traitant de la rhétorique de la modernité, ces multiples échecs ne sont pas assez mis en évidence dans les médias. Au contraire, les médias passent leur temps à divulguer ou à créer des success stories qui ne tiennent pas toujours les promesses qu’on leur attribue (Csikszentmihalyi et al. 2018, 5). Face à toutes ces désillusions que connaissent les centres de services, on peut se poser la question de savoir si leurs structures sœurs que sont les makerspaces ne sont pas en train de reproduire les mêmes erreurs. Pour le moment, je ne vais pas me risquer à tirer des conclusions hâtives ; il me semble nécessaire de faire d’abord un bref tour d’horizon des études qui sont faites sur les ateliers de fabrication collaboratifs en Afrique.

Si la littérature scientifique sur les makerspaces du Nord abonde, ce n’est pas le cas sur l’Afrique où il existe très peu de travaux sur le sujet. Par contre, il existe de nombreux billets de blogues et articles des médias qui encensent les ateliers collaboratifs à travers des success stories en Afrique. L’actualité sur la pandémie de la COVID-19 le montre à suffisance comment on encense l’impression 3D à travers : la fabrication des visières de protection médicales ou encore la fabrication des respirateurs depuis l’Afrique ; sans pour autant parler des logiques et difficultés sous-jacentes à l’aboutissement d’un tel résultat. Fort du constat que Csikszentmihalyi et al. (2018, 5) font du rôle des médias dans la promotion des

ateliers de fabrication collaboratifs, je ne pense pas que les billets de blogue et autres artilcles de magazine soient des sources fiables pour cerner le mouvement maker en Afrique.

Les rares travaux de recherche qui existent sur les makerspaces en Afrique s’intéressent beaucoup plus à leur potentiel économique et sociopolitique. Sans être exhaustif, je citerais ces travaux de Tobias Schonwetter et Bram Van Wiele (2018) dans lesquels est mis en évidence le potentiel de l'impression 3D dans l'innovation localement pertinente et l'entrepreneuriat social en Afrique. À la lumière des travaux de Blum et al. (2017) (cf 2.6, chapitre 3) et les réserves émises sur l’impression 3D en contexte occidental, on peut se permettre de douter de l’effectivité de ce potentiel en Afrique. Dans la même lancée, Nagham El Houssamy et Nagla Rizk (2018) présentent la dynamique opérationnelle des ateliers de fabrication collaboratifs en Afrique du Nord, les liens entre l'innovation, l'apprentissage et le développement des compétences. Quant aux travaux de Friederici (2016), ils mettent en exergue le fait que les makerspaces sont devenus une forme répandue de soutien à l'entrepreneuriat technologique en Afrique.

Sur le plan sociopolitique, Ron Eglash et Ellen K. Foster (2017) dans leur chapitre intitulé « On the politics of generative justice : African traditions and maker communities », montrent que le mouvement maker offre des points d’ancrage à l’Afrique pour bâtir un futur durable et plus égalitaire. Quant à Stercken (2015, en ligne), il affirme que : « innovation spaces enhance users’ social capabilities, their intellectual capabilities and their psychological capabilities, apart from pointing out the benefits to users’ economic capital ». Une idée que supporte Ekekwe (2015) lorsqu’il estime que le mouvement maker peut jouer un rôle important dans l’autonomisation des citoyen-ne-s africain-e-s.

Sur le plan éducatif, on ne saurait passer à côté des travaux d'Okpala (2016) qui plaide pour la présence des makerspaces dans les bibliothèques africaines ; car ils amélioreraient la qualité de l’éducation. Vus sous cet angle, les différents avantages qu’offrent les ateliers collaboratifs peuvent contribuer à plus d’un titre au bien-être des populations locales d’Afrique.

Cependant, l’accent mis sur les avantages des espaces de fabrication collaboratifs laisserait croire qu’en Afrique, les makerspaces exprimeraient leur plein potentiel au même titre que ceux du Nord. Tout se passe comme si les obstacles structurels et sociopolitiques sur lesquels ont buté les centres de services spécialisés dans le numérique ont subitement disparu du jour au lendemain. Ce paradoxe m’a taraudé l’esprit à telle enseigne que je me suis posé la question suivante : ce discours qui vante les ateliers collaboratifs en Afrique, ne s’inscrit-il pas dans une volonté d’être en phase avec la rhétorique de la modernité ? Cette question est d’autant plus pertinente que l’histoire situe l’origine de ces espaces de fabrication collaboratifs dans le contexte occidental (certains aux États-Unis, d’autres en Europe). En d’autres termes, je me pose la question suivante : cette quasi-unanimité sur les avantages des makerspaces est-elle simplement due au fait que ces espaces collaboratifs en Afrique ne sont que des répliques, sans effort d’adaptation, de leurs semblables occidentaux ?

Toutefois, certaines recherches (bien que rares) sur les makerspaces en Afrique ont attiré mon attention, car elles présentaient des résultats spécifiques au contexte africain et qui ne sont pas mentionnés dans les études (nombreuses) sur les ateliers collaboratifs en Occident. Il s’agit des études de Yaw et Adjei (2018) sur le lien entre le secteur informel et le mouvement maker, de même que les travaux de Kraemer- Mbula et Armstrong (2017) qui exposent le fort potentiel que le mouvement maker pourrait avoir en contribuant à l’innovation dans le secteur informel. Plus qu’une curiosité, ces travaux ont suscité en moi un malaise en ce qui concerne les économies alternatives ; car l’économie informelle, pourtant bien réelle en Afrique, n’est pas mentionnée comme économie alternative. Ces constats m’ont amené à une autre question : qu’est ce que les ateliers collaboratifs d’Afrique gagneraient (perdraient) à puiser dans (à s’appuyer sur) le secteur informel/l’économie informelle ?

Au terme de tous ces questionnements, un aspect me paraît encore plus flou au vu de tous les avantages (réels ou supposés) qu’on attribue aux makerspaces ; il n’est pas évident de savoir quel type de développement ils pourraient induire en Afrique. S’agit-il du développement local durable ou d’un développement empreint de

colonialité et conçu pour répondre à des objectifs à caractère universaliste ? D’où ma question de recherche qui s’énonce ainsi : à quel type de développement les

makerspaces contribuent-ils en Afrique francophone ? Mon objectif est de

savoir si les ateliers de fabrication collaboratifs peuvent réellement contribuer au développement local durable de l’Afrique ou s’ils contribuent à renforcer la technocolonialité. Pour ce faire, j’ai mené des études de cas de makerspaces dans trois pays d’Afrique francophone, à savoir le Burkina Faso, le Cameroun et le Sénégal.