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Ce principe de proportion répond à des normes de sécurité, imposant la présence de personnes employées par le théâtre pour prendre en charge le public en cas de problème sanitaire (malaise d’un

Dans le document Précarité en échange (Page 118-121)

spectateur, par exemple) ou d’accident (incendie, inondation…) en attendant les secours. Le Théâtre

du Cercle ne déroge pas à cette convention, et à chaque taux de fréquentation de salle

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correspond un

nombre précis d’ouvreurs présents dans le lieu. Toutefois la contrainte de sécurité n’est pas le seul

paramètre agissant sur la quantité de placeurs : plus un lieu est renommé, plus il dispose d’une équipe

importante d’ouvreurs. Les placeurs remplissent ainsi une fonction éminemment symbolique, puisque

leur nombre seul détermine aux yeux du public la quantité de soins que le théâtre est prêt à lui

dispenser

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. Ce rôle symbolique est si fort que les rares salles qui ont fait le choix de ne pas avoir de

placeurs proposent une forme d’accueil différente afin de bien montrer à leur public toute l’importance

qu’elles lui accordent : ainsi, dans certains lieux, les spectateurs sont-ils accueillis par les comédiens

jouant dans le spectacle. Ceux-ci contrôlent l’accès à la salle mais ne font pas le placement, car

celui-ci est libre ; ils peuvent en revanche assurer un autre type de service auprès du public en offrant, par

exemple, boissons et victuailles.

Au travers de leurs tâches auprès du public, les ouvreurs permettent d’assurer le bon fonctionnement

de la salle lors des représentations. En régulant le flux des spectateurs à l’entrée dans la salle et

organisant son installation, ils font en sorte que l’institution conserve la maîtrise de son public. Mais,

comme dans tout autre théâtre, ce personnel est également conduit à accomplir toutes sortes de tâches

afférentes, comme l’illustre ce cours descriptif d’une soirée de représentation.

19 h 30, hall d’entrée du théâtre. Gérald Roche, placeur, est arrivé par la porte cochère située entre le bureau de location et la porte d’accès du public. Il a actionné l’éclairage du couloir en passant. Amin est dans le hall au téléphone. Victor, placeur, entre et annonce qu’il passe au café s’acheter un sandwich. Les autres ouvreurs, Sabine, Géraldine, Sylvie, Ugo et Damien, préparent les « bibles »117 pour le surlendemain, dimanche. Victor les rejoint. Sabine prévient qu’ils disposent de peu de « bibles » et demande à ce qu’ils n’en donnent vraiment qu’une pour deux. Sabine demande à Victor : « Tu fais quoi ? – Je vais faire le parterre avec Ugo », répond-il. Damien : « Moi, j’aimerais bien faire un balcon. » Sylvie : « On n’ouvre pas la salle mais on ouvre les portes. » Sabine ouvre la porte à battants donnant sur la rue. Sylvie se dirige vers la porte d’accès au couloir de desserte de la salle. Elle fait « la porte ». Géraldine revient : « C’est toujours pas bon. Ils sont encore en train d’installer des trucs, mais il [Serge, le directeur technique] viendra te prévenir. » Les autres placeurs quittent le hall. Damien monte au balcon, suivi de Géraldine. Sabine continue jusqu’à la corbeille où se trouve déjà Gérald. Serge sort de la

115 Le terme en usage dans le jargon du théâtre est « jauge » ce qui fait directement référence au terme technique utilisé pour indiquer la capacité que doit avoir un récipient par rapport a une quantité minimale de base qui sert d’étalon. Au théâtre, l’étalon de référence est donc le nombre de places assises qui existent dans la salle et peuvent être louées.

116 Ceci est à rapprocher de la situation dans les grands restaurants où, si le personnel directement affecté au service des clients en salle croît avec le nombre de clients, il est surtout proportionnel au nombre d’étoiles et correspond à la convention répandue dans les services dits « de luxe » que plus le personnel est nombreux, plus il peut apporter de soins à la clientèle. Afin de préserver l’idée d’un service luxueux, la quantité de personnel au service de la clientèle doit également être accompagnée de la notion de spécialisation pour ne pas donner l’impression de traiter uniquement un flux de clients mais d’orienter la définition du personnel par la clientèle vers le service personnalisé.

