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propos recueillis par Pierre Benetti

Dans le document Hors-série n° 4 Été 2019 ENQUÊTES (Page 41-44)

ENTRETIEN AVEC LAURENT DEMANZE

l’enquête, en mettant en évidence que l’enquête est un processus de création et qu’inversement la création invente son protocole d’investigation.

L’émergence de la recherche-création en est sans doute un symptôme particulièrement frappant.

Ces auteurs, dites-vous, semblent à la fois vou-loir « se frotter au monde » et dire que 


Laurent Demanze © D. R.

ENTRETIEN AVEC LAURENT DEMANZE

« l’écrivain est comme tout le monde ». Ces po-sitions ne sont-elles pas contradictoires (puisque le besoin d’exploration dit bien une non-appar-tenance) ? L’enquête et la démocratisation qu’elle permet forment-elles une nouvelle my-thologie de la littérature ?

Je ne suis pas sûr qu’il y ait nécessairement contradiction entre une revendication démocra-tique et le sentiment d’une césure avec des expé-riences éloignées. J’inscrirais volontiers l’essai dans un tournant pragmatiste, qui pense précisé-ment la démocratie comme enquête, selon les réflexions de Sandra Laugier. La dureté quoti-dienne de la crise économique, la vie de marginal sous les ponts, l’effraction d’une maladie mor-telle, la situation faite aux demandeurs d’asile, pour reprendre allusivement les investigations de Florence Aubenas, Jean Rolin, Emmanuel Car-rère ou Violaine Schwartz, ce sont des expé-riences dont s’approchent ces investigations litté-raires, avec justesse, pour les donner en partage à qui ne les a pas vécues. C’est bien précisément parce que l’écrivain contemporain n’est plus le mage romantique capable de sonder l’intimité de chacun que les enquêtes procèdent à des essais empathiques et à des tentatives de restitution, pour tenter de dire ces formes de vie et ouvrir l’empan démocratique. Non sans poser des diffi-cultés éthiques, liées au voyeurisme ou à l’impo-sition d’une force. Mais ces difficultés, les en-quêtes contemporaines les explicitent et les af-frontent, soucieuses de ne pas reconduire les do-minations et les violences qui sous-tendent de-puis leur invention les pratiques de l’enquête (po-licière, administrative, coloniale).

Les enquêtes contemporaines n’en constituent pas moins une nouvelle mythologie qu’il faudrait prendre le temps d’analyser. Notamment parce que, même si les récits que je rassemble relèvent pour l’essentiel de ce que l’on nomme désormais de la non-fiction, ils sont tramés d’imaginaire et de romanesque. Et, en particulier, d’un romanesque issu de la littérature policière ou d’espionnage.

Voilà pourquoi Philippe Vasset, Jean Rolin, Patrick Modiano ou Didier Blonde endossent bien souvent le costume de l’espion ou du détective privé, em-pruntent leurs gestes et distillent dans leurs récits des atmosphères de roman noir ou la paranoïa des récits d’espionnage. Mais ils le font en soulignant malicieusement ce travestissement romanesque, sans être dupes du désir de fiction qu’ils injectent dans leurs investigations.

Les enquêtes de sciences sociales répondent à certains attendus car elles sont censées suivre des méthodologies spécifiques. Parce qu’elles semblent y échapper, les enquêtes menées par des écrivains paraissent moins, voire pas du tout, soumises à ces protocoles d’investigation.

Comment pourrait-on définir des critères d’éva-luation des enquêtes littéraires ?

Ces enquêtes littéraires s’élaborent évidemment aux franges des méthodologies et des protocoles des sciences sociales, avec la vive conscience d’une illégitimité. Sans doute est-ce la raison pour laquelle les figures de l’imposteur et de l’amateur sont si fréquentes : elles disent un in-confort disciplinaire, et le sentiment qu’il s’agit de braconner dans les champs disciplinaires des sciences sociales, sans acquérir l’autorité institu-tionnelle des disciplines légitimes. Mais cette illégitimité est aussi une stratégie pour interroger les protocoles mêmes des sciences sociales et en pointer les taches aveugles.

Pourtant, je ne pense pas que de telles investiga-tions s’émancipent de toute possibilité d’évalua-tion. Ce n’est pas parce que de tels récits sont (parfois) rangés dans les rayons littérature qu’ils s’affranchissent, au nom de la liberté de l’écri-vain, de la nécessité de répondre de leur choix.

