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À propos d’une théorie de J Le Goff sur la naissance du purgatoire chrétien

A. L’emplacement de l’Hadès dans la Pensée Grecque

III. À propos d’une théorie de J Le Goff sur la naissance du purgatoire chrétien

Comme nous l’avons déjà suggéré, cette problématique de vocabulaire, à savoir la correspondance entre d’un côté, le Purgatoire chrétien et l’Hadès, et de l’autre, celle entre l’Enfer et le Tartare, est d’autant plus importante que l’ontologie platonicienne doit servir de fil conducteur, et que de son côté la constitution du Purgatoire chrétien, plutôt du Catholicisme romain, prétend lui aussi fondamentalement à l’indépendance la plus rigoureuse par rapport au contexte païen.

Nous ne saurions naturellement nous engager ici dans l’histoire de l’élaboration judéo- chrétienne du Purgatoire comme troisième lieu. Qu’il nous suffise de renvoyer aux travaux classiques et nouveaux sur cette question71

. De cette bibliographie considérable on ne parlera que du livre de Jacques le Goff sur La naissance du Purgatoire (1981)72. Ce choix est fait non seulement sur la base du débat auquel la parution du livre a donné lieu, mais aussi à cause de son inlassable effort de penser l’espace et d’essayer de situer ce troisième lieu.

Selon l’historien médiéviste français, le Purgatoire est une « invention » tardive dans le catholicisme, n’a pas de fondement scripturaire, et est imposé par l’Église pour étendre son

71 C. Journet, La doctrine catholique sur le Purgatoire, Paris, 1932 ; A. Michel, Art. « Purgatoire », in E. Vacant, E. Mangenot, E. Amann (dir.), Dictionnaire de Théologie catholique XIII, Paris, Letouzey et Ané, 1936, col. 1163-1326 ; A. Piolanti, « Il dogma del Purgatorio », Euntes Docete VI (1953), p. 287-311 ; J. Ntedika, L’évolution de la doctrine du purgatoire chez Saint Augustin, Paris, Études augustiniennes, 1966 ; E. Koch, Art. « Fegfeuer », Theologische Realenzyklopädie XI (1983), col. 69–78 ; E. Winterhalter, Der Blick ins Fegefeuer! Was wir über das Fegefeuer und die Armen Seelen wissen sollten, Seewen, Theresia, 1994 ; H. Vordermayer, Die Lehre vom Purgatorium und die Vollendung des Menschen. Ein moraltheologischer Beitrag zu einem umstrittenen Lehrstück aus der Eschatologie, Innsbruck, Tyrolia, 2006 ; Ch. Touati, Le Purgatoire dans la littérature d’Égypte et d’Afrique du Nord (Ier-IVe s. ap. J.-

C.), op. cit. ; A. Merkt, Das Fegfeuer. Entstehung und Funktion einer Idee, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2005.

72 J. le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, 1981, repris in Id., Un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1999, p. 771- 1231.

influence par le pouvoir financier découlant des suffrages (cette raison n’étant pas la seule)73 . De surcroît, ce « nouveau » lieu est l’expression du passage du schéma binaire de la pensée du haut Moyen Âge (le manichéisme du Diable et du Bon Dieu) à un schéma ternaire.

Nous nous en voudrions de simplifier les choses outre mesure. Disons que l’apparition de ce troisième lieu eschatologique – « un entre-deux proprement spatial qui se glisse et s’élargit entre le Paradis et l’Enfer »74 – semble coïncider avec la tripartition de la société médiévale en trois ordres, à savoir l’ordre des laboratores, des bellatores et des oratores. Cette hypothèse, selon laquelle vers le XIe

siècle la ternarité a commencée à être présentée comme « le cadre de toute organisation juste des relations entre les hommes », a été exposée par Georges Duby à la fin des années soixante-dix75

. Selon cet historien, entre 1024 et 1031, les traités de Denys l’Aréopagite, traduit en latin par Jean Scot Érigène entre 860 et 862, ont inspiré ou favorisé chez des auteurs comme Adalbéron de Laon et Gérard de Cambrai la doctrine des Trois Ordres (les clercs, les chevaliers et les paysans), qui organisent toute la société et qui assurent la Loi et la Paix. On a ainsi essayé de déceler une filiation entre les trois fonctions indo-européennes (fonctions productrice, guerrière, sacerdotale), très bien analysées par l’historien des religions Georges Dumézil dans plusieurs de ces livres, et les trois États. Rappelons que ce débat avait été ouvert dans les années soixante par l’article de Jean Batany sur les trois fonctions et leur relation aux trois états de la société médiévale76

et par Jacques Le Goff lui-même dans un chapitre de son livre sur La civilisation de l’Occident médiéval77

.

La concordance entre l’eschatologie – et donc le Purgatoire –, et la société médiévale, est la mieux visible dans le fait que, toujours selon Jacques le Goff, le temps du Purgatoire est symétrique de celui des marchands, au moment même où le « temps des marchands » ou de l’horloge – homogène et mesurable –, remplace « le temps des paysans » ou des cloches78.

