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La publicité native fait peser la responsabilité éthique sur les journalistes

6. DISCUSSION

6.2 La publicité native fait peser la responsabilité éthique sur les journalistes

l’imputabilité pèse davantage sur les épaules des journalistes, surtout dans un contexte où affluent les pigistes, responsables de produire du contenu intéressant pour leurs clients, pour les annonceurs et pour leur public en respectant les normes déontologiques. En plus de composer avec des exigences de production élevées qui se justifient au nom de la rentabilité des entreprises de presse, les journalistes, et plus particulièrement les pigistes, doivent s’adapter aux lignes de conduite qui diffèrent d’un média à l’autre. Les patrons de presse qui demandent aux journalistes d’être « moins à cheval sur l’éthique » (Journaliste permanent) en servant des intérêts commerciaux font en quelques sortes peser sur ces derniers une responsabilité qui contrevient pourtant à leur déontologie, sinon à leur éthique. Cette responsabilité relève donc du choix personnel des journalistes lorsqu’ils optent pour les contrats de publicité native, avec les conséquences qui peuvent suivre notamment sur leur crédibilité.

En ce qui concerne la communauté professionnelle qui accueille et encadre les journalistes, l’Union des consommateurs (2018) indique que « plusieurs expriment l’avis que la responsabilité de veiller à l’application [des normes pour encadrer la publicité native] devrait revenir aux associations professionnelles. On objectera toutefois que les associations professionnelles du domaine n’ont pas de pouvoir coercitif sur les médias d’information à ce sujet » (p. 120). Au Québec, l’AJIQ représente le regroupement qui semble le plus s’être questionné sur la publicité native, avec des panels à ses congrès annuels en 2018 et en 2019 et la mise sur pied d’un code de conduite afin d’aider les pigistes à aborder le contenu natif ou la rédaction publicitaire au sens plus large (AJIQ, 2019b). Bien qu’avec ce document, l’AJIQ puisse aider les pigistes à établir leurs limites en termes de publicité native, elle ne détient effectivement pas de pouvoir d’action ni sur les médias ni sur les journalistes. Dezève (2005) qui se penche sur la prolifération des chartes éthiques et des codes de déontologie issus des sciences de l’information et de la communication, se questionne à savoir si « cette activité de recherche de crédibilité, d’acquisition d’un capital de confiance, d’une bonne réputation, ne serait-elle, en dernière analyse qu’une pratique cosmétique pour ennoblir des activités moins reluisantes » (p. 26) ? La question mérite que l’on s’y attarde, considérant que, d’un côté l’AJIQ met sur pied un code pour appuyer ses membres et de l’autre, la FPJQ s’y oppose fermement. La création du code de conduite en matière de publicité native reflète la réalité des membres de l’AJIQ et vise à les aider à composer avec ce phénomène, qu’ils peuvent de moins en moins éviter (AJIQ, 2019a). Certaines réflexions selon lesquelles ce code sert également à déculpabiliser les pigistes qui acceptent ce genre de mandats ont toutefois été soulevées lorsque le document a été présenté dans le cadre du congrès 2019 de l’AJIQ (AJIQ, 2019a). Finalement, les journalistes ne peuvent pas en référer à l’État, puisqu’il ne contribue pas à l’encadrement du métier.

Perdus entre une pratique publicitaire intrusive tolérée dans les salles de nouvelles et des normes déontologiques qui l’interdisent, ou qui ne sont pas claires pour certains intervenants, les journalistes demandent un encadrement plus prononcé pour la publicité

native. Comme le fait remarquer un de nos intervenants, cette situation révèle un grand paradoxe, car les compétences et les valeurs journalistiques prisées dans les différents guides sont recherchées par les annonceurs qui veulent confier leurs mandats à des journalistes rigoureux et crédibles, mais demandent du même coup de compromettre ces atouts. Ce besoin d’un encadrement de la publicité native relève aussi d’un constat qui émerge de plusieurs éléments de nos résultats : les journalistes de notre échantillon sont convaincus que la publicité native est là pour de bon. Pensons, par exemple, au fait que certains professionnels de l’information délaissent complètement le métier pour se tourner vers cette pratique plus payante, que d’autres craignent les impacts à long terme de la publicité native sur le journalisme, et que les médias tolèrent désormais cette pratique en modifiant leurs critères éthiques ou en contrevenant carrément à leur ligne directrice en la matière.

Conscients d’entretenir la confusion du public en signant des textes parfois d’information, parfois commandités, les journalistes expriment le besoin d’une responsabilisation et d’une cohérence des médias et de la communauté professionnelle en matière de publicité native. Dans une optique de distinction des genres publicitaire et journalistique, nos intervenants réclament également une identification claire de la publicité native afin que le public ne soit pas berné. Bien que cette responsabilité ne relève pas d’eux, le fait de signer un texte mal identifié peut nuire à leur crédibilité aux yeux du lectorat et de leurs confrères. Il faut toutefois noter que les décisions du CPQ concernant la publicité native montrent une évolution en matière de distinction des genres journalistiques, notamment dans le cas de La Presse avec sa section XTRA (CPQ, 2015b; CPQ, 2019a).

En contrevenant à tous les principes évoqués plus haut, les journalistes demeurent-ils journalistes? À cet égard, les réflexions éthiques des professionnels de l’information affluent, particulièrement pour les pigistes, qui voient leurs conditions de pratique et leur statut chamboulés.