Là encore, la situation n’est plus aujourd’hui celle d’une exception littéraire, qui mettrait l’écrivain à l’abri des exigences de rigueur, de probité ou d’éthique. On sait notamment les re-proches qui ont été faits à Svetlana Alexievitch dans son travail de transcription des témoignages : la force d’une œuvre n’empêche pas qu’on puisse l’interroger, lui demander raison et réclamer des preuves. Et les nombreux débats autour des enquêtes de Jean Hatzfeld, Patrick Modiano ou d’Ivan Jablonka, entre autres, disent bien cette exigence.

Des critères d’évaluation ? Je me permets de citer une fois encore Luc Boltanski qui, dans Énigmes et complots, faisait du tact un critère essentiel pour distinguer selon lui la bonne enquête (socio-logique) de la mauvaise (journalistique). Un tel critère, le tact, ne correspond pas à ce que l’on imagine être un marqueur de scientificité. C’est sans doute ce tact, ou cette justesse, qui permet de distinguer certaines enquêtes particulièrement réussies, dans leur façon de cerner le monde ou de donner à autrui voix au chapitre, sans se payer de mots. Une éthique du langage, en quelque sorte, pour décrire et qualifier au plus juste un réel qui nous échappe.

Anne-James Chaton
 L’affaire La Pérouse
 P.O.L, 155 p., 16,90 €

« — A-t-on des nouvelles de Monsieur de la Pérouse ? — Non. … Couic ! — Suivante ».

Figurez-vous qu’Anne-James Chaton en dé-tient, lui, des nouvelles ! Ou du moins, il dé-cide à son tour, en poète, d’en chercher, d’en inventer pour mieux en trouver. Avec audace, il succède non par bateau mais par les mots, aux expéditions d’Entrecasteaux, de Jules Dumont d’Urville et d’autres capitaines, lancées à la suite du naufrage pour retrouver les traces de L’Astrolabe et de La Boussole. Avec L’affaire La Pérouse, Anne-James Chaton rouvre l’en-quête sur l’une des plus grandes énigmes et l’une des disparitions les plus mystérieuses de l’histoire, et la réinvente : « En délivrant des réponses inédites à cette interrogation vieille de plus de deux siècles, L’Affaire La Pérouse apporte un éclairage indéniable à cette trou-blante histoire, tout en renouvelant de manière spectaculaire les techniques d’investigations policières. »

L’humour affleure tout au long de cette en-quête poétique et contribue à son renouvelle-ment. Non sans dérision, Anne-James Chaton assume l’immensité et le sérieux de la tâche qu’il s’est donnée. Le texte s’ouvre ainsi sur un sommaire qui déploie un plan de vingt-deux hypothèses sur les causes de la disparition des deux navires. L’affaire La Pérouse se structure

autour de ces différents cas de figure qui prennent la forme de courts récits poétiques aussi sérieux qu’extravagants, voire délicieu-sement décevants (Hypothèse n°1 « l’accident

» ; hypothèse n°12 « l’attaque d’un animal marin » ; hypothèse n°13 « Le phénomène in-expliqué »). Une forme de rigueur scientifique est donc établie au seuil de l’ouvrage, qu’Anne-James Chaton s’amuse peu à peu à déjouer. Si l’on perçoit tout le travail d’enquête préalable du poète pour écrire cette Affaire La Pérouse, la méthode « dite du Cluedo » prête à rire pour l’hypothèse n°6, tout comme  celle de l’addendum n°1 : « Des raisons sérieuses et fondées qui permettent d’avancer que Mon-sieur de la Pérouse aurait pu survivre au nau-frage de son expédition ». Anne-James Chaton s’appuie là avec sérieux sur les fouilles archéo-logiques de l’association Salomon sur l’île de Vanikoro (lieu du naufrage) qui aurait décou-vert un site de campement ayant hébergé les survivants. Il retrace avec application l’itiné-raire du commandant La Pérouse jusqu’au vil-lage néo-zélandais d’Onewhero conquis par les Anglais en 1840. Mais, peu à peu, l’enquête déraille et délire : les Anglais auraient alors rencontré un homme se présentant comme « lapaixrousse » et qu’ils rebaptisent, de crainte de perdre leur territoire contre les Français, « Gingerpeace ». L’explication comique en note de bas de page sur l’origine du nom parodie encore le ton scientifique de l’enquête : « Le son [z] n’existant pas dans la langue Maori, ce descendant de La Pérouse se fait appeler “La Pérousse”, soit en phonétique [La pɛrus]. »

Dans le document Hors-série n° 4 Été 2019 ENQUÊTES (Page 41-44)