• Aucun résultat trouvé

LA QUESTION DES ORDRES :

Dans le document Formation de la modernité (Page 104-111)

Identifiant quasiment l'architecture aux ordres

d'architecture, il consacrera deux des cinq chapitres de "L'Essai" à disserter de leur bon emploi. Cependant dans "les Observations", après avoir exposé un système de proportions qui leur convienne - semblant ainsi revenir à la tradition des anciens ouvrages de théo­ rie qui étaient encombrés de ces recettes numériques sans fin - il consacrera une longue "seconde partie" aux "inconvéniens (sic) des ordres d'architecture" où il décrit toutes les contradictions qui surgissent de leur superposition, de leur emploi sous notre cli­ mat, dans le cas de plans non rectangulaires, dans les intérieurs et même dans les églises où il ne saurait pourtant être question de s'en passer.

Ses écrits s'achèveront sur ce projet ambitieux de dépasser les anciens par l'invention d'un ordre fran­ çais dont il donne une description complète. On sait

qu'au plus fort de sa manière classicisante, A. PERRET

passera à l'acte un siècle et demi plus tard.

Faisant découler les parties d'un ordre d'architecture d'une mythique cabane primitive qui lui fut beaucoup reprochée 0 3)^, il ne veut voir que des parties en fonction, représentant ainsi "l'idée" de leur desti­

nation constructive . Dans son avertissement à "L'Essai"

il donne déjà toute la nouveauté de son regard sur les choses de l'architecture, le rationalisme moderne nait

sans doute là : "... les parties d'un Ordre d'Archi­

tecture sont les parties mêmes de l'édifice. Elles doivent donc être employées de manière non seulement à décorer le bâtiment mais à le constituer. Il faut que l'existence de l'édifice dépende tellement de leur union, qu'on ne puisse retrancher une seule de ces parties, sans que l'édifice croule". C'est un peu la même idée qu'exprimait FENELON mais cette fois ce n'est plus par métaphore, il s'agit vraiment d'architecture. Certes, la lecture des ordres que fait ici LAUGIER est très artificielle en ce qu'elle

mènerait à une architecture limitée à de purs abris. Mais assumant un temps cette vision exclusive, LAUGIER

considérera le mur qu'il faut bien parfois établir entre les colonnes, comme "une licence autorisée

par le besoin" mais tout de même, une "imperfection" ( 1 car la colonne, partie dont il traite en premier, doit être "isolée pour exprimer plus naturellement son ori­ gine et sa destination", et elle doit être ronde en imitation du tronc de l'arbre. Il ne faudrait jamais engager les colonnes dans un mur afin qu'elles gar­ dent "cet air de liberté de dégagement qui leur donne tant de grâce". Les placer sur des piédestaux est une hérésie car les colonnes, premiers éléments portants

de l'édifice, ne peuvent être portées ; seuls des

"petits socles" peuvent êtres tolérés pour rattraper la hauteur d'une balustrade.

La plus grande faute d'architecture c'est de substi­ tuer le pilastre à la colonne, il ne sert qu'à "conser­ ver l'idée" de la colonne mais ne "saurait consoler de l'absence d'un si bel original". Si l'on ne peut s'offrir la dépense de vraies colonnades alors mieux vaut un simple mur qu'un ordre à pilastres. Les colon­ nades doivent être réservées aux portiques et aux péristyles. Ce qu'il apprécie par-dessus tout ce sont les entrecolonnements serrés qui, vus de profil, pro­ duisent un effet qu'il nomme "l'âpreté" et qu'il trou­ ve "extrêmement agréable". Les architectes de la géné­ ration suivante, et parmi eux E.L. BOULLEE,ne se pri­ veront pas d'user de "l'âpreté" des entre-colonnements dans leurs projets.

