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L’exposé de la réminiscence

3. La réminiscence (80e-82a)

3.1. L’exposé de la réminiscence

Nous arrivons ici à un moment clé du Ménon, moment où Socrate introduit les notions d’immortalité de l’âme, de métempsycose (transmigration des âmes) et de réminiscence. Ces notions sont introduites au moyen d’un discours divin qui vient donner une alternative au paradoxe de Ménon. Puisque Socrate considère que ce paradoxe n’est pas un bon argument (81a), Ménon demande des explications, et c’est ce que Socrate lui donne sous la forme d’un discours divin :

voilà, j’ai entendu des hommes aussi bien que des femmes, qui savent des choses divines… […] Un langage vrai, à mon sens, et beau! […] Ce langage, ce sont ceux des prêtres et des prêtresses qui s’attachent à rendre raison des choses auxquelles ils se consacrent, qui le tiennent. C’est aussi Pindare qui parle ainsi, comme beaucoup d’autres poètes, tous ceux qui sont divins. Ce qu’ils disent, c’est ceci. Voyons, examine s’ils te semblent dire la vérité. Ils déclarent en effet que l’âme de l’homme est immortelle, et que tantôt elle arrive à un terme – c’est justement ce qu’on appelle « mourir » -, tantôt elle naît à nouveau, mais qu’elle n’est jamais détruite. C’est précisément la raison pour laquelle il faut passer sa vie de la façon la plus pieuse possible.

« En effet, les êtres dont Perséphone a accepté compensation d’un ancien mal, vers le soleil d’en haut, à la neuvième année, elle envoie de nouveau leurs âmes, et de ces âmes, croissent de nobles rois, des hommes impétueux par la force ou très grands par le savoir. Pour tout le temps futur, ils sont honorés par les hommes, comme des héros sans tache »

Or comme l’âme est immortelle et qu’elle renaît plusieurs fois, qu’elle a vu à la fois les choses d’ici et celles de l’Hadès, c’est-à-dire toutes les réalités, il n’y a rien qu’elle n’ait appris. En sorte qu’il n’est pas étonnant qu’elle soit capable, à propos de la vertu comme à propos d’autres choses, de se remémorer ces choses dont elle avait justement, du moins dans un temps antérieur, la connaissance. En effet, toutes les parties de la nature étant apparentées, et l’âme ayant tout appris, rien n’empêche donc qu’en se remémorant une seule chose, ce que les hommes appellent précisément « apprendre », on ne redécouvre toutes les autres, à condition d’être courageux et de chercher sans craindre la fatigue. Ainsi, le fait de chercher et le fait

d’apprendre sont, au total, une réminiscence. Il ne faut donc pas se laisser persuader par cet argument éristique. En effet, il nous rendrait paresseux et, chez les hommes, ce sont les indolents qui aiment à l’entendre, tandis que l’argument que j’ai rapporté exhorte au travail et rend ardent à chercher. Puisque j’accorde foi à cet argument et crois qu’il est vrai, je veux bien rechercher avec toi ce qu’est la vertu.

L’introduction de ce discours peut paraître à première vue surprenante. En effet, quel est le besoin ici de s’appuyer sur un discours divin? Comme nous le rappelle André Motte66, ce passage fait d’une certaine façon écho à l’Apologie (20e-23c, 28e et29c), où c’est l’oracle de Delphes qui est à l’origine de la vocation philosophique de Socrate, mais aussi au Phédon (85b) où Socrate se proclame le serviteur d’Apollon (tout comme dans l’Apologie d’ailleurs). Ainsi comme l’explique Motte, on voit donc amorcée dans « ces trois derniers dialogues une idée que Platon illustre à nouveau et amplifie considérablement dans le Banquet et dans le Phèdre : le philosophe qui à sa faveur est l’héritier d’une tradition représentée par des prêtres-prophètes et par des poètes inspirés ». En effet, dans le Banquet, c’est grâce à la révélation d’une prêtresse, Diotime, que Socrate prétend connaître les choses de l’amour. Son entretien avec Diotime (qu’il rapporte dans le Banquet) lui permet d’introduire sa théorie des formes intelligibles. Dans le cas présent, le but semble de nous introduire à sa conception innéiste du savoir, et Platon semble vouloir, une nouvelle fois, ancrer l’origine de sa méthode philosophique dans le discours divin comme il l’avait fait dans le cas de l’Apologie. Évidemment, plusieurs questions pourraient être soulevées concernant l’origine de ce discours (notamment, est-il d’origine pythagoricienne?67), mais aux fins de ce mémoire nous nous concentrerons plutôt sur le rôle de ce discours divin.

