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Vers une nouvelle interprétation du purgatoire : le purgatoire païen

A. L’emplacement de l’Hadès dans la Pensée Grecque

IV. Vers une nouvelle interprétation du purgatoire : le purgatoire païen

L’Hadès ouranien ou le Purgatoire, comme lieu de châtiment passager pour les âmes après la mort du corps, est une doctrine que nous trouvons dans la tradition platonico-académique et néoplatonicienne. Plus précisément, ce lieu occupe une place intermédiaire dans la cosmologie de ces traditions.

Il y a toutefois une grande différence entre les écoles à tendance platonicienne (académique, péripatéticienne et néoplatonicienne) et l’école stoïcienne : même si les témoignages abondent chez les stoïciens, on ne trouve point de punitions purificatoires des méchants dans l’Hadès sublunaire83

. De plus, l’âme, après son séjour lunaire, ne semble pas dépasser la zone comprise entre la terre et la Lune84

, tandis que dans la tradition platonicienne, le séjour sublunaire est un lieu de transit.

Donc, c’est vraiment dans les représentants plus ou moins caractérisés de la tendance platonicienne que nous trouvons des témoignages sur l’Hadès ouranien, lieu purgatoire situé dans la zone sublunaire, où les âmes, après avoir subi des épreuves purificatoires, s’envolent vers une demeure située ou bien hors du Ciel ou bien dans les astres errants ou fixes.

Ce lieu, on l’a appelé différemment selon les auteurs, mais les noms qui suivent sont ceux qui sont employés le plus souvent par nos sources antiques pour nommer cet espace purgatoire :

 Terminologie mythologique – Hadès/Pluton et Perséphone : o Ἅιδης o Ἅιδης ἐν οὐρανῷ o λειμῶνας Ἅιδου o Ditis imperium o Φερσεφόνης μοῖραν o Φερσεφόνης ἀντίχθονος

 Terminologie fondée sur les caractéristiques de l’air :

o ἀειδὲς καὶ ἄχρωστον ἀήρ « air invisible et incolore » o ἀφώτιστος ἀήρ « air obscur »

o σκοτεινὸς ἀήρ « air ténébreux »

 Terminologie lunaire – frontière entre mondes sublunaire et supralunaire :

83 Voir plus bas.

o ἡ σκὶα τῆς γῆς o αἰθερία γῆ o ὀλυμπία γῆ

o ὑπὸ σελήνη τόπος

 Terminologie cosmologique – la Voie Lactée : o Γαλαξίας

o τὸ γάλα

 Terminologie démonologique : o τόπος δαιμόνιος

Cela dit, on doit prendre en considération que cette terminologie n’était pas fixe, et que ces mêmes expressions se réfèrent aussi à d’autres notions. Ainsi, le monde sublunaire comprend non seulement l’espace purgatoire autour de la Lune mais aussi tout le monde où nous vivons. Par exemple, l’ὀλυμπία γῆ ou l’αἰθερία γῆ indiquent non seulement la partie purgatoire de la Lune, mais aussi, dans d’autres contextes, les Îles des bienheureux (nous y reviendrons).

6. Interprétations platonisantes du purgatoire

Afin de mener à bien notre enquête, il importe de s’assurer que c’est le même problème qui est traité à trois plans différents. Ainsi, le plus difficile est de bien séparer ces divers niveaux de tout discours qui porte sur l’Hadès ouranien et qui lui donne une validité universelle. Ces niveaux sont les suivants :

1. le niveau cosmologique : la divinisation des astres et la hiérarchisation ontologique des astres ;

2. le niveau de l’éthique : le travail sur soi-même (αὐτός), la purification et la préparation à la mort ;

3. le niveau eschatologique : sort posthume de l’âme et sa pérégrination à travers les planètes.

Parce que l’expression d’une vérité est valable sur plusieurs plans, et non sur un seul, la même vérité peut être exprimée de diverses manières85

.

85 Voir K. Praechter, « Richtung und Schulen in Neuplatonismus » [1910], in Id., Kleine Schriften, Hildesheim, 1973, p. 165-216, sur l’exégèse platonicienne de Jamblique. Aussi lire la note 17 (p. 6) à la traduction de Ph. Hoffmann du Commentaire sur les Catégories de Simplicius, fascicule I, Leyde, E.J. Brill, 1989.

