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Chapitre 2 : Les makerspaces au prisme de l’étude des usages

2.2. Les makerspaces comme infrastructures sociotechniques

2.2.1. L’appropriation des makerspaces : du script à la dé-scription

Les makerspaces comme nous les connaissons aujourd’hui ne sont pas apparus de façon spontanée ; il y a certainement eu des concepteurs et conceptrices qui ont défini les caractéristiques de cette infrastructure sociotechnique. Ce travail de conception consiste à « inscrire » dans l’infrastructure sociotechnique les prévisions du monde où elle sera accueillie. L’information inscrite lors du travail de conception est appelée « script » ou « scénario » :

le concepteur avance un certain nombre d’hypothèses sur les éléments qui composent le monde dans lequel l’objet est destiné à s’insérer: ils définissent des acteurs avec tels ou tels goûts, compétences, motivations, aspirations, opinions politiques, imaginent telle ou telle évolution des mœurs, des techniques, des sciences, de l’économie, etc. […] Nous proposons d’appeler l’aboutissement de ce travail « script », ou « scénario » : cette mise en forme technique, par le concepteur, de son point de vue sur les relations nécessaires entre son objet et les acteurs qui doivent s’en saisir se veut une prédétermination des mises en scène que les utilisateurs sont appelés à imaginer à partir du dispositif technique et des prescriptions (notices, contrats, conseils…) qui l’accompagnent. (Akrich 2013a, en ligne)

Un exemple de script est la charte des fablabs qui doit être adoptée par les ateliers fabrication collaboratifs afin d’être reconnus par la Fab Foundation. Dès lors qu’on s’éloigne du scénario prévu par les concepteurs et conceptrices, de nouveaux choix techniques se présentent ; des représentations des utilisateurs et utilisatrices sur l’utilisation effective de ces infrastructures sociotechniques voient alors le jour. À ce moment commencent des négociations entre le monde inscrit dans l’objet et le monde décrit par son déplacement : c’est la dé-scription (Akrich 2013a). En effet, l’utilisation d’un objet technique n’est pas un processus linéaire de sa conception jusqu’à l’utilisateur ou l’utilisatrice. Latzko-Toth (2010, 13) l’explique ainsi : « Il existe une distinction très nette entre l'étape du laboratoire, où l'« objet » est entre les mains de ses « concepteurs » et l'étape du marché, où l'objet passe aux mains des

usagers ». Il s’agit d’une invite à intégrer l’usager-e tout au long du processus de conception/innovation car on lui a toujours attribué un caractère secondaire. Latzko- Toth (2010, 14) parle « d’innovation « par la base » ou « innovation ascendante » au cours de laquelle les usagers n'hésitent pas à bricoler les dispositifs existants ou à en créer d'entièrement nouveaux, pour satisfaire les besoins spécifiques de leur activité ». C’est à ce niveau que le concept d’appropriation trouve donc tout son sens.

En effet, face à des dispositifs techniques, les utilisateurs et utilisatrices pourraient leur faire subir un certain nombre d’opérations qui les transformeraient et les décaleraient par rapport au script que leur ont donné les concepteurs et conceptrices. Akrich (2013c) distingue ainsi quatre formes d’intervention des « utilisateurs » sur des dispositifs techniques : le déplacement, l’adaptation, l’extension et le détournement (voir tableau ci-dessous).

Tableau 5 : Les formes d’intervention des usagers sur un dispositif technique (adapté à partir de Akrich, 2013b) Modes d’intervention de l’usager-e Description Déplacement

Le déplacement consiste à modifier le spectre des usages prévus d’un dispositif, sans annihiler ce en vue de quoi il a été conçu, et sans introduire de modifications majeures dans le dispositif. Il s’agit d’exploiter la flexibilité relative des dispositifs : cette flexibilité est liée au fait que le/la concepteur/conceptrice produit en même temps que son dispositif un scénario de ses usages possibles. Autrement dit, la partie du scénario inscrite dans le dispositif est nécessairement incomplète, puisque sa réalisation « idéale » prévoit l’intervention active de l’usager/l’usagère, voire la présence d’un certain type d’environnement. À partir de cette incomplétude et des prises que lui offre l’objet, l’utilisateur/l’utilisatrice peut explorer d’autres possibilités que celles strictement prévues.

Adaptation

On parlera d’adaptation lorsqu’il s’agit d’introduire quelques modifications dans le dispositif qui permettent de l’ajuster aux caractéristiques de l’utilisateur/l’utilisatrice ou de son environnement sans pour autant toucher à sa fonction première. D’autres adaptations sont nécessaires lorsque l’environnement prévu ne correspond pas tout à fait à l’environnement réel. De ce point de vue, les transferts de technologie d’un pays à un autre, surtout lorsqu’il s’agit de pays dont les niveaux de développement sont différents, sont souvent accompagnés d’adaptations plus ou moins importantes.

Extension

On parlera d’extension lorsqu’un dispositif est à peu près conservé dans sa forme et ses usages de départ, mais qu’on lui adjoint un ou plusieurs éléments qui permettent d’enrichir la liste de ses fonctions.

Détournement

La notion de détournement renvoie à un concept assez répandu, en particulier dans le domaine de l’art : un dispositif est détourné lorsqu’un-e utilisateur/utilisatrice s’en sert pour un propos qui n’a rien à voir avec le scénario prévu au départ par le/la concepteur/conceptrice et même annihile du coup toute possibilité de retour à l’usage précédent. Il y a plusieurs formes de détournement : la récupération d’objets usagés s’effectue souvent par le détournement ; de ce point de vue, l’ingéniosité des personnes dans le dénuement est sans limites.

Camille Bosqué (2015a, en ligne) a pu mettre en évidence ces pratiques de détournements auprès des trois premiers prototypes de fablab du MIT :

examiner les discours et intentions initiales qui ont défini le mouvement des FabLabs et de les confronter à des cas d’étude concrets : le MIT-Fablab Norway à Lyngen, le Vygian Ashram de Pabal (Inde) et le South End Technology Center (Boston). Ces FabLabs se trouvent au cœur de territoires géographiquement ou politiquement marginaux. Par leurs délocalisations, ils incarnent un décalage entre un projet initial centré sur la technologie et des appropriations locales davantage tournées vers des fins d’intervention sociale ou culturelle, qui bousculent le cadre initialement fixé par le réseau normé des FabLabs.

D’après Jauréguiberry et Proulx (2011), quel que soit le mode d’intervention des utilisateurs/utilisatrices, il existe cinq conditions de réalisation de l’appropriation chez les individus et les groupes qui manient quotidiennement ces technologies : a) maîtrise technique et cognitive de l’artefact ; b) intégration significative de l’usage dans la pratique quotidienne de l’acteur/l’actrice ; c) l’utilisation répétée du dispositif technique ouvrant vers des possibilités de création dans la pratique sociale ; d) la médiation par une communauté de pratique, source d’échanges, de transmission et de soutien entre apprenant-e-s ; e) enfin, à un niveau collectif, il y a la nécessité d’une représentativité adéquate dans le processus d’innovation.