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La surface consacrée à la canne diminue : de 30.000 hectares elle passe à 26.500, sans hausse

de la productivité. Le rhum est la première production atteinte : ses exportations sont réduites

de 35%. Les petits distillateurs fabriquent à perte et ne remplissent plus leurs quotas. Sur les

78 distilleries de toutes natures (industrielles et agricoles), qui existent avant le cyclone, 66

seulement résistent. Leurs propriétaires sont souvent endettés. Le contingentement augmente

encore en 1934 : 78 000 hectolitres d'alcool pur affectés à la colonie sont admis en franchise

du droit de douane en métropole. Au-delà, l’alcool est soumis à une surtaxe (il prend alors le

nom de surtaxé). Mais la demande diminue. Les grossistes et revendeurs de métropole, attirés

par un profit rapide, spéculent sur ce produit, achètent, stockent et vendent selon le cours.

Avec sa baisse, ils font faillite et ne peuvent se débarrasser de leurs stocks. Ces faillites

affaiblissent toute la filière.

A Bordeaux, la Compagnie générale des rhums, une société au capital de 15 millions, spécule.

L’affaire est très rentable quand les cours atteignent plus de 1100 francs l'hectolitre de rhum

en délivré. Mais la consommation se restreint avec la crise, les importations de surtaxés, hors

contingent, s’amplifient et les stocks s’accumulent. Des sources officieuses signalent alors

que cette société serait virtuellement en liquidation laissant un passif de 30 millions. La

Banque de Guadeloupe ajoute qu’ « aussi longtemps que les excédents de stocks pesant sur le

marché ne seront pas résorbés, il faut s'attendre à une dépression suivie de stagnation des

cours des produits », autrement dit à une perte de débouchés. C’est chose faite en 1931. Les

intermédiaires de Bordeaux demandent aux entrepreneurs de Guadeloupe de cesser leurs

exportations, jusqu’à ce que les stocks soient écoulés. Au Havre, pour les mêmes raisons, la

faillite de son courtier entraîne la fermeture de la Société des Sucreries et distilleries de la

Guadeloupe, propriétaire de l’usine Courcelles, mise en liquidation en 1932. Les usines

parviennent à vendre une partie de leur rhum sur le marché local. Elles le fabriquent à partir

des déchets de la fabrication du sucre et il leur coûte peu, ce qui permet de l’écouler à bas prix

pour une clientèle pauvre. Le rhum industriel supplante ainsi le rhum agricole des distilleries

qui, privées de débouchés, cherchent à fournir un marché local saturé.

Les distillateurs demandent l’arbitrage de l’État. C’est l’arbitrage Barthe

93

qui après enquête,

conduit aux décrets des 22 septembre 1933 et 27 janvier 1934. L’objectif est la sauvegarde des

distilleries par la répartition entre-elles de la production destinée au marché local. Sur un

contingent total de 20 160 hectolitres d’alcool pur dont dispose la Guadeloupe, elles reçoivent

16 790 hl AP, soit 83 %, alors que les usines n’ont que 3 370 hl AP. Cela équilibre le fait

qu’elles ne disposent que de 33,3% du contingent d’exportation. Les distilleries nouvelles

sont avantagées ainsi que les toutes petites. Celles qui n’existent plus (qui ne produisent plus,

elles sont dites non fumantes), ne sont pas rayées de la liste. Ainsi 95 distilleries reçoivent un

contingent local. La possibilité de transfert de ce contingent local ouvre la porte aux abus et

trafics. Les usines, très défavorables à cette organisation, se consacrent surtout à la production

sucrière. Le sucre procure 56% du chiffre d’affaire en 1928 et 68% en 1935 à l’usine de

Beauport. Sur les exportations totales de la colonie, le sucre reprend la première place avec

41,4% en 1935 contre 35,3% en 1927. Mais son cours s’effondre passant sous les 200 francs

le quintal sur le marché métropolitain

94

. La sécheresse en 1930 fait baisser la production. En

1931, elle est de 20 000 tonnes, au lieu de 26.000 tonnes en 1930 et de 30 000 tonnes en

moyenne. En 1932, un rapport de la Banque de Guadeloupe indique qu’à part les Sucreries

coloniales, Darboussier, la Retraite, Grande-Anse et Pirogue « toutes les autres usines sont en

faillite ».

La banque elle-même perd 10% de son portefeuille. Ses relations se tendent avec les

entrepreneurs. Les prêts sont refusés à certains. Le directeur de l’usine du Comté de Lohéac,

par exemple, est en désaccord avec celui de la banque, M. Pégourier en 1933. Il obtient un

départ diplomatique en congé maladie avec le soutien du personnel de la banque, et est

remplacé par un intérimaire, plus proche des entrepreneurs. Le tort de M. Pégourier semble

avoir été une trop grande lucidité dans le fonctionnement de l’institution. Dans sa lettre de

démission adressée au gouverneur, il décrit le système de fonctionnement de l’assemblée des

actionnaires. Sur les 6000 actions de la banque, les cinq sixième appartiennent à des titulaires

métropolitains. L'agence centrale des banques coloniales leur demande, avant chaque

assemblée, d'adresser leur pouvoir en blanc au directeur de la banque. Ce dernier en fait ce

qu’il veut. Ainsi, les décisions ne sont pas prises par les actionnaires présents, ou au moins au

courant des enjeux, mais par un gouverneur tout puissant. M.Pégourier conclut sur la réunion

de la veille qui a décidé de son remplacement : « Le nombre des actions représentées à

l'assemblée d'hier dépassait les 2000, dont la plus faible part se trouvait dans les mains

d'actionnaires assistant à la séance ».

