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Qu’est-ce que le verrouillage technologique ? Définition et enjeux

1. Le verrouillage technologique : définition, facteurs et enjeux de politiques

1.1. Qu’est-ce que le verrouillage technologique ? Définition et enjeux

Pour les économistes, la notion de verrouillage technologique décrit une situation dans

laquelle une technologie A peut être adoptée de façon durable au détriment d’une

technologie B, et ce même si la technologie B apparaît par la suite comme étant la plus

efficace (Arthur 1989).

Initialement utilisée dans des travaux d’économie évolutionniste, la notion de verrouillage

technologique vise à comprendre, à l’échelle d’un secteur d’activités ou d’une filière,

comment, lorsque deux ou plusieurs technologies sont en compétition, l’une d’entre elles

peut devenir dominante, voire exclusive des autres options possibles. Ce faisant, ces

travaux mettent à jour des mécanismes par lesquels sont choisies des solutions qui ne sont

pas forcément les plus performantes pour des objectifs spécifiques.

Dans un article qui a marqué cette tradition de recherches, David (1985) relate ainsi

comment, dans les pays de langue anglaise, le clavier QWERTY

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s’est imposé comme

standard des machines à écrire puis des ordinateurs, au détriment d’autres dispositions

plus ergonomiques. Il décrit une succession de choix et d’évènements historiques qui,

depuis les années 1880 et l’invention des premiers claviers, ont conduit à une situation de

verrouillage sur le système QWERTY. Cette situation a conduit à évincer d’autres

solutions apparues au cours du temps, proposant pourtant des claviers plus confortables

et efficaces pour les dactylographes.

Des situations similaires ont pu être identifiées dans de nombreux domaines. On peut

ainsi parler de verrouillage technologique pour désigner la domination sur le marché de

technologies produisant de l’électricité à partir d’énergie fossile, et éclairer les difficultés

du développement de sources d’énergies renouvelables pourtant parfois moins onéreuses

(Cowan, Kline, 1996). Du point de vue de l’action publique, on trouve d’autres exemples

où la notion de verrouillage renvoie à une situation où une voie de développement

technologique (ou une solution technique) a été choisie et favorisée, en raison de ses

propriétés politiques spécifiques et d’une succession de choix historiques, alors même que

d'autres solutions techniques paraissaient plus appropriées compte tenu des objectifs

affichés. Dans le domaine de la gestion des déchets nucléaires en France, Barthe montre

le rôle des politiques technologiques dans une situation de verrouillage en faveur du

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Le clavier QWERTY est nommé d’après la série des premières lettres du clavier, il est l’équivalent

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stockage géologique, au détriment de l’entreposage en surface par exemple

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(Barthe, 2009,

2002). L’avantage politique de cette solution était de permettre une démarche progressive

vers la mise en œuvre d’une décision contestée.

Depuis une vingtaine d'années le cas de l’agriculture est fréquemment étudié par les

travaux sur les mécanismes de verrouillage technologique. La logique de développement

suivie pendant les Trente Glorieuses est remise en question de plusieurs points de vue,

notamment en raison de ses conséquences négatives sur l'environnement. La plupart de

ces travaux s’attache à comprendre les difficultés des acteurs du secteur à réorienter les

systèmes de production vers des pratiques moins consommatrices d’intrants chimiques

(engrais, produits phytopharmaceutiques), même lorsque des solutions efficaces d’un

point de vue agronomique et économique sont disponibles. La notion de verrouillage a

ainsi été utilisée dans un article de référence qui explique comment, dans certaines régions

agricoles, les solutions chimiques de contrôle des ravageurs dominent au détriment

d’autres techniques dites « de lutte intégrée* »

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(Cowan, Gunby, 1996). Plus récemment

elle a aussi été mobilisée dans des travaux qui tentent de comprendre, à partir d’une

analyse des systèmes de recherche en agriculture, pourquoi certaines dynamiques

d’innovation technologique favorisent le développement d’une ingénierie génétique*, au

détriment de solutions agroécologiques* (Vanloqueren, Baret, 2009). Le cas de la

diffusion de l’agriculture de précision* montre aussi un risque de verrouillage sur

l’utilisation de technologies satellitaires dans la maîtrise de la consommation d’intrants sur

les exploitations et le rôle du conseil technique dans la maîtrise de ce risque (Labarthe,

2010).