Les trois parties de l'entablement seront présentées dans leur destination originelle. L'architrave est

"une poutre couchée de toute sa longueur sur les

chapiteaux des colonnes..." et représente le "plancher" sur lequel porte la couverture. La corniche est "essen­ tiellement affectée au toit", elle représente "l'idée" d'un toit, c'est pour cela qu'en cas de superposition d'un ordre sur un autre il faut supprimer la corniche de l'entablement inférieur. Quant à la frise, elle a été "naturellement introduite pour marquer un inter­ valle entre les pièces qui composent le plancher, celles qui forment la charpente...". On pressent là, déjà,les polémiques des théoriciens de la fin du XIXe siècle, devant la très difficile légitimation rationa­ liste de cette partie de l'entablement classique.

2.3- HECATOMBE :

Il passera au crible de son "grand principe" toutes les autres parties de l'architecture soit pour en fixer le bon usage soit pour en proscrire carrément 1'emploi.

Les frontons "représentent le pignon du toit", ils ne peuvent donc qu'être triangulaires et jamais placés sur le long pan d'une toiture sinon ce sont des "postiches" et PERRAULT "en grand homme qui nous a donné le plan du Portique du Louvre, s'est oublié jusqu'à élever un grand Fronton dans le milieu...". Un fronton sous un entablement "c'est bien pis

encore". (1 5)

Les étages attiques, élevés au-dessus des entablements, comme à Versailles par exemple, couronnent les édifi­ ces "d'une manière chétive et ignoble."

Les dômes sont à proscrire car on ne peut superposer

le plein au vide ; or ils sont construits "sur l'ex­

trados d'une voûte" c'est à dire en porte-à-faux et rien n'est "plus opposé au naturel". De plus, à l'ex­ térieur, si dôme il y a, il ne faut pas apercevoir de toitures, cela donnerait le spectacle "d'une tour bâ­ tie sur la charpente d'un toit". Dans les "Observa­ tions", il ne refusera plus les dômes et donnera des conseils pour en réussir la silhouette, oubliant qu'ils portent toujours sur "le vuide" (sic).

Les arcades seront assimilées à des voûtes et donc ne devront pas pouvoir servir d'appui à des entablements puisque ceux-ci devraient les porter.

Les fenêtres doivent être "quarrées" (sic), forme "la plus simple et la plus commode".

Les niches n'ont aucun "usage... raisonnablement fondé", il n'en faut jamais !

Les "consoles" (16) placées sur les façades des égli­ ses, permettant d'associer visuellement (d'enchaîner auraient dit les Baroques) les deux étages d'ordre, sont à masquer car représentant "les contreforts ou

arcs-boutants : objet désagréable qui sent trop la

peine et le travail pour l'exposer aux yeux". Là on voit que le rationalisme de LAUGIER ne s'applique plus à une forme qui lui déplait et dont pourtant,

contrairement aux niches, il ne peut prétendre ne pas

2.b. RECOMMANDATIONS :

Après cette hécatombe, à laquelle il faudrait ajouter les balustrades sur les rives des toitures, les cor­ niches au-dessus des fenêtres, les statues hors d'é­

chelle et surtout les ordres dans les intérieurs, LAUGIER plaide pour une architecture épurée annon­ çant assez bien les efforts des néo-classiques : "... je laisse à l'Architecte de très grandes res­ sources. Avec le peu que je lui mets en main, s'il a du génie et une légère teinture de géométrie, il trouvera le secret de varier les plans à l'infini et de regagner par la diversité des formes, ce qu'il perd du côté des superfluités que je lui retranche..."

(Essai p 56).

Il revient plusieurs fois sur les possibilités d'in­ vention offertes par la géométrie. Dans son chapitre

"De la manière de bâtir les Eglises", il suggère de sortir du plan en croix latine par des combinaisons

nouvelles : "Toutes les figures géométriques depuis

le triangle jusqu'au cercle, peuvent servir à varier sans cesse la composition...", il parle souvent de plans "mixtilignes" combinant géométrie du cercle et des polygones.