Voici un tableau synoptique qui résume quelques interprétations platonisantes de l’au-delà et qui sera détaillée dans la suite de notre recherche. Dans ce tableau on a divisé thématiquement les diverses interprétations de l’Hadès céleste (cosmologie, éthique, eschatologie).

Tableau essentiel Cosmologie Éthique Eschatologie

Platon Topographiquement, l’Hadès est situé aux creux de la terre.

L’Hadès symbolise notre condition terrestre. Donc l’homme doit séparer l’âme d’avec le corps à travers des exercices qui purifient l’âme des pulsions irrationnelles du corps.

Réincarnation de l’âme dans le corps dû aux fautes commises dans des existences antérieures.

Xénocrate, Héraclide, l’Épinomis

L’Hadès est situé entre la terre et la Lune.

Le mal ne se trouve que dans la région sublunaire. Ainsi, le mal ne touche l’âme raisonnable humaine que lorsqu’elle se trouve dans ce lieu, région soumise à la génération et à la corruption.

Division ontologique entre le monde supralunaire et le monde sublunaire.

Philon <Hadès> est le Démiurge du monde sublunaire ; il désigne toute la région sublunaire (Quæst. in Gen. IV 8).

Il a écarté l’idée de la métensomatose mais l’âme de quelques élus, étant immortelle, sera près de Dieu.

Plutarque L’Hadès est situé 1. Entre terre et Lune, ou

2. Le cône d’ombre projeté par la terre sur la Lune.

On trouve la tripartition topologique et ontologique de l’âme : σῶμα-terre, ψυχή-Lune, νοῦς-Soleil.

Alcinoos L’Hadès est situé entre la terre et la Lune.

L’âme, après la mort du corps, s’assimile (ὁμοίωσις) au dieu du Ciel.

Tableau essentiel Cosmologie Éthique Eschatologie Numénius,

gnosticisme

L’Hadès est situé dans la sphère des Fixes (i.e. la Voie Lactée). De plus, le Tartare désigne la région des planètes.

Cette démonisation du Ciel

implique que seul le savoir, la

gnosis, peut libérer l’homme de

cette servitude.

L’âme se dépouille, en traversant les sphères vers l’Un, situé dans la 9e sphère, des passions et des

facultés acquises durant sa descente.

Porphyre L’Hadès est situé sous la terre. L’âme peut se libérer

complètement des cycles de la vie et, après la mort, elle remonte vers le monde intelligible.

Jamblique L’Hadès est situé entre la Lune et le Soleil.

La théurgie libère l’âme du destin et procure l’union indicible.

L’âme est entièrement descendue dans le monde et, après la mort, elle remonte vers le Soleil. Macrobe L’Hadès est situé entre la terre et les

Fixes.

L’âme descend à travers les planètes et remonte, après la mort du corps, vers la Voie Lactée. Proclus

et Damascius

Division de la Démiurgie (Procl.

Théol. Plat. VI, p. 46.8-14) :

• Zeus, préside sur les Fixes ; • Poséidon, dirige les planètes ; •Hadès/Pluton, administre le lieu sublunaire. Donc, Hadès est le Démiurge du monde sublunaire et désigne toute la région comprise entre la Lune et la terre (les lieux chthoniens inclus).

La corruption (φθόρα) partielle de l’essence de l’âme raisonnable (pour Damascius).

L’âme est entièrement descendue dans le monde et, après la mort, elle remonte vers les astres errants ou fixes.

7. Les présupposés de l’Hadès ouranien

Nous ne pouvons comprendre la formation et le développement de l’Hadès ouranien si nous ne gardons pas à l’esprit quelques réquisits. Afin donc d’expliciter plus complètement notre étude, examinons d’abord ces présupposés, sans lesquels l’Hadès ouranien resterait incompréhensible. En considérant l’eschatologie antique dans sa généralité nous pouvons établir, grosso modo, une liste de présupposés majeures.

