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19 Les propriétaires sont souvent absents de l’habitation et résident en France, mais l’organisation pyramidale permet à l’habitation de fonctionner sans lui

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Nelly Schmidt, Les abolitions de l’esclavage de L. F. Sonthonax à V. Schœlcher, 1793-1794, 1848, Presses

universitaires de Vincennes et éditions UNESCO, 1995, op.cit.

21

Guy Lasserre, La Guadeloupe, étude géographique, Fort-de-France, éd. Kolodziej, 1978. Tome 1 : « La nature

et les hommes », p. 355.

Les renseignements les plus précis sont fournis par un missionnaire dominicain: le Père

Labat

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. Le système, qui porte son nom, repose sur une division du travail entre la culture de

la canne et sa transformation. Un géreur

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dirige l’habitation, secondé par un économe

24

. Ce

dernier surveillant les travaux des ateliers

25

, a sous ses ordres un commandeur

26

. Ainsi, la

dilution de l’autorité dans une chaîne hiérarchique place chacun sous les ordres d’un

supérieur

27

, ce qui contribue à dissoudre la responsabilité personnelle du maître placé au

sommet. Les 100 à 200 esclaves d’une habitation sont répartis selon leurs activités : les tâches

domestiques de l’entretien de la maison du maître et l’encadrement sont assurées par une

dizaine d’entre eux

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. Les autres, le plus grand nombre, travaillent dans les champs de canne,

ou dans les moulins de fabrication du sucre brut. L’habitation, qui est une institution totale

dans un espace enclavé

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, fonctionne en autarcie, et « structure l’espace bien au-delà des

plantations de canne à sucre

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». Elle ébauche le premier aménagement du territoire. Les

seules voies de communications développées la relient aux ports d’embarquement de ses

productions vers la métropole.

Ces prémices de l’île entreprise

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entraînent le développement d’aménagements en France. La

canne arrive dans les ports

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, sous forme de moscouade, non consommable. Sa transformation

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Père Labat, Nouveau Voyage aux isles Françoises de l'Amérique, 1722. Réédition : Jean-Baptiste Labat,

Voyage aux Isles, introduction de Michel Le Bris, Paris, Phébus, 1993. Il habite aux Antilles entre 1693 et 1705

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« Le géreur est l’agent exécutif du maître. En réalité, il est très indépendant et agit comme un maître. Les abus

de ces hommes sont souvent dénoncés par les propriétaires absents…Cette tâche est habituellement donnée à un

Blanc, rarement à un libre de couleur [un esclave affranchi] ».

Frédéric Régent, La France et ses esclaves, op. cit., glossaire p. 340.

24

« Econome : mal rémunéré et vivant chichement, l’économe est chargé de donner des ordres aux commandeurs

qui lui rendent des comptes directement. Il fixe les heures de labeur et vérifie, le soir, l’ouvrage effectué. Il tient

le livre des comptes. L’économe est souvent un Blanc, parfois un libre de couleur et exceptionnellement un

esclave en voie d’affranchissement. Un ou plusieurs économes sont placés sous l’autorité du géreur ou celle du

propriétaire lorsqu’il réside sur son habitation ». Ibid., p. 340.

25

« Atelier : nom donné aux groupe d’esclaves d’une habitation. Il peut y avoir un à trois ateliers selon la taille

de l’habitation ». Ibid., p. 108 et 339.

26

« Commandeur : esclave dépositaire dans les champs d’une partie de l’autorité du maître sur l’atelier. Le

commandeur a des tâches multiples dans la direction du travail et dans le maintien de la discipline. Il dirige la

coupe de la canne ou du fourrage, le ramassage du café ou du coton, ainsi que le transport de ses produits. Le

commandeur a aussi un rôle dans la répression du marronnage ». Le marron est l’esclave fugitif, le terme

marronnage désigne la fuite des esclaves. Ibid., p. 340.

27

Même le maître dont la toute-puissance sur sa main-d’œuvre est limitée au territoire qu’il domine. En dehors,

il est lui-même livré à l’autorité des marchands, des transporteurs, des raffineurs

28

Frédéric Régent, La France et ses esclaves. op. cit. p. 107.

29

Myriam Cottias, La famille antillaise du XVIIe au XIXe siècle : étude anthropologique et démographique,

enracinements créoles, thèse de doctorat dirigée par André Burguière, EHESS, 1990, p. 302 et suivante.