Ainsi donc, dans le cadre de ces débats, Le Goff considère qu’il n’existe pas de lieu spécifique pour le Purgatoire avant le XIIe

siècle. Ce troisième lieu intermédiaire apparaît vers 1170 dans les milieux culturels parisiens et cisterciens, quand l’adjectif masculin purgatorius devient un substantif neutre, purgatorium79

. En même temps donc, d’après notre auteur, apparaît la tripartition

73 Pour des comptes-rendus critiques au livre de J. Le Goff, voir L. Portier, « Le vrai Purgatoire de Dante », Revue des Études Italiennes XXVIII, 1-2 (1982), p. 168-180 et F. Livi, « De la purification au Paradis terrestre. Regards sur le “Purgatoire” de Dante », in F. Livi, C. Ossola (dir.), De Florence à Venise. Hommage à Christian Bec, Paris, 2006, p. 41-62.

74 J. le Goff, La naissance du Purgatoire, in op. cit., p. 782.

75 G. Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978, p. 148-149. 76 J. Batany, « Des Trois Fonctions aux Trois États ? », Annales E.S.C. XVIII (1963), p. 933-938.

77 J. le Goff, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1984 (1964), p. 290-295 et Id., « Note sur la société tripartite, idéologie monarchique et renouveau économique dans la Chrétienté du IXe au XIIe siècle » (1965), repris in Pour un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1977, p. 80-90.

78 J. le Goff, « Le temps du Purgatoire, IIIe – XIIIe siècle », in Le Temps chrétien de la fin de l’antiquité au Moyen Âge, IIIe-XIIIe siècle, Paris, Éditions C.N.R.S., 1984, p. 517-530, réimpr. in Id., Un autre Moyen Âge, op. cit., p. 519-531.

79 J. le Goff, La naissance du Purgatoire, in Id., Un autre Moyen Âge, op. cit., p. 973-974. Voir aussi C. Carozzi, selon lequel le Purgatoire apparaît dès le VIIIe siècle sinon dès le VIe : C. Carozzi, Le Voyage de l’âme dans l’au-delà d’après la littérature latine (Ve-XIIIe siècle), Rome, École Française de Rome, 1994.

de l’au-delà : Enfer – Purgatoire – Paradis.

Ici, je pense qu’il y a lieu de se méfier d’un certain nominalisme : ce n’est pas parce que le mot ou le concept n’est pas présent que la chose n’existe pas. Pourtant, non seulement la tripartition du cosmos existait déjà durant la période hellénistique (du IVe

siècle avant au VIe

siècle après J.-C.), mais le mot aussi existait et ce lieu purgatoire intermédiaire avait déjà une histoire millénaire dont les prémisses sont nettement ancrées dans la religion de l’Antiquité. Par ailleurs, la notion de triade a jouée un rôle très important dans la religion grecque. Hermann Usener, dans un article où il essayait de formuler une doctrine mythologique des nombres, a donné un vaste relevé des apparitions de la triade dans la religion de l’antiquité gréco-romaine80. Nonobstant la tendance de systématiser un peu trop les données antiques, ce qui reste acquis est que la tripartition du monde et de l’au-delà ne date pas du Moyen Âge, comme l’a soutenu naguère Jacques le Goff.

Remarquons aussi que géographiquement le Purgatoire chrétien a été situé soit en Sicile (Lipari ou Etna) soit en Irlande. La tradition irlandaise finit par prévaloir, grâce à la légende du Purgatoire de saint Patrick promue par le Tractatus de Purgatorio Sancti Patricii, composé vers 1180-1184 par un moine cistercien de Huntingdonshire (Angleterre).

Il importe de signaler également que dans l’ouvrage de Jacques le Goff on ne trouve presque pas de discussion sur la cosmologie médiévale : pour l’auteur, le lieu du Purgatoire est plutôt un lieu imaginaire. Comme il l’explique dans L’imaginaire médiéval, ce qui intéresse les historiens dans le domaine de l’imaginaire ce sont les images collectives, les images mentales et spirituelles, qui « se forment, changent, se transforment »81. L’espace, selon notre historien, est une « structure logique, mathématique », c’est-à-dire un concept logique82. Cette hypothèse du lieu comme concept logique dérive, nous semble-t-il, des recherches sur la pensée logique ou structurale misent en avant par Claude Lévi-Strauss. Sans entrer ici dans l’utilisation par la « nouvelle histoire » des méthodes structuralistes, mentionnons seulement que l’application de ces méthodes – développées à partir de documents anhistoriques, provenant de « peuples sans écriture » – à l’histoire nous paraît abusive.

Selon nous, au contraire, au moins dans l’Antiquité, on ne peut pas comprendre la doctrine du Purgatoire sans en exposer la cosmologie sur laquelle se fondent les auteurs qui la discute. On le verra : la cosmologie, qui explique le réel matériel, n’est pas distinguée de l’eschatologie, doctrine des « choses dernières », du destin post-mortem de l’individu.

80 H. Usener, « Dreiheit », Rheinisches Museum für Philologie LVIII (1903), p. 1-47, 161-203, 320-362. Cet article fut traduit en italien et publié en format livre : H. Usener, Triade. Saggio di numerologia mitologica, trad. en ital. par M. Ferrando, Guida, 1993. Voir aussi E. Lease, « The Number Three. Mysterious, Mystic, Magic », Class. Philol. XIV (1919), p. 56-73 ; R. Mehrein, Art. « Drei », RAC IV (1959), p. 269-310 ; W. Deonna, « Trois, superlatif absolu », L’Antiquité Classique XXIII (1954), p. 403-428.

81 J. le Goff, L’imaginaire medieval (1985, 19912), in Id., Un autre Moyen Âge, op. cit., p. 428. 82 J. le Goff, La naissance du Purgatoire, in Id., Un autre Moyen Âge, op. cit., p. 781-783.

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