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La question de la privatisation

Chapitre 3 – La relation à l’Etat

3.2 Transfert actif de responsabilité

3.2.2 La question de la privatisation

La sécurité publique a été très longtemps considérée en France comme une prérogative strictement régalienne ne souffrant que de très rares exceptions. La situation change depuis la fin des années 1970 du fait de la forte augmentation des actes délictueux.

3.2.2.1 La période de consolidation

La volonté centralisatrice dans le domaine de la sécurité publique marque très nettement l’histoire française depuis le Premier Empire. Avant lui, la Révolution avait donné plus de place à l’initiative privée en ouvrant largement la porte aux citoyens qui se réunissaient au sein de milices « bourgeoises ». Mais l’Empire entame un mouvement de centralisation et de monopolisation de la sécurité qui se poursuit tout le long du XIXème siècle. Ce monopole n’est pas remis en cause durant la première moitié du XXème siècle et la doctrine

26 http://www.rfi.fr/france/20150723-migrants-calais-eurotunnel-demande-sous-etat-francais-royaume-uni- manche

constitutionnelle de cette période n’accorde aucune place à l’activité privée dans le domaine de la sécurité publique (Lecocq 2005 pp 57-58).

Il faut cependant noter quelques exceptions sectorielles à la domination de l’Etat sur la sécurité des Français. C’est ainsi que dès 1845, la loi française autorise la société de chemin de fer à assurer elle-même la sécurité à l’intérieur de ses trains et autour des voies ferrées27. Cette compétence n’exclut naturellement pas l’intervention de la police mais elle n’a plus le monopole de la sécurité publique sur le réseau ferré français. En outre, il ne s’agit pas de faire appel à des opérateurs de sécurité privée, inexistants à l’époque, mais d’autoriser les salariés des différentes compagnies de chemin de fer à assurer des fonctions de police. Il s’agit donc en fait de services internes de sûreté assez proches de ceux que nous étudions ici. Il faut enfin noter que les sociétés de chemin de fer du XIXème siècle étaient toutes privées. Cette possibilité qui leur était offerte n’avait donc pas de rapport avec un éventuel statut public des organisations concernées.

La période de l’après-Seconde Guerre mondiale ne remet pas en cause cette situation. Le pouvoir de l’Etat tel qu’envisagé par le Général de Gaulle et les rédacteurs de la Constitution de la Vème république est tout aussi absolu en ce qui concerne la question de la sécurité publique ; pas question (et pas de raisons) de reculer sur ce point. C’est généralement à la fin des années 1970 que les auteurs placent le début d’un changement de situation.

3.2.2.2 Depuis 1980

C’est à partir du début des années 1980 que la position de l’Etat français sur les activités de sécurité au sein des entreprises change. Et cette évolution est avant tout marquée par la contrainte.

Le développement de la sûreté d’entreprise et l’ouverture toujours plus large des métiers de la sécurité à des opérateurs privés sont avant tout motivés par la relative incapacité des pouvoirs publics à faire face à l’évolution de la délinquance (Lecocq 2005, Latour 2010,

27 Loi du 15 juillet 1845 sur la police des chemins de fer, particulièrement son article 23. Le texte a été abrogé en 2010 mais ses dispositions reprises par les articles L 2241 et L 2242 du code des transports. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006074965&dateTe xte=20101130

Roches 2010a). Incapacité trouvant elle-même sa source dans la contrainte budgétaire qui interdit que les budgets de sécurité publique ne suivent de façon proportionnelle l’évolution de la délinquance (Warfman et Ocqueteau 2011 p 5). Le constat débute dans les années 1970 et se poursuit au début des années 1980 : l’investissement public dans le domaine de la sécurité n’est plus en mesure de faire face à la multiplication du nombre des actes délictueux28.

Quelles qu’en soient les motivations, la législation française prend acte de ces évolutions par la loi n° 83-629 du 12 juillet 1983, modifiée par la suite à de multiples reprises,29 pour suivre les différents assouplissements du cadre d’exercice de la sécurité privée en France. L’essentiel de ses dispositions sont désormais reprises par le livre VI du Code de la sécurité intérieure.

Le premier changement facilement observable dans les années 1970 est celui du transport de fonds. Activité totalement privée aujourd’hui, elle était totalement publique jusqu’à cette période car considérée comme éminemment régalienne, « étant d’abord traitée comme le prolongement du droit de battre monnaie » (Latour 2010). En peu d’années, la situation change radicalement et les pouvoirs publics n’interviennent plus du tout dans ce domaine.