Se penchant sur le sort de l'architecture ordinaire^ où l'économie exclut l'emploi de la décoration suprême, il constate que l'on peut "faire de jolis et même très beaux bâtiments sans le recours des entablements et des colonnes". Pour parvenir à ce but, il faut deux

moyens principaux : l'exactitude des proportions,

l'élégance des formes.

Annonçant ce que sera exactement le propos de LE CORBU- SIER dans la première partie de son article "Tracés re .

gulateurs"(17), LAUGIER dit ceci : "A la proportion

du total doivent répondre avec la même exactitude les proportions de chaque partie. Les dimensions des étages celles des portes, des fenêtres et de tous les orne­ ments qui les accompagnent, doivent être réglées sur la longueur et la hauteur de tout le bâtiment, et être tellement d'accord qu'il en résulte un ensemble qui plaise". Constatant qu'il n'y a aucune règle qui

guide ce proportionnement, il aboutit à la conclusion

suivante : "Il n'y a que le goût naturel joint à un

grand usage qui puisse guider sûrement les architectes dans cette ténébreuse voie". LE CORBUSIER concluera dans le même sens. (18)

/.

Dans les "Observations", LAUGIER tentera de dépasser ces incertitudes et voudra établir une véritable "science des proportions". Dans son introduction à ce qu'il appelle carrément "Théorie des propor- tions", il use d'une formule révélatrice de la pré­ occupation nouvelle dans la théorie de l'architecture, de ne plus s'en tenir à l'instinct ou au goût usuel des praticiens mais de légitimer rationnellement "formes, proportions, ornemens (sic)...). Or les artistes n'étant pas naturellement portés à la théorisation de leurs actes, c'est de l'extérieur

que viendra le salut : "C'est aux Philosophes à^

porter le flambeau de la raison dans l'obscurité des principes et des règles (...) Il serait sans doute plus avantageux que le même homme fut Philo­ sophe et Artiste...".

On pense irrésistiblement à LE CORBÏÏSIER et à son "Modulor" dont la mise au point durant les années de guerre donnera lieu à de nombreux contacts avec des mathématiciens et des chercheurs divers, jusqu'à la légitimation ultime obtenue de la plus haute au­ torité scientifique du siècle, EINSTEIN, dont CORBU rapportait fièrement ces mots à propos de son inven­

tion : "C'est une gamme des proportions qui rend le

mal difficile et^bien facile". (Le Modulor - Paris

7 7. P 6 1) . l e

Sa fascination pour l'architecture gothique qu'il nomme aussi "Arabesque" ou "moderne" par opposition à "l'antique", révèle la passion avec laquelle il voulait "pénétrer la cause" des "impressions" que toute architecture peut produire. Ne cachant pas sa répulsion pour les ornements gothiques qui "n'offrai­ ent que..., de l'informe, du grotesque, de l'excessif", il ne peut se défendre d'admirer la science et l'adres­

se des constructeurs des grandes cathédrales : "Nous

entendons infiniment mieux qu'eux la décoration : mais

ils étaient plus habiles que nous dans la construction".

Dans son chapitre : "De la manière de bâtir les Eglises"

il fait le constat qu'en ayant redécouvert les beautés de l'architecture antique "nous avons quitté la déli­ catesse" des "modernes", c'est-à-dire cet art de construire avec légèreté. Il préfère Notre-Dame de Paris à Saint Sulpice où il ne voit "que des épais­ seurs et des masses". Il conçoit alors l'idée d'une architecture d'église combinant "l'élévation" gothi­ que et "le bon goût de l'Architecture antique". Ce sera le programme explicite de SOUFFLOT à Sainte- Geneviève. Projet dont LAUGIER se fit le défenseur :

"Un ouvrage qui sera unique dans l'Europe et qui fera époque dans l'Histoire de l'Architecture où il sera cité comme le premier et le plus beau des monuments depuis la renaissance des Arts". Déplorant la perte de cette science de la construction : "ils sçavaient ce que nous ignorons, le maximum de ce que peut porter une colonne relativement à la densité de ses matériaux...", il imagine un protocole d'essais physiques devant permettre de "connaître avec exacti­ tude" la résistance des pierres afin de ne plus "mar­ cher à tâtons..." dans ce domaine.