117 Terme du jargon théâtral faisant référence à la littérature distribuée lors d’une représentation et servant à introduire le spectacle ainsi que les personnes qui y collaborent.

salle et, s’adressant à Sylvie, lui dit : « C’est bon ! Ils peuvent rentrer. » Au parterre, Ugo approche les spectateurs en lançant « bonsoir ». Il regarde leur billet et d’un pas preste se dirige vers les places correspondantes. Aux personnes placées sur des coussins, il précise la nécessité de respecter une certaine distance par rapport aux comédiens. Les coussins sont à moins d’un mètre du plateau et il suffit d’étendre les jambes pour toucher celui-ci qui mesure à peine dix centimètres de hauteur. Gérald est redescendu demander à Ugo combien ils avaient de coussins pour le parterre car ils en ont également besoin en corbeille. Katia (qui sur ce spectacle fait office de régisseuse plateau) entre en tenant une jeune femme aveugle par le bras. Elle l’accompagne jusqu’à sa place au premier rang du parterre. Victor et Ugo font le point des places restantes et déplacent deux spectatrices assises aux extrémités vers des places plus centrales (ce qu’on appelle, dans le jargon, le « serrage118»). Victor fait l’annonce.

20 h 45 : Jacques, caissier, et Anne, administratrice adjointe, quittent le comptoir du « contrôle » en emportant la caisse. Les placeurs ont quitté la salle et se sont retrouvés dans le couloir circulaire. Géraldine est restée dans la salle. Ugo se rend dans le hall avec Victor. Celui-ci a sorti l’état des ventes d’ouvrages et va chercher les livres sous l’escalier. Il les installe sur le comptoir. Damien rejoint Sabine sur le parvis extérieur.

21 h 10 : une jeune femme sort de la salle. Elle est prise d’une quinte de toux et vient se réfugier dans le couloir. Géraldine part lui chercher un verre d’eau. Victor : « Ça va aller ? » La spectatrice boit le verre d’eau et regagne sa place après quelques instants.

Notes d’observation, 11 mai 2001.

Aux activités mentionnées dans cette narration s’ajoutent la vérification des billets et l’orientation à

« la porte », la canalisation des spectateurs après le spectacle, la fermeture des portes de la salle ainsi

que la gestion de l’emploi du temps de l’équipe.

Du fait de l’inexistence d’enjeux de rémunération ou de statut, la répartition des tâches se fait sans

négociation préalable. Mais, bien que l’apprentissage des activités de placement se fasse seul et en

situation, il existe des paliers de difficulté qui constituent une sorte de formation progressive. La

coutume veut que les nouveaux, parce qu’ils ne maîtrisent pas la disposition des places dans la salle,

ne commencent pas par le parterre qui est l’ère de placement la plus complexe compte tenu du nombre

élevé de places et du fait que le public entre plus vite dans la salle. Les nouveaux placeurs

commencent en corbeille où ils ne sont pas seuls, où il y a moins de monde à placer, et où la

répartition des places par numéros est plus facile à mémoriser. Petit à petit, les « anciens » poussent

verbalement les plus nouveaux à faire le parterre.

Sabine, nouvellement recrutée, demande si elle peut faire la corbeille. Victor répond ironiquement en parlant du parterre : « Il va falloir que tu y passes un jour. » Victor et Ugo font le parterre.

Propos en situation, 8 mai 2001.

En outre, le parterre étant un poste susceptible d’engendrer la tâche de « faire l’annonce », il associe

la maîtrise de la disposition des places, acquise à l’ancienneté, à la volonté d’être exposé au regard du

public. Il s’agit alors, pour l’un d’entre eux, de se placer, comme un comédien, au milieu de la scène et

de demander au public de respecter certains principes en regard de l’utilisation de téléphones portables

et de l’usage des appareils photographiques. L’annonce permet également de transmettre des

118 Terme du jargon théâtral qui traduit le déplacement par les ouvreurs de certains spectateurs quelques minutes avant le début du spectacle, dans le but d’attribuer à certaines personnes mal placées, de meilleures places restées vacantes.

informations comme l’existence ou non d’un entracte. La conscience d’être jugés à la fois par le public

et par les membres de l’encadrement du théâtre agit comme un frein pour de nombreux placeurs, et,

jusqu’au début novembre 2003, l’annonce était d’ordinaire assurée par les placeurs également

apprentis comédiens. Les annonces révèlent d’ailleurs des différences marquées entre eux. Tous se

placent au centre du plateau, mais n’ont pas la même technique pour capter l’attention d’un public,

lequel n’est pas plongé dans le noir et manifeste une certaine agitation en attendant le spectacle.