1) La survie céleste de l’âme humaine ;

2) L’exégèse étymologique Ἅιδης-ἀήρ et Ἅιδης-ἀειδής ; 3) La distinction entre mondes sublunaire et supralunaire ; 4) Le jugement des âmes désincarnées ;

5) Le libre arbitre (τὸ ἐφ᾿ ἡμῖν) de l’individu ;

6) La béatitude et l’itinéraire de l’âme en quête du Principe Premier, situé dans un lieu solaire, stellaire ou hypercosmique.

Tous ces éléments sont si intimement imbriqués que l’interprétation de chacun est solidaire de celles de toutes les autres. Sur tout ceci, nous n’insisterons pas puisqu’on reviendra sur chaque présupposé plus complètement dans notre recherche.

8. La survie céleste de l’âme

Notons simplement un passant un point qui concerne le premier présupposé de l’Hadès ouranien. Depuis le temps de la Grèce classique, on a des témoignages qui nous transmettent la croyance dans la divinité des astres86. Les astres sont représentés comme ayant des âmes et après la mort du corps, quelques personnes deviennent des astres : les âmes sont faites de la même matière que les astres, et c’est pour cette raison qu’elles y retournent à la fin de la vie terrestre, la σύγγαμον ἄστρον.

Par ailleurs, on rencontre dans le monde gréco-romain des catastérismes (καταστερισμοί), ces transformations de héros ou hommes fameux en constellations, qui ont été très populaires parmi les poètes et les écrivains. On rencontre ces récits chez Homère (Il. XVIII 483-489 ; Od. 5, 269- 277), Hésiode (Οp. 609-617), Aristophane (Paix 832-839), Euripide (Oreste 1629-1632), Platon (Timée 41E) et dans l’Épinomis (981E-982A). À la période hellénistique, ces récits sont popularisés par Plaute (Rudens 66-71), Callimaque, Aratos de Soli et par le platonicien Eratosthène. Mais on les retrouve aussi chez les auteurs romains, tels Ovide87, Hygin et Catulle (LXIV 323-381)88.

La religion cosmique et la théologie astrale, héritage du platonisme, ont fourni à la cosmographie d’Aristote, et plus tard à celle néoplatonicienne, le principe de la divinité des êtres célestes89.

Διόπερ καλῶς ἔχει συμπείθειν ἑαυτὸν τοὺς ἀρχαίους καὶ μάλιστα πατρίους ἡμῶν ἀληθεῖς εἶναι λόγους, ὡς ἔστιν ἀθάνατόν τι καὶ θεῖον τῶν ἐχόντων μὲν κίνησιν, ἐχόντων δὲ τοιαύτην ὥστε μηθὲν εἶναι πέρας αὐτῆς, ἀλλὰ μᾶλλον ταύτην τῶν ἄλλων πέρας.

Voilà pourquoi il est bon que nous nous convainquions intimement de la vérité des conceptions anciennes qui, par excellence, furent celles de nos aïeux [οἱ ἀρχαῖοι] et selon lesquelles il y a quelque chose d’immortel et de divin dans les êtres doués de mouvement, d’un mouvement tel qu’il n’a point de limite, mais constitue plutôt lui-même la limite des autres.

86 Voir A.J. Festugière, La révélation d’Hermès Trismégiste II. Le dieu cosmique, Paris, Belles Lettres, 1986 ; P. Boyancé, « La religion astrale de Platon à Cicéron », p. 312-349 ; F. Cumont, Lux perpetua, op. cit., 142-188 ; P. Capelle, De luna stellis lacteo orbe animarum sedibus, La Haye, 1917.

87 Ovid. Mét. II 496-530 ; VIII 169 et XV 745-870 (Lafaye) ; Fast. III 513 et Ars. I 555 (Schilling).

88 Voir J. Martin, «Sur le sens réel des mots catastérisme et catastériser», in Palladio Magistro. Mélanges Jean Soubiran, 2002, p. 17-26, selon lequel le mot «catastérisme» voulait dire représenter dans le ciel par un groupe d’étoiles un personnage. Vid. maintenant sur le sens traditionnel du mot (transformer en constellation un personnage), T. Condos, Star Myths of the Greeks and the Romans: A Sourcebook, Michigan, 1997 ; P. Green, «Getting to Be a Star: The Politics of Catasterism», in Id., From Ikaria to the Stars. Classical Mythification, Ancient and Modern, Austin, 2004, p. 234-250 ; F. Solmsen, «Erathostenes as Platonist and Poet», TAPA LXXIII (1942), p. 192-213.

