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La publicité native entraîne une modification des rapports de force dans les salles de

5. PRÉSENTATION DES RÉSULTATS

5.6 La publicité native entraîne une modification des rapports de force dans les salles de

Les rapports de force déjà existants dans les salles de rédaction, que ce soit entre les patrons et les journalistes ou entre les journalistes eux-mêmes, deviennent plus prononcés avec la pratique de la publicité native. Selon nos participants, le contexte précaire des médias d’information fait en sorte que les journalistes doivent « accepter le jeu » (Journaliste permanent) de la publicité native et les pressions supplémentaires qu’elle exerce, tout en composant avec l’importante influence des annonceurs dans le contenu – sans quoi les médias risquent de fermer.

5.6.1 Rapports de force entre les journalistes et les patrons de presse

Sans subir l’obligation de réaliser un texte de publicité native contre leur gré, les journalistes permanents d’un quotidien régional qui refusent des mandats se font dire qu’ils sont « peut-être un petit peu trop à cheval sur l’éthique » (Journaliste permanent). Le rapport de force entre les journalistes surnuméraires et les patrons est perceptible, même pour le journaliste syndiqué à qui nous avons parlé : « Étant donné que je suis permanent, moi j’ai le choix de décider est-ce que je signe mon texte ou je le signe pas, ou si je le refuse ou je ne le refuse pas, ce qu’un surnuméraire est peut-être moins apte à faire » (Journaliste permanent). Cette emprise des patrons sur les journalistes semble en effet plus forte chez les surnuméraires qui dépendent davantage du média pour avoir du travail et qui aspirent à acquérir un statut permanent. Il en va de même pour les pigistes qui signifient accepter des contrats de publicité native par crainte qu’un ou plusieurs refus consécutifs entraînent une baisse de mandats, comme nous l’avons abordé précédemment.

Un de nos intervenants soulève même la crainte de se mettre à dos les patrons de presse s’il lève le nez sur les mandats de publicité native :

Je sais bien que si plusieurs fois on me propose des affaires pis je dis tout le temps non ou que je leur dis : « Bien moi j’en ferai pas de ce contenu-là parce que moi je suis un journaliste professionnel indépendant ». Peut-être qu’un moment donné ils vont m’en vouloir. (Pigiste 2)

Cette appréhension contraste toutefois avec le discours des patrons de presse lorsqu’ils proposent aux journalistes un contrat de publicité native. Différentes approches s’observent, mais les intervenants recensent tous cette distinction entre la présentation d’un mandat journalistique et celle d’un contrat commandité, où la sensibilité des journalistes à la publicité native sera jaugée par le patron :

Le ton est différent, ça va être genre : « Est-ce que ça te dérange? ». On dirait qu’on te prie un peu d’accepter. Alors que, normalement, c’est plus comme : « Wow, j’ai une super commande pour toi, veux-tu la faire? » Pis… Mais là c’est un peu comme : « Ben…On a quelque chose... ». (Pigiste 2)

Même si plusieurs patrons sont décrits comme étant à l’écoute des journalistes et conscients des malaises qu’ils peuvent ressentir, ils n’hésitent toutefois pas à souligner l’importance des contenus natifs. Bien que la qualité de l’information prime toujours en journalisme, les intervenants ressentent une pression supplémentaire du média pour que le contenu soit impeccable lorsqu’il est financé par un annonceur :

Ils m’ont clairement avisé des enjeux. Pour eux, il était extrêmement important que la qualité soit absolument impeccable, parce que ça faisait des années qu’ils n’avaient pas eu de compte [d’une compagnie X] comme annonceur, pis ils ne voulaient pas le perdre. (Pigiste 3)

Les rapports de force entre les patrons et les journalistes existent comme dans tout milieu de travail, mais la publicité native les amène un peu plus loin. Elle engendre une dualité nouvelle et bien particulière entre les journalistes qui acceptent ces mandats et ceux qui

les refusent ou qui n’ont pas à en faire (statut permanent, revenus suffisants, valeurs trop opposées à la pratique, etc.).

5.6.2 Rapports de force entre les journalistes

Un producteur au contenu souligne que la publicité native engendre des frictions dans le milieu médiatique, indiquant que les journalistes ne considèrent pas que les producteurs au contenu font du journalisme :

On ne peut même pas dire qu’on est journaliste selon ce que le journaliste est, selon admettons la FPJQ, pis le code déontologique, pis l’espèce de morale journalistique. On peut même pas dire qu’on est journaliste parce qu’on se ferait basher, on se ferait ramasser avec ce qu’on fait en ce moment. On écrit au « je », on écrit, on utilise des termes un peu communs, justement on parle du contenu sponsorisé, tout ça, moi je pense que les gros désavantages c’est que ça va peut-être créer des frictions dans le milieu médiatique. (Producteur de contenu)

D’entrée de jeu, nous percevons dans ce propos une dualité entre les professionnels de l’information qui considèrent que la publicité native est une forme de journalisme et ceux qui rejettent cette affirmation.

Un journaliste permanent avance qu’en refusant de réaliser les mandats de publicité native, le personnel à temps plein les refile indirectement vers les surnuméraires et pigistes, qui n’ont pas la même latitude pour les refuser. Ces refus auraient donc un impact sur leurs collègues : « On pelletait souvent ces textes-là dans leur cour à eux, en sachant très bien que, de un, ils n’auront peut-être pas le choix de le signer, et de deux, ils auront peut-être pas le choix de le refuser non plus » (Journaliste permanent).

Des tensions se créent à l’intérieur même de la salle de rédaction entre les journalistes permanents strictement affectés à l’actualité et les journalistes surnuméraires ou pigistes qui font de la publicité native. Un journaliste révélait au point 5.1.3 qu’il obtenait un meilleur accès aux sources d’information dans les mandats de publicité native. Ce genre

de privilège ne passe pas inaperçu auprès des journalistes d’information : « Ça avait causé une chicane. [Une collègue journaliste] était fâchée parce qu’elle disait que ça n’avait pas de bon sens que les surnuméraires qui font de [la publicité aient] accès à du monde [auquel eux n’ont] pas accès. Même à l’interne, ça causait des frictions » (Ancien surnuméraire). En plus de réfléchir sérieusement à leur propre pratique et éthique professionnelle, les journalistes composent avec les pressions de leur patron ou de leur client pour accepter des mandats et subissent les critiques ou les frustrations de leurs confrères qui ne sont pas tenus d’effectuer ces mandats ou qui les refusent. Cette situation illustre bien la double contrainte dans laquelle la publicité native place les journalistes : sauvegarder leur employeur, voire leur profession, tout en dénaturant cette dernière.

Dans ce chapitre, nous avons présenté les multiples effets de la publicité native sur la démarche journalistique, la qualité de l’information produite, les principes déontologiques, les conditions de pratique des pigistes. Nous constatons que plusieurs réflexions éthiques et différents rapports de force entre les professionnels de l’information émergent de cette pratique. À partir de ces résultats, nous répondrons à notre question de recherche au chapitre suivant, dédié à la discussion.