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4. La méthode hypothétique

4.2. La méthode « à partir d’une hypothèse »

4.2.2. L’analyse géométrique

4.2.2.1. Qu’est-ce que l’analyse?

Comme le rapporte Menn142, la méthode de l’analyse eut un grand prestige dans l’antiquité, et ce, même jusqu’aux jours de Descartes et Fermat, car elle était vue comme la méthode de base de la découverte en mathématiques. C’est-à-dire une méthode qui permettait à des géomètres expérimentés de découvrir des propositions préalablement inconnues. Paradoxalement, l’analyse, qui est une méthode avec des règles claires pour un

139 « Si la surface en question est telle qu’une fois appliquée sur sa ligne donnée, elle laisse pour reste un

espace semblable à l’espace qui a été appliqué, je pense qu’il s’ensuit telle chose, et à l’inverse telle autre chose, s’il est impossible que cette situation se produise. »

140 S. Menn, Op. Cit., p. 212. 141 Ibid.

travail étape par étape (step-by-step work), se termine pourtant lorsque quelque chose d’imprévu « clique ». À ce moment le géomètre peut procéder encore une fois méthodiquement par la méthode de la synthèse pour confirmer ce qui a été découvert par l’analyse. Suite à une synthèse réussie, le géomètre peut présenter la proposition nouvellement découverte dans une démonstration sous la forme hautement stylisée sous laquelle on la retrouve dans les textes de mathématiques grecques classiques. Il est évident, comme le dit Menn, que les propositions des Éléments d’Euclide ou des Coniques d’Apollonius ne furent pas découvertes au moyen des démonstrations qui sont maintenant utilisées pour les justifier, et dans plusieurs cas, il est naturel de suspecter qu’elles furent découvertes par l’analyse. Il est donc d’autant naturel, de poursuivre Menn, que les philosophes considéraient l’analyse comme le cœur même de la géométrie grecque et qu’ils espéraient trouver quelque chose de similaire en philosophie.

Débutons par une description générale de ce qu’est l’analyse143. Supposons que nous voulons prouver une proposition P (la chose recherchée, ζητούμενον). Comme moyen heuristique en vue de trouver une preuve, nous assumons que le ζητούμενον P est reconnu comme étant vrai, et ensuite à partir de cette supposition nous procédons à des inférences. L’analyse est terminée lorsque nous en dérivons une proposition connue comme étant vraie (à partir des principes de la géométrie et des théorèmes que nous avons déjà prouvés) ou encore une proposition connue comme étant fausse. Ainsi si nous inférons de la proposition P une autre proposition connue comme étant fausse alors nous avons prouvé non-P par réduction à l’absurde. Toutefois, si nous pouvons inférer de P une proposition R connue comme étant vraie, alors nous pouvons essayer de remonter chaque étape de la dérivation de R à partir de P. Si nous réussissons, alors la preuve de R, avec la dérivation de P à partir de R, nous donne une preuve de P. S’il n’y a pas de garantie que l’analyse (la dérivation de R à partir de P) est réversible, il arrive souvent que les étapes des arguments géométriques soient réversibles. Ainsi, si une étape P ÆQ est légitime, Q ÆP l’est aussi : « si un triangle ABC est isocèle, il a deux angles égaux à la base », « si un triangle ABC a des angles égaux à la base, il est isocèle ». En menant l’analyse intelligemment nous pouvons éviter des

143 Ibid., p. 198.

étapes non réversibles « si un triangle ABC est isocèle, ses angles sont égaux à deux angles droits ». Même si une analyse réussie ne garantit pas une preuve, elle demeure utile, car elle permet de construire une avenue possible pour une preuve, et nous pouvons alors essayer de remonter les étapes.

Toutefois, comme l’indique Menn144, cette description de l’analyse est logiquement imprécise et ses imprécisions rendent difficile de voir en quoi l’analyse aurait une valeur heuristique145. Bien que l’analyse recherche une preuve pour une proposition en supposant le ζητούμενον comme étant une chose connue et en traçant des inférences à partir de celui- ci, nous ferions une grave erreur en identifiant le ζητούμενον avec la proposition que nous tentons de prouver. D’abord, il faut comprendre que les textes mathématiques grecs comprennent deux types de propositions, les théorèmes et les problèmes, et l’analyse peut chercher une preuve pour chacun des deux. Toutefois, seuls les théorèmes sont ce que nous appellerions des propositions. Ainsi, un théorème est un énoncé qui affirme que toutes les figures d’une classe donnée ont une propriété particulière, alors qu’un problème est un défi qui consiste à construire une figure avant certaines propriétés prescrites (et/ou certaines relations prescrites à une figure donnée). De plus, alors que l’énonciation d’un théorème est une phrase complète, l’énonciation d’un problème est un phrase incomplète (par exemple : « inscrire dans un cercle donné un triangle similaire à un triangle donné »). En ce sens, Pappus146 fait la distinction entre l’analyse « théorétique » (l’analyse de théorèmes) et l’analyse « problématique » (l’analyse de problèmes).