89 Arist. De caelo II 12, 284

Ainsi, les astres, de par leur nature éthérée, sont divins par leur beauté, la régularité de leurs mouvements et la perfection de leur vie. En d’autres mots, les étoiles sont les protecteurs de l’ordre stable et maîtrise ordonnée de la vie.

On retrouve cette correspondance entre astres et âme, quant à la nature matérielle et au mouvement, déjà chez Héraclite : selon Macrobe, Héraclite aurait soutenue que l’âme est « scintillam stellaris essentiae (une étincelle de l’essence stellaire [= l’éther]) »90

.

Cicéron, dans le Songe de Scipion, dit que l’homme « datus est ex illis sempiternis ignibus, quae sidera et stellas vocatis (a reçu une âme faite de la substance de ces feux éternels, que vous nommez constellations et étoiles) »91. De même Hipparque, selon un témoignage de Pline l’Ancien, dit que « animas nostras partem esse caeli (nos âmes sont une partie du ciel) »92. Ainsi, l’âme est πυρώδης, c’est-à-dire, faite du feu pur.

D’après Hippolyte93

, cette doctrine est l’un des dogmes de l’enseignement de Pythagore : « καὶ ἐὰν μὲν φιλοσοφήσῃ κατὰ τὸ αὐτὸ τρίς, εἰς τὴν τοῦ συννόμου ἄστρου φύσιν ἀνελθεῖν (si l’âme cultive la sagesse des trois corps humains successivement, elle doit s’élever à la nature de l’astre qui lui correspond) »94.

*

Évoquons toutefois que dès le IVe

siècle av. J.-C., Épicure et ses disciples combattirent la croyance dans la divinité des astres soutenue par les philosophes de tradition platonicienne et stoïcienne.

Dans sa Lettre à Hérodote95, sur l’authenticité de laquelle ne pèse aucun doute et qu’on pourrait dater vers 295-290 av. J.-C.96, Épicure dit, concernant la physique céleste, ce qui suit97 :

Καὶ μὴν ἐν τοῖς μετεώροις φορὰν καὶ τροπὴν καὶ ἔκλειψιν καὶ ἀνατολὴν καὶ δύσιν καὶ τὰ σύστοιχα τούτοις μήτε λειτουργοῦντός τινος νομίζειν δεῖ γενέσθαι καὶ διατάττοντος ἢ διατάξοντος καὶ ἅμα τὴν πᾶσαν μακαριότητα ἔχοντος μετὰ ἀφθαρσίας (οὐ γὰρ συμφωνοῦσιν

90 Vors. 22

A15, apud Macrob. Somn. Scip. I 14 (Armisen-Marchetti). Voir aussi A.J. Festugière, «Les Mémoires pythagoriques cités par Alexandre Polyhistor», RÉG LVIII (1945), p. 65.

91 Cic. Rep. VI 15.10-11 = Somn. Scip. IV (Bréguet), trad. d’É. Bréguet. 92 Plin. Hist. nat. II 95.3 (Mayhoff).

93 Hipp. Réf. VI 26, 3.4-5 (Marcovitch), notre traduction.

94 Armand Delatte, La vie de Pythagore de Diogène Laërce, Bruxelles, 1922, p. 38 et 207, affirme aussi que la croyance dans la divinité des astres est bien une doctrine du pythagorisme ancien.

95 Sur cette lettre, voir A. García Calvo, « Para la interpretación de la carta a Heródoto de Epicuro », Ermerita XL (1972), p. 69-140 ; J. Bollack, M. Bollack, H. Wismann (édit., trad., comm.), La Lettre d’Épicure, Paris, 1971.

96 Sur la datation, voir G. Arrighetti, « L’opera Sulla Natura e le lettere di Epicuro a Erodoto e a Pitocle », Cronache Ercolanesi VI (1976), p. 23-54.

