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par Maxime Decout

Dans le document Hors-série n° 4 Été 2019 ENQUÊTES (Page 35-38)

PEREC L’ENQUÊTEUR

avec Robert Bober, pour que Perec parvienne enfin à donner naissance à une enquête en prise sur l’Histoire, même si l’investigation ne porte pas directement sur les victimes du nazisme mais sur un passé qui aurait pu être le sien, celui de ce centre d’accueil et de tri des immigrants par où beaucoup de Juifs avaient eu à transiter.

Malgré cela, l’enquête demeure un objet de fascination parce qu’elle est aussi et surtout une pratique littéraire qui nous immerge dans le plaisir de la traque, du mensonge et des im-postures en tout genre, autant de

chausse-trappes où Perec, presque réconcilié avec Robbe-Grillet, rivalise de sournoiseries aux côtés de Borges, Nabokov, Butor, Queneau, Calvino et Roubaud, pour mieux nous égarer.

Tous ces polars redéfinissent la posture du lec-teur face à un monde où prolifèrent des signes obscurs, où l’être humain s’enfièvre et s’enlise dans des opérations de déchiffrement devenues presque infinies.

Sous la plume de Perec, le roman policier est dès lors un bien précieux pour au moins trois raisons. La première est qu’il constitue un mo-dèle de lecture romanesque, pour l’intrigue, un 


« Mots » © Jean-Luc Bertini

PEREC L’ENQUÊTEUR

puissant moyen d’écrire des « livres qui se dé-vorent à plat ventre sur son lit [7] ». La deuxième raison est qu’il est la forme extrême de ce qui est en jeu dans toute littérature : l’énigme. « S’il n’y avait pas de choses ca-chées, on ne chercherait pas à lire, commente Perec. Le fait même de lire, c’est d’aller cher-cher dans le volume quelque chose qu’on ne sait pas ou qu’on croit ne pas savoir. […]

Toute la littérature est, d’une certaine manière, comme un roman policier [8]. » Le troisième motif de cette centralité du polar est qu’il conditionne une lecture éveillée et suspicieuse, où vous vous faites enquêteur et où vous ba-taillez contre Agatha Christie et ses pairs [9].

Perec le savait, lui qui constatait : « le roman policier fonctionne explicitement comme un jeu entre un auteur et un lecteur […] [qui] est pour moi un des modèles les plus efficaces du fonc-tionnement romanesque [10] ».

Il convient toutefois de l’admettre : si, lisant des polars, vous tentez, lecteur, d’être Hercule Poirot, votre enquête ne porte en réalité que sur un texte. Ne croyez pas que vous pourriez élu-cider de la même manière les mystères de notre monde comme Dupin et Sherlock Holmes vou-draient vous le faire croire. Mais l’illusion est séduisante et tenace. Perec en a pris acte et pousse dans ses conséquences extrêmes cette situation en subvertissant l’objet des enquêtes qu’il raconte : la plupart de ses inspecteurs s’efforcent de démêler des énigmes à partir de textes. Dès La disparition, la majorité des in-dices collectés le sont dans les manuscrits de Voyl. « 53 jours » aggrave les choses : l’en-semble de l’enquête s’appuie sur des manus-crits – apocryphes, il fallait s’y attendre. Le voyage d’hiver enfonce le clou : Vincent De-graël enquête exclusivement sur l’énigmatique récit d’un écrivain fantôme, Hugo Vernier, notre monde, lui apporter un surcroît de sens, alors qu’elles en démultiplient vertigineuse-ment l’opacité. Les frontières entre la fiction et le réel se troublent ; nous descendons dans un labyrinthe où les faux-semblants et les simu-lacres font loi. Et si l’investigation échoue, c’est parce que le personnage qui enquête n’a pas uniquement été un mauvais détective : il a

été – comme vous peut-être – un mauvais lec-teur. Mais, pour vous, le bonheur est dans le piège, dans l’erreur, dans la tromperie ; l’eu-phorie est dans le fait d’avoir le droit – et même, une fois n’est pas coutume, le devoir – de devenir un mauvais lecteur [11].

1. Dominique Kalifa, « Enquête et “culture de l’enquête” au XIXe siècle », Roman-tisme, n° 149, 2010, p. 4.

2. Carlo Ginzburg, « Signes, traces, pistes.

Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, 1980/6, n° 6, p. 3-44.