L’assimilation, un souhait de certains conseillers généraux, n’est pas voulue par les

entrepreneurs. Elle signifierait la fin de leurs privilèges fiscaux et le début de l’application du

droit du travail national sur leur main-d’œuvre. Le statut colonial leur convient. D’après les

sources consultées, ce sujet n’est pas abordé ouvertement. Par contre, sur place, les relations

entre le gouverneur et le monde des affaires sont accentuées. Les directeurs des banques

coloniales deviennent membres de droit du conseil privé par décret du 10 novembre 1933.

Avec la crise, le système économique, en particulier celui des sociétés anonymes dont les

bénéfices ne profitent pas au territoire où sont installés leurs centres d’exploitation, est remis

en cause. Une délibération du Conseil général substitue aux droits de sortie sur les rhums,

tafias et sucre qui les frappent une taxe dite de fabrication. La délibération devient le décret du

14 août 1931 et paraît au Journal Officiel le 26 août. C’est un changement important : chaque

producteur est ponctionné sur son activité, avant même d’envisager son exportation. C’est du

territoire lui-même qu’ils tirent les ressources taxées, et pas seulement de leur vente en

métropole. Dans le même ordre d’idée, en 1932, Gratien Candace

95

dépose une proposition de

loi pour que les Sociétés de capitaux ayant leur siège et leur exploitation aux colonies soient

soumises exclusivement à la législation fiscale locale en ce qui concerne les impôts sur les

titres et les impôts sur les revenus des valeurs mobilières. Il ajoute que ces taxes doivent être

perçues au profit des budgets locaux : « Il serait injuste de vouloir imposer en France, des

sociétés réunissant des actionnaires en France, mais dont les richesses exploitées sont dans les

colonies. Il est temps de revoir la définition du siège social à comprendre comme siège

d’exploitation ». Cette proposition reste sans suite

96

.

Enfin, la crise montre une différence entre les entreprises de Guadeloupe et celles de l’Empire

français. Les mouvements de capitaux n’y correspondent pas à ceux décrits par Bouda

Etemad puisque les capitaux privés ne s’en retirent pas :

« Après les années 1930, les capitaux privés français dans l’Empire amorcent un

mouvement de retraite, en raison principalement de la baisse tendancielle des taux de

profit dans les activités coloniales. C’est l’investissement public qui pallie le

désinvestissement privé

97

».

95

Biographie en annexe p.523.

96

Jusqu’à la loi de départementalisation du 19 mars 1946 qui ne change pas le principe de redistribution des

bénéfices aux sièges sociaux, donc en métropole.

97

Bouda Etemad, La possession du monde. Poids et mesures de la colonisation (XVIII

e

-XX

e

siècle).Bruxelles,

Éditions Complexe, 2000.

Ni la société des Sucreries coloniales, ni celle de l’usine de Beauport ou la Société Industrielle

et Agricole de la Pointe-à-Pitre n’enregistrent de diminution de capital. Elles bénéficient aussi

des expositions coloniales : celle de 1931 est une vitrine qui leur est offerte par l’État. A

travers elle, le ministère des Colonies s’emploie à faire croire à la prospérité de l’industrie

sucrière locale

98

. L’État se transforme en représentant de commerce des produits de la canne.

Jacques Marseille remarque : « A partir de 1930, on assiste au croisement des temps

historiques […]. Au moment où la désaffection de certains milieux d’affaires commence à se

manifester, l’Empire entre de plain-pied dans la conscience des Français. Des voix s’élèvent

de tous les horizons politiques pour célébrer la grandeur de la France impériale

99

». Cette

démarche pédagogique impose le soutien aux entrepreneurs. Ses deux productions, le sucre et

le rhum, deviennent les images représentatives de la Guadeloupe.

Cette posture de l’État change beaucoup pour le territoire : jusqu’alors l’usine domine et

organise la vie locale, désormais elle la représente. Les élus corrigent à peine cette vision, très

impliqués eux-mêmes dans ces manifestations coloniales. Elles sont pour eux des tribunes

politiques : « Notre Guadeloupe est beaucoup plus un département français qu'une colonie

française. Chez elle point d'indigène, mais seulement des citoyens français, égaux entre eux et

avec ceux de la Métropole

100

, c’est le « phare avancé de la démocratie coloniale sur le rivage

encore obscur de l'immense empire colonial de la France

101

» écrit son sénateur Henry

Bérenger

102

. Ici, la « démocratie coloniale » sert d’argument de vente du sucre et du rhum.

L’exposition de 1931

103

est à la fois une réponse aux inquiétudes des producteurs face à la

crise et un antidote contre elle. Placé à côté de la majestueuse et imposante reconstitution

d'Angkor-Vat, le pavillon construit par Ali Tur frappe par sa modernité et sa sobriété. Sa

désignation complète est : Le pavillon du gouvernement de la Guadeloupe et dépendances.

98

Archives du musée du quai Branly. 10961 DA000943.

99

Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Paris, Albin Michel, 1984,

réedit. 1989, p. 370.

100

Henry Bérenger, préface de la brochure de présentation de la Guadeloupe pour l’exposition coloniale de

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