Jean-Pierre Sainton (dir), Histoire et Civilisation de la Caraïbe, op. Cit. p. 150.

Danielle Bégot (dir.), La plantation coloniale esclavagiste, XVII

e

-XIX

e

siècles, Paris, Éditions du CTHS, 2008.

30

Jean-Pierre Sainton (dir.), Histoire et Civilisation de la Caraïbe, op. Cit. p. 150.

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Dans la mesure où l'homme aménage son territoire pour l'activité cannière exclusivement.

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Nantes, le Havre, Bordeaux principalement.

s’effectue dans des raffineries reliées par voies fluviales. De Nantes, par exemple, elle est

transportée sur la Loire jusqu’à Orléans d'où le sucre raffiné est expédié dans la moitié nord

de la France

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. La première raffinerie d’Orléans est construite en 1653, vraisemblablement par

une famille hollandaise. En 1698, la ville compte trois raffineries, puis trente-deux à la fin du

XVIIIe siècle. Le goût pour le sucre s’accroît en Europe, rendant précieuse la possession d’un

territoire producteur dans la Caraïbe. Le statut d’île à sucre est confirmé.

D’après les chroniqueurs de l'époque, à la fin du XVIIe siècle, la terre cultivée en Guadeloupe

rapporte : « environ cinq fois plus qu'une terre cultivée en Europe

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». Encouragés par ce

profit, les propriétaires en Guadeloupe proposent de raffiner le sucre sur place plutôt que de

l’envoyer en France. Ils se heurtent immédiatement à la double opposition de la puissance

publique et du commerce. La première répond dès 1680 : en augmentant les taxes sur les

sucres raffinés produits aux colonies, les rendant plus chers que ceux qui sont raffinés en

France. Et le second se plaint et finit par gagner : les habitants de l'île

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obtiennent le droit de

pouvoir raffiner sur place, c'est à dire de pouvoir fabriquer un produit susceptible d'être vendu

directement aux consommateurs, donc l’égalité de leur produit avec celui de la métropole en

1684, mais pour peu de temps. « La marine marchande ne tarde pas à se plaindre de la

diminution du fret […] En moins d'un an plus de cinquante vaisseaux qui faisaient le

commerce des îles restèrent dans l'inaction […] Il fut défendu d'établir dans les Colonies de

nouvelles raffineries

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».

Ainsi, « les Colonies n'ont été fondées que pour l'utilité de la Métropole

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», et la culture de la

canne n’est que le premier échelon d’une chaîne de profit qui leur échappe. La puissance

publique affirme son emprise sur la marchandise. Par exemple, l'article 18 du Code noir de

1685 défend aux esclaves de vendre des cannes à sucre, « pour quelque cause, et occasion que

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Sans entrer ici dans le détail puisque le territoire métropolitain n’est pas notre sujet : Blandine Lamorisse,

« Quand Orléans transformait le sucre », La République du Centre, 03/04/2015.

http://www.larep.fr/loiret/actualite/2015/04/03/histoire-quand-orleans-transformait-le-sucre_11390948.html

34

Père Labat, Nouveau Voyage aux isles, op. Cit. Le père Labat est un missionnaire dominicain envoyé aux

Antilles de 1693 à 1705. Son rôle est important dans l’amélioration des techniques de fabrication de l’eau-de-vie

de canne.

Voir aussi à ce sujet Frédéric Régent, La France et ses esclaves. op. Cit. p. 107.

35

Dans le sens de propriétaire d'une habitation.

36

Emile Boizard, Henri Tardieu, Histoire de la législation des sucres (1664-1891), Paris, Edition aux bureaux de

la Sucrerie indigène et coloniale (BISC), 1891, p. 5. L'arrêt en question est pris en conseil d'État le 21 janvier

1684.

37

Jean Cavignac, Jean Pellet, commerçant en gros (1694-1722), contribution à l'étude du négoce bordelais au

XVIIIe siècle, SEVPEN, 1967, p. 170, cité par Frédéric Régent, La France et ses esclaves, op. Cit. p. 90.

ce soit, même avec la permission de leurs maîtres ; à peine du fouet contre les esclaves, de 10

livres tournois contre le maître qui l’aura permis, et de pareille amende contre l’acheteur

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».

La canne à sucre, à l’origine de l’île entreprise, est davantage qu’une simple culture. Elle

peuple un espace

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, elle structure et organise un système social et maintient un territoire dans

la dépendance de la métropole.

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