Gérald, né en 1959 et les cheveux grisonnants, intime le silence en adoptant un ton ferme et une voix

qui porte sans crier. Victor, né en 1971, attend quelques secondes au centre du plateau que le public

remarque sa présence silencieuse avant de lancer un « bonsoir » clair mais moins fort. Tous deux sont

empreints d’un sérieux qui se lit sur leur visage. Vers la fin de la saison 2002, Sabine, comédienne

âgée de 30 ans, ouvreuse depuis un an au Cercle, a commencé à placer en parterre. Sa façon de faire

l’annonce se démarquait nettement de celle de Victor et Gérald : elle se présentait au public avec un

large sourire et parlait d’un ton enjoué.

Bien que porteuse de conflits, en ce qu’elle permet de définir le niveau de rémunération perçue, la

gestion de l’emploi du temps des placeurs se fait sans encombre. La répartition s’effectue sur la base

d’une négociation restreinte, subordonnée à un contexte

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que tous s’accordent à juger peu

contraignant. C’est ce que souligne Ugo, jeune placeur arrivé en 2000, lorsqu’il décrit la répartition du

nombre d’heures entre placeurs au moment du remplissage du « planning »

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.

Il y en a un qui visiblement a besoin d’argent, donc il a, de fait, beaucoup plus d’heures que les autres. Une espèce de consensus se crée sans que personne ne se dise : « OK, moi, je ne suis pas à 3 heures prêt. » Moi, j’étais plutôt dans la situation inverse. L’année dernière, je disais au début du mois : « Si vous ça vous arrange de faire plus d’heures, moi, ça m’arrange d’en faire moins. » Et ça fonctionnait bien. Je pense qu’on gagne tous à cette souplesse d’organisation. Il n’y a pas de seuil minimum. Ça arrive que certains ne fassent rien dans le mois parce qu’ils ont autre chose à côté. Moi, le maximum que j’ai fait c’est 65 heures, mais on doit pouvoir arriver à 80-90. Par rapport à mes besoins de vie, je n’ai pas besoin de plus. Mais forcément, à partir du moment où on se donne cette liberté-là, il y a des jours où il y a trop d’absents par rapport à ce qu’il faut. Des espèces de problèmes, mais qui se résolvent. Je pense que cette liberté est extrêmement précieuse.

Les tâches du groupe des placeurs sont contrôlées par tout un ensemble de personnes qui effectuent

également des tâches de traitement du public (l’administratrice adjointe et le personnel de la location

au « contrôle » et les régisseurs pour la prise en charge de personnes handicapées) ou qui s’assurent de

la bonne prise en charge du public (l’administrateur). Mais la prise en charge de la tâche de répartition

119 Je reprends ici la distinction que dresse Anselm L. Strauss, dans son paradigme de la négociation, entre le contexte structurel et le contexte de négociation qu’il lie aux « permutations des propriétés suivantes » : « Le nombre de négociateurs, leur expérience respective de la négociation et qui ils représentent ; le rythme des négociations […] ; le relatif équilibre de pouvoir montré par les parties respectives dans la négociation même ; la nature des enjeux respectifs dans la négociation ; la visibilité des transactions pour les autres ; le nombre et la complexité des transactions négociées ; l’évidence et la légitimité du découpage des questions ; les options permettant d’éviter ou de rejeter la négociation, c’est-à-dire, les modes d’action alternatifs. » In Anselm L. Strauss, La Trame de la négociation, sociologie qualitative et interactionnisme, textes réunis et présentés par Isabelle Baszanger, L’Harmattan, Paris, 1992, 319 p. (1992b)

120 Cet emploi du temps se présente sous la forme d’un tableau organisé en colonnes indiquant les représentations futures et subdivisé en lignes correspondant à des créneaux horaires sur lesquelles les ouvreurs viennent placer leur nom.

des présences par un leader informel permet d’assurer au collectif un mode de relation médiatisée avec

l’autorité légitime. L’ancienneté de ce leader agit comme garantie de sa compétence auprès de la

hiérarchie. Par ailleurs, cette modalité d’interaction peut aider à résoudre les conflits éventuels. En

outre, et en s’inspirant de l’étude menée Jean Peneff sur le personnel de première ligne des services

d’urgence des hôpitaux

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, on peut estimer que cette auto-organisation du collectif des ouvreurs

(comme de celui des caissiers) permet à une communauté d’agents de réduire les désavantages liés à

certaines tâches et de maintenir des liens et des espaces de convivialité.

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