Dans le cas de l’analyse problématique, le ζητούμενον n’est pas du tout une proposition, mais un objet, c’est-à-dire la figure que nous tentons de construire147. Nous supposons que la taille, la forme et la position de la figure désirée sont connues, et nous procédons à des constructions à partir de cela (et nous traçons des inférences à propos des figures que nous construisons, à partir de la supposition que le ζητούμενον a les propriétés prescrites) jusqu’à ce que quelque chose « clique » et que nous construisions une figure dont nous reconnaissons que la taille, la forme et la position peuvent être déterminés des seules données du problème (avec les principes de la géométrie et avec les propositions que

144 Ibid, p. 199.

145 En effet, si nous ne faisons que trouver une preuve pour une proposition donnée, nous ne faisons aucune

découverte.

146 Pappus d’Alexandrie est un mathématicien grec du IVe siècle de notre ère. 147S. Menn, Op. Cit., p. 199.

nous avons déjà prouvées), indépendamment de notre supposition à propos du ζητούμενον. Ayant atteint ce point nous pouvons essayer de remonter la construction et les inférences qui l’accompagnent pour produire une construction du ζητούμενον et une preuve qu’il a les propriétés prescrites. Toutefois même dans le cas de l’analyse théorétique le ζητούμενον n’est généralement pas la proposition à prouver148. Les analyses problématique et théorétique sont si similaires formellement qu’on leur donne souvent la même description générale149 ; ces descriptions tendent à s’appliquer plus immédiatement à l’analyse théorétique, qui est logiquement plus simple, laissant l’analyse problématique comme une complication peu commode. Toutefois, il est clair que l’analyse problématique est historiquement plus ancienne, et qu’elle est heuristiquement plus fructueuse. Il est d’ailleurs naturel que l’analyse problématique soit plus ancienne, comme le dit Menn, car le fait de construire ou de rechercher des objets qui satisfont des descriptions données est une tâche plus vieille et de base de la géométrie, alors que des standards clairs de preuve et de justification se développent seulement avec le temps.

Alors que l’analyse théorétique est essentiellement une méthode pour découvrir une preuve pour une proposition donnée, l’analyse problématique est originellement une méthode pour découvrir une procédure de construction, bien qu’elle puisse aussi nous aider à découvrir une preuve que cette procédure fait ce qu’elle est censée faire150. Ceci nous aide à comprendre pourquoi l’analyse problématique est heuristiquement plus importante : pour appliquer une analyse théorétique à une proposition P, nous devons déjà suspecter d’une quelconque façon que la proposition est vraie (par exemple dans l’enseignement, lorsque l’étudiant croit P parce que le professeur ou le livre le dit, et qu’il essaie alors de trouver la preuve pour lui-même en utilisant l’analyse). Dans le cas de l’analyse problématique, bien que nous suspections que le problème ait une certaine solution (et c’est souvent intuitivement évident qu’il y en a une), nous pouvons n’avoir aucune idée de ce que la solution sera. Si nous tentons de prouver (et de prouver de manière constructive) une proposition ), l’analyse problématique peut suggérer une fonction φ et

148 Ibid., p. 200, Par exemple, comme dans le cas d’un théorème typique du type ), « pour tout

triangle ABC, si AB = AC, alors <ABC = <ACB », le ζητούμενον ne sera pas la proposition , mais .

149 Ibid., p. 203-204. 150 Ibid, p. 204.

suggérer que nous essayons de prouver ), ce qui va probablement nous faire passer au-dessus du plus grand obstacle en vue de trouver une preuve. De cette façon, l’analyse problématique peut nous guider vers des théorèmes autant que vers des solutions aux problèmes. Toutes ces raisons expliquent pourquoi, selon Menn, nous trouvons surtout dans les textes grecs des descriptions de ce qui semble être des analyses théorétiques, mais surtout des exemples d’analyse problématique.