Revenons un instant sur le contenu du discours divin pour être mieux à même de saisir sa portée. L’âme humaine est immortelle et elle renaît plusieurs fois (ce que l’on appelle la réincarnation ou métempsycose). Du fait de ces deux caractéristiques propres à l’âme, elle a vu autant les choses d’ici-bas que celles de l’Hadès (le monde de morts), donc

66A. Motte, « Figures de prêtre dans la littérature grecque », La figure du prêtre dans les grandes traditions

religieuses : actes du colloque organisé en hommage à M. l'abbé Julien Ries […], Namur, du 26 au 28 octobre 2000, édités par A. Motte et P. Marchetti; avec la collaboration de P. Pietquin, Louvain ; Dudley, MA : Peeters ; Namur : Société des études classiques, 2005, p. 25.

67 Voir sur ce point L. Brisson, « La réminiscence dans le Ménon (80 e- 81 e) et son arrière-plan religieux »,

dans Anamnese e Saber, ed. José Trindade Santos, Centro de Filosofia da Universidade de Lisboa, Lisbonne, Impresa Nacional, Casa de Moeda, 1999, p. 23-61.

tout ce qui est68, ce qui fait qu’il n’y a rien qu’elle n’ait appris. En conséquence, elle est capable de se remémorer la vertu ou autres choses dont elle avait connaissance antérieurement. Comme l’âme a tout appris, rien ne l’empêche en se remémorant une seule chose (en « apprenant ») qu’elle redécouvre toutes les autres. Toutefois, pour y arriver, c’est le point principal, il faut être courageux et chercher sans craindre la fatigue. Entre l’argument éristique de Ménon qui nous rendrait paresseux, et celui de Socrate (le langage divin) qui exhorte au travail (et rend ardent à la recherche), il faut choisir le second. Ainsi, comme le note avec justesse Canto-Sperber69, le but poursuivi par Socrate n’est pas que Ménon tienne pour vrai le langage des prêtres, mais il veut plutôt lui montrer que la conséquence de son propre argument est beaucoup plus intéressante du point de vue heuristique et moral70. Socrate semble donc répondre de façon satisfaisante au paradoxe de Ménon en lui donnant des raisons suffisantes de rechercher ce que l’on ne connaît pas. La réponse positive de Ménon, (oui, ναί 81e) qui indique son désir de poursuivre la discussion avec Socrate montre bien que ce dernier a réussi sur ce point. Cependant, le rôle du discours divin est-il vraiment de répondre au paradoxe de Ménon? Il convient ici de préciser, comme le fait Lesley Brown71, que l’histoire des prêtres ne fait pas partie de la démonstration de la réminiscence, cette démonstration intervient plus loin avec le problème de la duplication du carré. Nous nous attarderons plus loin sur ce problème, rappelons simplement ici qu’il s’agit d’un problème géométrique adressé à un esclave de Ménon, et dont le but est de montrer ce qu’est la réminiscence. Comme l’indique Brown, si nous souscrivons à l’idée que Socrate répond à l’argument éristique de Ménon à l’aide du récit des prêtres, alors il faut accuser Platon de raisonner de façon circulaire.

Ce raisonnement n’est-il pas en fait circulaire? Se fondant sur le fait que les prêtres reconnaissent l’immortalité de l’âme et l’existence prénatale, Platon suppose que le jeune esclave a cette connaissance; puis, de la prestation de l’esclave, Platon déduit que l’âme de celui-ci possédait déjà la vérité avant la naissance de l’être humain et qu’elle est en fait immortelle.

68 Nous reviendrons plus loin sur la signification du terme « Hadès » dans ce contexte.

69

M. Canto-Sperber, Op. Cit., p. 260, note 126.

70 Moral, puisque l’argument éristique de Ménon nous rendrait paresseux et lâche.

71 L. Brown, « Connaissance et réminiscence dans le Ménon », Revue philosophique de Louvain, 116, 1991, p.

Comme le dit Brown, il serait injuste d’accuser Platon d’argumenter de façon circulaire, car la fonction de ce discours divin est différente. Sa fonction est d’introduire à sa théorie de la connaissance prénatale, théorie qui fera ensuite l’objet d’une démonstration. De plus, il est bien de rappeler que Platon ne tient pas ici à obtenir l’assentiment de Ménon sur la vérité de ce discours, son but est de proposer une alternative qui est la connaissance prénatale. Regardons maintenant quelles sont les conséquences de l’introduction d’un tel discours sur la dialectique. Ce point est crucial, car il nous permettra de voir en quoi la dialectique subit ici une métamorphose majeure.