Suivent de multiples extensions du domaine de la sécurité privée. La police des transports est la première concernée et dès 1989, la surveillance des zones aéroportuaires peut être déléguée à des entreprises privées sous la surveillance des services de sûreté internes des opérateurs aéroportuaires et des compagnies aériennes. Le mouvement est encore amplifié en 2001 lorsque ces mêmes entreprises sont autorisées à procéder à la fouille des bagages et à la

28 Notons par parenthèse qu’une opinion dissidente sur ce point existe cependant et nous permet de soulever une notion importante pour notre recherche. En observant le cas britanniqu e, certains auteurs (Crawford & al. 2005 p 2, Van Steden & De Waard 2013) font valoir le fait que le développement de la sécurité privée ne suit pas le développement d’une criminalité galopante mais plutôt la perception de cette dernière et le fait que les populations européennes sont de plus en plus rétives à accepter des comportements préalablement banals. A cet état de fait s’ajouterait une demande de qualité toujours plus grande de la part des consommateurs finaux de la sécurité que sont les citoyens ordinaires. La sécurité privée se développerait donc sur le te rreau de la perception d’une insécurité grandissante faisant face à l’incapacité supposée des forces de l’ordre de faire leur travail correctement, essentiellement pour des raisons budgétaires.

29http://www.interieur.gouv.fr/Le-ministere/Organisation/Delegation-aux-cooperations-de-securite/La-securite- privee/Textes-de-reference-relatifs-a-la-securite-privee. Outre le fait que la loi du 12 juillet 1983 a été souvent modifiée, elle n’est plus le seul texte de référence en ce qui concerne les activités privées de sécurité. Dans cette optique, il est préférable de consulter la compilation de ces textes sur le site qui leur est spécifiquement dédié par le Ministère de l’Intérieur.

palpation des voyageurs en zone aéroportuaire, prérogatives qui ont un impact direct sur les libertés publiques. La loi sur la sécurité intérieure du 13 mars 2003 élargit encore cette possibilité aux lieux où résident des menaces graves pour l’ordre public. Cette dernière extension du droit de fouille accordé aux entreprises de sécurité privées est assez symbolique car elle fait l’objet d’une saisine du Conseil constitutionnel par ses détracteurs parlementaires. Ils considèrent que cette disposition rend la sanction du texte inévitable (Lecocq 2005). Le Conseil rejette l’argument faisant valoir la qualité de l’encadrement que la loi prévoit dans l’exercice de cette prérogative.

Sans entrer dans le détail des différentes évolutions législatives qui suivirent, il convient de faire un bilan de l’étendue actuelle du champ de la sécurité privée en France. Outre les aéroports, ce sont tous les domaines des transports publics qui sont concernées. La SNCF dispose ainsi d’un des services internes de sûreté les plus aboutis et dont les pouvoirs sont les plus étendus. C’est également la sécurité privée qui assume l’essentiel des tâches de sûreté portuaire. Les grands événements sportifs et culturels font également très largement appel à la sécurité privée.

3.2.2.3 Une vision parfois caricaturale

Face à ce mouvement de privatisation des activités de sécurité traditionnellement dévolues à l’Etat, le risque est grand, comme le font remarquer Abrahamsen et Williams (2011 p 5), d’être confronté à des critiques basées sur des visions apocalyptiques de l’avenir : d’un côté, la peur d’un retour à une époque prémoderne, un « âge sombre » mis en coupe réglée par la confrontation de propriétaires ou de grands industriels qui ont les moyens de s’offrir des forces de sécurité privées dirigées par un personnage de l’ombre, le directeur de la sûreté. De l’autre, le risque d’émergence d’un futur de type hollywoodien, où les minorités riches se barricadent derrière des murs toujours plus hauts et des entreprises de sécurité privée dont ils sont les seuls à pouvoir s’offrir les services.

Perçue comme une victime du mouvement libéral amorcé aux Etats-Unis dans les années 1980, la sécurité publique aurait été bradée sur l’autel de l’idéologie alors que, plus que n’importe quel autre attribut de l’Etat, elle mériterait d’être préservée en tant que prérogative strictement régalienne.

Le point de vue opposé argue du fait que les Etats occidentaux en général ont pris le parti d’abandonner volontairement, pour des raisons budgétaires, tout un pan de leurs missions de sécurité et qu’ils en ont ainsi implicitement confié la responsabilité au secteur privé. Certains y voient un aveu d’incapacité de l’Etat alors que d’autres préfèrent considérer cela comme un recul conscient et contrôlé de la puissance publique, une sorte de redéploiement favorisant l’adaptation à un nouvel environnement.

Nous ne trancherons pas la question ici30. Mais ce point méritait d’être abordé car il fait partie intégrante de la vision assez péjorative qui pèse encore sur la fonction Sûreté et que nous étudierons au chapitre suivant.

Un point particulier cristallise l’essentiel des préoccupations des entreprises, c’est celui des Activités d’Importance Vitale.