Les travaux en termes de verrouillage technologique s’attachent donc à éclairer des

conditions dans lesquelles s'opèrent les choix, et à identifier certaines difficultés au

changement. Ils permettent ainsi de mieux comprendre les raisons pour lesquelles

certaines voies de développement technologique persistent, au niveau d’une société ou

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Le stockage géologique consiste à enfouir les déchets hautement radioactifs et à vie longue dans des

couches géologiques profondes : la stabilité de certaines formations géologiques comme le granit ou

l’argile est utilisée afin de constituer un « piège » en profondeur, capable d’isoler les radioéléments de la

biosphère sur le très long terme, après que les conteneurs auront été détruits par l’érosion. Si cette solution

laisse la possibilité temporaire de récupérer les déchets en cas de problème ou de découverte de nouvelles

solutions de traitement, le stockage est cependant voué à devenir irréversible. Le stockage géologique

correspondait en France, dans les années 1970, à une option de recherche parmi d’autres. Elle s’est

progressivement imposée au détriment du développement de la recherche d’autres solutions, plus

coûteuses (techniques de transmutation qui visent à réduire la durée de vie de certains éléments

radioactifs), plus contestées (dépôt des déchets en milieu sous marin), ou correspondant à d’autres formes

de gestion de l’incertitude (comme l’entreposage en surface par exemple, qui suppose que l’on laisse aux

générations futures la responsabilité de gérer les déchets et que l’on mise sur une certaine stabilité dans le

temps des institutions sociales et politiques). Pour Y. Barthe cette solution s’est aussi imposée en raison de

son « efficacité » politique puisqu’elle permet une démarche progressive vers la mise en œuvre d’une

décision contestée (celle du stockage irréversible) : « Cette temporalité longue est censée permettre de dédramatiser la

décision et de construire pas à pas son acceptabilité. » (Barthe, 2009, p.130).

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d’un secteur d’activités, alors même que des acteurs souhaitent modifier leur trajectoire et

que des alternatives existent.

Cependant les travaux d’économistes sur la notion de verrouillage se focalisent sur la

question de la performance d’une technologie pour une entreprise ou un secteur de

production. Pour la sociologie politique, la question ne se pose pas uniquement de ce

point de vue. Il ne s’agit plus seulement d’éviter un blocage de firmes sur des technologies

sub-optimales, mais aussi de s’interroger sur le développement ou la persistance de

pratiques ou de modèles de production qui ne sont pas les plus efficaces vis-à-vis d’autres

types d’objectifs : préserver la qualité de l'environnement, maintenir un tissu économique

et social local, garantir la sécurité sanitaire... Les façons de produire sont devenues des

objectifs sociétaux. Et parallèlement l’innovation technologique est, plus que par le passé,

au cœur de controverses que la société civile prend en charge, comme on peut le voir dans

les débats sur les OGM (Organismes Génétiquement Modifiés) par exemple (Boy et al.,

2000 ; Zanoni, Ferment, 2011). Dans ce contexte, les choix technologiques ne peuvent

être analysés en tenant compte des seules performances techniques et économiques des

firmes.

Du point de vue de la sociologie politique, l'usage de la notion de verrouillage renvoie

donc aussi à une réflexion sur les conditions sociales et politiques du choix en faveur de

certaines voies de développement technologique. Dans le cadre d’un développement

durable l’enjeu de la maîtrise du risque de verrouillage est lié à la prise en compte

d’objectifs divers et à « long terme » dans la décision publique et collective (Hourcade,

1991), et à la possibilité de remettre en cause des choix antérieurs dans les dynamiques de

changement technologique, notamment en continuant de rechercher et de développer un

ensemble d'innovations possibles.

Le verrouillage technologique est ainsi lié à un double enjeu politique :

- D’une part, il pose la question des moyens dont disposent les acteurs (décideurs

publics, agriculteurs, citoyens…) pour réaliser un arbitrage au mieux, en fonction

des objectifs souhaités. Il s’agit ainsi de mieux évaluer les situations de choix et de

ne pas engager l’ensemble des efforts d’action publique dans une voie de

développement ou un choix technologique, au détriment d’une diversité d’autres

solutions possibles.

- D’autre part, la prise en compte du risque de verrouillage technologique soulève un

enjeu démocratique. Il s’agit de restaurer un espace de choix pour le débat public

vis-à-vis de modèles de développement technologique en agriculture.

Maîtriser le risque de verrouillage technologique relève d’un choix de société par rapport à

des trajectoires de développement, plutôt que de la gestion de risque. La réflexion sur le

verrouillage technologique a alors trait à la façon dont doivent se construire les solutions

sociales et politiques face à des dynamiques d’innovation fortement déterminées par les

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logiques de profit de firmes privées. Face à des avancées technologiques rapides dont on

ne peut évaluer pleinement les conséquences a priori, il faudrait des avancées

institutionnelles équivalentes qui permettent la mise à plat d’une réelle possibilité de choix

technologiques, et une maîtrise des évolutions techniques et scientifiques (Vanloqueren,

2007).

La question des mécanismes de verrouillage technologique et le rôle des institutions a été

l’objet de nombreuses analyses en sciences sociales. Les études menées, dans le domaine

de l’agriculture en particulier, soulignent le rôle joué par des facteurs historiques et

cognitifs.

1.2. Facteurs de verrouillage dans les domaines de l’innovation