97 Diog. Laert. Vitae X 76-77 (Marcovich), trad. par D. Delattre, J. Delattre-Biencourt, J. Kany-Turpin, in D. Delattre et J. Pigeaud (dir.), Les épicuriens, Paris, Pléiade, 2010, p. 28.

πραγματεῖαι καὶ φροντίδες καὶ ὀργαὶ καὶ χάριτες μακαριότητι…), μήτε αὖ πῦρ ἅμα ὄντα συνεστραμμένον τὴν μακαριότητα κεκτημένα κατὰ βούλησιν τὰς κινήσεις ταύτας λαμβάνειν ὅθεν δὴ κατὰ τὰς ἐξ ἀρχῆς ἐναπολήψεις τῶν συστροφῶν τούτων ἐν τῇ τοῦ κόσμου γενέσει δεῖ δοξάζειν καὶ τὴν ἀνάγκην ταύτην καὶ περίοδον συντελεῖσθαι.

De plus, dans le monde céleste, le déplacement, le retournement, l’éclipse, le lever et le coucher des astres ainsi que les phénomènes du même ordre, il ne faut pas considérer qu’ils se produisent parce qu’un être en a la charge [λειτουργοῦντός], en fixe ou en fixera l’ordonnancement [διατάττοντος ἢ διατάξαντος], tout en possédant en même temps la béatitude totale accompagnée de l’incorruptibilité – en effet, embarras, préoccupations, accès de colère et marques de faveur ne s’accordent pas avec la béatitude… –, ni à rebours, que des êtres [scil. les astres] qui ne sont que du feu ramassé sur lui-même [πῦρ ἅμα ὄντα συνεστραμμένον] posséderaient la béatitude et se chargeraient volontairement de ces mouvements… Par suite, assurément, il faut former l’opinion que c’est en vertu des emprisonnements initiaux de ces rassemblements atomiques, au moment de la génération du monde, que s’accomplit la nécessité de ce mouvement périodique.

De ce passage, et de toute la lettre, il ressort que, selon Épicure, les mouvements des astres s’exécutent suivant des lois établies dès l’origine du monde (car selon Épicure le monde a un commencement et n’est donc pas éternel) et ne sont pas ordonnés par des êtres divins. Ainsi donc, les corps célestes n’ont pas une âme98.

Lucrèce explique très bien ces vers épicuriens99 :

quae procul usque adeo divino a numine distent inque deum numero quae sint indigna videri, notitiam potius praebere ut posse putentur quid sit vitali motu sensuque remotum.

quippe etenim non est, cum quovis corpore ut esse posse animi natura putetur consiliumque.

Ces choses [scil. le Soleil, le ciel, les étoiles, la Lune] sont tellement éloignées de la divinité et tellement indignes d’être comptées au nombre des dieux,

qu’on pourrait les penser plutôt destinées à nous faire connaître ce que c’est qu’être privé du mouvement et du sentiment de la vie.

Car assurément il n’est pas possible de concevoir qu’à n’importe quel corps puissent se lier la nature de l’âme et de l’intelligence.

*

De ces vues, on retient seulement le fait que la théologie astrale est ancienne, mais on n’admet pas l’hypothèse qu’elle provienne d’un mouvement philosophique particulier, pythagoricien ou autre. C’est un thème de la koinè philosophico-religieuse de l’époque classique et hellénistique, qui rend difficile l’attribution à tel ou tel auteur100

.

98 Rappelons qu’Ettore Bignone avait cru pouvoir démontrer que dans cette lettre Épicure combat le dialogue perdu d’Aristote, le De philosophia. Pour cela, il s’appuyait, entre autres, sur la description dans ce passage que les astres sont fait de matière ignée (πῦρ ἅμα ὄντα), comme pour Aristote, et non de terre et de feu, comme pour Platon. Vid. E. Bignone, L’Aristotele perduto, op. cit., p. 709-710 (voir aussi p. 671-723).

99 Lucr. De rer. nat. V 122-127 (Ernout), trad. de J. Pigeaud, in D. Delattre et J. Pigeaud (dir.), Les épicuriens, op. cit., p. 440.