2.5. ESTHETIQUE :

Au-delà de leurs prétentions polémiques, pratiques

ou normatives, les théories de LAUGIER méritent d'être

appréciées pour la^ nouveauté des recommandations^ d ' or­

dre purement esthétique que l'on y rencontre fréquem­ ment, surtout dans les chapitres traitant des façades ou des villes et qui révèlent un "oeil" déjà moderne car partagé entre le désir du simple, du régulier et celui du varié, de l'imprévu, de l'accidentel. S'il considère la "Maison - Quarrée" à Nîmes comme un mo­

nument exemplaire : "cet assemblage a une simplicité

et une noblesse qui frappe tous les yeux", il recomman­ de que les façades d'une certaine étendue présentent

"du contraste et de la variété". Le Château de Ver­ sailles est l'exemple de ce qu'il ne faut pas faire, il "ne parait qu'une longue muraille...". Alors bas­ culant encore du côté de l'architecture pré-renais­ sante, il en évoque le pittoresque avec une sensibi­

lité toute romantique : "Nos anciens dessinaient de

petit goût et avaient une architecture bizarre. Mais quant au fracas produit par la diversité des masses dans l'extérieur des Palais, ils l'entendaient beau­ coup mieux que nous. Je suis presque tenté de regret­ ter ces tours gothiques (...) qui flanquaient et dis­ tinguaient nos vieux Châteaux".

C'est dégagé, cette fois, de toute dépendance vis à vis du système plastique qui règne encore en son temps sur les façades et dans la composition des plans que LAUGIER évoque des beautés urbaines imaginaires :

"... qu'il y ait de l'ordre, et pourtant une sorte de confusion, que tout y soit en alignement, mais sans monotonie et que d'une multitude de parties régulières

il en résulte en total une certaine idée d'irrégula­

rité et de chaos qui sied si bien aux grandes villes...". Rêvant un instant de transformer Paris, il s'enflamme :

"Supposons qu'il (...) soit permis de trancher et

de tailler à son gré ; (...) quel feu, quelle har­

diesse, quel fracas de composition !". (19). Il compare souvent une ville à un parc où l ’on doit trouver "tout à la fois de l'ordre et de la bisa- rerie (sic), de la symétrie et de la variété !". Qui sait dessiner un parc saura dessiner le plan

d'une ville où : "il faut de la régularité et de

la bizarrerie, des rapports et des oppositions, des accidens (sic) qui varient le tableau, un grand ordre dans les détails, de la confusion, du fracas, du tumulte dans l'ensemble". LE CORBUSIER retiendra

ce passage qu'il transformera ainsi : "du tumulte

dans l'ensemble, de l'unité dans le détail"(20). LAUGIER aura tourné la réflexion des architectes vers de nouveaux buts qu'il annonce avec enthousi­ asme, mais dont il ne peut donner de représentations plausibles. Esprit brillant, il marqua durablement

son temps, et au-delà inscrivit définitivement la préoccupation nouvelle de "raisonner" les formes de l'architecture. Près d'un demi siècle plus tard, J.N.L. DURAND, homme modeste et plus près des réa­ lités pratiques, voudra donner une méthode simple et efficace de travail aux ingénieurs qui auront "au temps présent plus d'occasion d'exécuter de grandes entreprises que les architectes proprement dits" (21). Ne prétendant pas arbitrer en matière de grand goût, il attirera l'attention sur les beau­ tés des dispositifs les plus ordinaires et préconi­ sera un rationalisme pratique qui infléchira la tra­ dition inaugurée par LAUGIER vers un certain réalis­ me utilitaire.

3 - J.N.L. DURAND

Dans le document Formation de la modernité (Page 104-111)

Documents relatifs