3. Voir Jacques Dubois, Le roman policier ou la modernité, Nathan, coll. « Le texte à l’œuvre », 1992.

4. Georges Perec, Ellis Island, dans Œuvres, II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2017, p. 886-888. machine à lire, le roman policier, Denoël/

Gonthier, « Bibliothèque Médiations », 1975.

10. Georges Perec, « Entretien avec Jean-Marie Le Sidaner », L’Arc, n° 76, 1979, p. 10.

11. Posture délectable s’il en est et que j’ai placée au cœur de ma réflexion sur les liens entre enquête et imposture dans Pouvoirs de l’imposture (Minuit, coll.

« Paradoxe », 2018), où l’inspecteur Per-ec est, comme il se doit, à l’honneur.

Dès que H. G. Wells invente La machine à explo-rer le temps en 1895, elle sert à enquêter. Pour comprendre ce qui se cache derrière l’âge d’or apparent de l’an 802 701, le voyageur rassemble des indices, les interprète, les relie. Mettant en garde contre ce que pourrait devenir l’humanité, la société des Eloïs et des Morlocks constitue peut-être la première dystopie littéraire. Puis le héros, grâce à des sondages, des bonds successifs dans l’avenir, essaie de pousser l’investigation à son terme, de connaître la fin des temps : « Je continuai mon voyage, m’arrêtant de temps à autre, par grandes enjambées de milliers d’an-nées ou plus, entraîné par le mystère du destin de la terre… »

Confronté à l’incrédulité de ses contemporains, le voyageur repart avec un appareil photo et de quoi ramener des « spécimens », des preuves. Il ne reviendra pas : la fiction laisse le futur ouvert.

Pour autant, elle est une vraie enquête ; non sur des faits passés mais sur des probabilités : que le capitalisme conduise à une société de castes, que la terre finisse dans l’obscurité, par épuisement de son soleil.

Dans Jérusalem (2016), qui relève du fantastique, comme John « Snowy » Vernall est mourant, et sa petite-fille May morte, ils peuvent « cour[ir]

sur place pendant des milliards d’années » sur l’avenue du temps, dimension accessible aux fan-tômes. Avec cette dernière partie, intitulée « L’enquête Vernall », Alan Moore dépêche égale-ment ses personnages pour voir ce qu’il y a aura à la fin. La réponse, sibylline, renvoie à l’idée que, tous les temps coexistant, le concept de fin n’a pas tellement de sens, mais que nous ne per-cevons pas justement le monde, qu’il n’est pas ce qu’il semble être.

Plus classiquement, l’enquête temporelle peut chercher à éclaircir un des agaçants mystères du passé. En 1933, dans Le maître de la lumière, Maurice Renard imagine qu’une variété de quartz ralentit extrêmement la lumière, permettant d’as-sister à un meurtre vieux d’un siècle. La scène n’étant visible qu’une fois, quand les particules luminiques fatidiques sortent du quartz, toutes les précautions sont prises : de nombreux témoins et cinq caméras. Las, l’assassin est de dos. Le doute persiste.

L’homme qui mit fin à l’histoire (2016) de Ken Liu utilise l’intrication de couples de particules quantiques pour littéralement voir l’Histoire. Ses héros veulent s’en servir pour prouver les crimes de guerre japonais en Chine pendant la Seconde Guerre mondiale. Le problème est que, là aussi, cela ne marche qu’une fois : observé, le moment s’efface. L’enquête, suspendue à la subjectivité de l’observateur, à la relativité du témoignage, reste contestable.

Ici, et c’est une exception, la SF s’attaque à un événement réel, que, pour des raisons éthiques évidentes, elle ne modifie pas. L’auteur lui-même s’est donc livré à une enquête rigoureuse avant d’écrire. Afin de convaincre, les dystopies doivent elles aussi être fondées sur une investiga-tion de la société contemporaine, en particulier de ses aspects cachés.

L’esprit du protagoniste de Dans l’abîme du temps (1936) de H. P. Lovecraft a-t-il bien été envoyé dans un corps extraterrestre ? a-t-il rêvé ? est-il fou ? Pour le savoir, il enquête jusqu’en Australie où il finit par toucher une preuve : un livre de métal où, 150 millions d’années plus tôt, il a lui-même décrit le monde humain du XXe 


Investigations dans l’avenir

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