De surcroît, la survie céleste de l’âme présuppose, à son tour, l’échappée de l’âme. Ainsi, l’échappée de l’âme hors du corps, c’est-à-dire la partie immortelle de l’homme, telle qu’elle est exprimée par le concept de l’ascension de l’âme est sans aucun doute un des éléments essentiels de toute théorie de l’Hadès ouranien. Il a conservé sa validité pour pratiquement toutes les époques suivantes. Cette observation n’est pas entièrement nouvelle, bien que l’on n’en ait pas jusqu’ici apprécié tout l’intérêt. Il est cependant intéressant de noter le fait que cette ‘échappée’ hors du corps a été vue par les anciens telle une démonstration de l’immortalité de l’âme.

Dans un passage bien connu du traité Sur le Sommeil, Cléarque de Soloi, disciple d’Aristote, nous dit que ce dernier fut convaincu que « l’âme peut se détacher du corps » par une expérience d’excursion psychique.

Proclus cite ce passage dans son commentaire sur le mythe d’Er de Platon101 :

ὅτι δὲ καὶ ἐξιέναι τὴν ψυχὴν καὶ εἰσιέναι δυνατὸν εἰς τὸ σῶμα, δηλοῖ καὶ ὁ παρὰ τῷ Κλεάρχῳ τῇ ψυχουλκῷ ῥάβδῳ χρησάμενος ἐπὶ τοῦ μειρακίου τοῦ καθεύδοντος καὶ πείσας τὸν δαιμόνιον Ἀριστοτέλη […] περὶ τῆς ψυχῆς, ὡς ἄρα χωρίζεται τοῦ σώματος καὶ ὡς εἴσεισιν εἰς τὸ σῶμα καὶ ὡς χρῆται αὐτῷ οἷον καταγωγίῳ· τῇ γὰρ ῥάβδῳ πλήξας τὸν παῖδα τὴν ψυχὴν ἐξείλκυσεν καὶ οἷον ἄγων δι’ αὐτῆς πόρρω τοῦ σώματος ἀκίνητον ἐνέδειξε τὸ σῶμα καὶ ἀβλαβὲς σῳζόμενον ἀναισθητεῖν †…†102 γραφόντων ὅμοιον ἀψύχῳ· ἐκείνην [scil. l’âme] δὲ μεταξὺ διενεχθεῖσαν πόρρω τοῦ σώματος ἐγγύθεν αὐτῆς ἀγομένης πάλιν τῆς ῥάβδου μετὰ τὴν εἴσοδον [scil. τὸν παῖδα] ἀπαγγέλλειν ἕκαστα.

Que d’autre part, il soit possible pour l’âme de sortir du corps et d’y rentrer, on en a la preuve dans le récit de Cléarque sur le magicien qui, ayant appliqué sur un adolescent endormi une baguette qui attirait l’âme [τῇ ψυχουλκῷ ῥάβδῳ], persuada le merveilleux Aristote au sujet de l’âme […] qu’elle se sépare du corps et qu’elle rentre dans le corps et se sert de lui comme d’une auberge. Comme en effet il avait frappé l’enfant de la baguette, il tira l’âme hors du corps [τὴν ψυχὴν ἐξείλκυσεν], il montra que le corps, immobile et conservé sans dommage, n’avait plus de sensation †…†, pareil à un objet inanimé. Puis, tandis que la baguette même conduisait de nouveau près du corps l’âme qui, entre-temps, avait été entraînée de côté et d’autre loin du corps, celle-ci rentra dans le corps et l’enfant rapporta chaque chose en détail.

L’authenticité de l’expérience et du fragment est très probable103

, connaissant l’intérêt dans le cercle aristotélicien pour les questions sur la séparation de l’âme et du corps104

. D’ailleurs, l’excursion psychique, durant la veille ou après la mort du corps fut liée à une opération démonique

101 Cléarque, fgt. 7 (Wehrli), apud Procl. In Remp. II, p. 122.22 (Kroll) = III, p. 67 (Festugière), trad. d’A.-J. Festugière. Ce fragment provient d’un traité qui rassemble, dans un but historique, des récits sur la vie future. Vid. G. Movia, Anima e intelletto: Ricerche sulla psicologia peripatetica da Teofrasto a Cratippo, Padova 1968, p. 94-111.

102 Lacune de 15 lettres.

103 Vid. T. Dorandi («Le traité Sur le sommeil de Cléarque de Soles : catalepsie et immortalité de l’âme», Exemplaria Classica X [2006], p. 31-52) et P. Bonnechère (Trophonios de Lébadée, op. cit., p. 175), qui acceptent le fragment comme authentique.

104 P.M. Huby, «The Paranormal in the Works of Aristotle and his Circle», Apeiron XIII (1979), p. 52-57, 62 ; M. Detienne, «De la catalepsie à l’immortalité de l’âme. Quelques phénomènes psychiques dans la pensée d’Aristote, de Cléarque et d’Héraclide», NClio X (1958), p. 123-135 ; P. Bonnechère, Trophonois de Lébadée, p. 174.

et divine105

. C’est parce qu’ils avaient un commerce avec les dieux qu’on appelait ces « sages » hommes divins, θεῖοι ἄνρες (Platon, Lois, 642D5)106.

Dans ce passage, la baguette psychagogue (τῇ ψυχουλκῷ ῥάβδῳ) qui tire l’âme hors du corps semble faire référence, comme nous le transmet Hipponax107

, au caducée « tout brillant d’or » (χρυσολαμπέτωι ῥάβδωι) d’Hermès, le guide des âmes108

. L’une des fonctions du caducée (κηρύκειον) est d’aider Hermès à conduire les âmes chez Hadès et de les ramener à la vie109

.

Aristote s’intéressait beaucoup à ces phénomènes psychiques. Dans l’un de ces dialogues perdus, Eudème ou Sur l’âme, dédié à l’académicien Eudème, et qui fut écrit vers 354/3 avant J.-C., peu après la mort au combat de celui-ci110

, on y retrouve le récit de la κατοχή d’un roi grec111 . Ce fragment nous est parvenu par l’entremise des écrits d’un philosophe arabe, Abû Yûsof ibn Ishaq al-Kindî (185 H/796-260 H/873 apr. J.-C.)112 :

Aristote a raconté l’histoire de ce roi grec qui agonisait, se trouvant entre la vie et la mort pendant de nombreux jours. À chaque fois qu’il reprenait conscience, il mettait les gens au courant des subtilités ésotériques, leur racontant l’âme, la forme et l’ange [traduction possible de δαίμων] qu’il avait vu et leur faisant à ce sujet toutes les démonstrations nécessaires. Il informa également quelques personnes de son foyer de la durée de vie de chacune d’elles. On eut la preuve de tout ce qu’il avançait : aucune ne dépassa l’âge qu’il lui avait annoncé. Il annonça aussi une éclipse en Grèce pour l’année suivante, et que le lit du fleuve allait changer de place deux ans plus tard : tout se passa comme il l’avait dit. Aristote mentionne que l’explication à cela est, peut-être, que son âme a eu ce savoir parce qu’elle a failli quitter le corps et s’en est quelque peu séparée – d’où ce qu’elle a vu.

Ce récit, mis à part les quelques additions interprétatives d’Al-Kindî, comme on peut le voir, s’inspire du récit d’Er de Platon (République X, 613E-621D) et, plus généralement, des récits sur les expériences extracorporelles des Sages grecs113

.

105 Procl. In Remp. II, p. 123.17 (Kroll).

106 Sur ces hommes divins dans l’Antiquité tardive, voir l’étude de L. Bieler, ΘΕΙΟΣ ΑΝΗΡ. Das Bild des «göttlichen Menschen» in Spätantike und Frühchristentum, Darmstadt, 1967 (1935-1936).

107 Hippon. fgt. 79.7 (West).

108 Voir G. Méautis, «La baguette magique», REA XXXI (1929), p. 227-229.

109 Voir L. Brisson, Le mythe de Tirésias. Essai d’analyse structurale, Leyde, E.J. Brill, 1976, p. 57.

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