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Le traitement du public

Dans le document Précarité en échange (Page 126-129)

Dans tous les métiers de service où le travailleur est en contact avec un individu et interagit, il y a une forme de relation de statut. Par exemple, lorsqu’un client et un vendeur se rencontrent, chacun est amené à porter sur l’autre des jugements par lesquels il établit momentanément la

catégorie de statut de l’autre. Cette attribution provisoire de statut permet à chacun de se faire une idée sommaire de la façon d’agir vis-à-vis de l’autre, ainsi que de la manière dont l’autre va agir à son égard. S’ils se rencontrent à nouveau, les jugements initiaux influenceront fortement la modalité des interactions ultérieures. Si une grande distance sociale les sépare, elles peuvent continuer à entretenir durant des années des relations presque uniquement formelles de vendeur à client. Ou bien leurs jugements sur les statuts respectifs peuvent être tels que les barrières de statut s’effacent progressivement128.

À l’image d’un bureau de poste, d’un fast-food ou du service des urgences d’un hôpital, les agents

de première ligne du Théâtre du cercle ont à traiter un flux important de « clients successifs après un

temps d’attente au sein d’une file régie par le principe du premier arrivé – premier servi », et où « les

clients ne sont pas triés »

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. Le cadre des interactions entre le personnel du service de location et le

public varie suivant le type de spectacle (pièce très, peu ou pas courue) et le moment où ils ont lieu

(journée ou soirée).

La durée de l’interaction est un élément fondamental. À l’intérieur du bureau de location, les

échanges entre prestataire et bénéficiaire du service peuvent, certes, être prolongés (en face à face ou

au téléphone), ce qui n’est jamais le cas lors du « contrôle ». Les interactions entre placeurs et

spectateurs se déroulent quant à elles en différents points d’accès aux places d’où le public pourra

assister au spectacle, sur un laps de temps très bref et dans des conditions de flux massifs. Les

relations qu’ils entretiennent avec le public sont donc rapides et fugaces. Tout en étant

indubitablement fondée sur le hasard de rencontres extrêmement brèves, la relation qui s’instaure entre

l’ouvreur ou l’ouvreuse et le spectateur est toutefois moins « aléatoire, délétère, non [répétitive],

dépourvu[e] de caractéristiques favorisant l’intégration sociale et conduisant à une relation

contraignante »

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que ne l’est celle entre le chauffeur de taxi et son client. En effet, tout théâtre

cherche à se constituer un public fidèle, qui peut finir par reconnaître les placeuses et placeurs qui

restent en poste.

Le café-restaurant, de taille moyenne, connaît deux pics d’activité avant et après les représentations.

Le type d’interaction y est différent selon qu’il s’agit des spectateurs venus assister à un spectacle ou

des acteurs et interprètes. Comme le souligne Régis, les interactions avec les premiers sont rapides et

rarement renouvelées dans le temps.

Il n’y a pas, comme dans les autres cafés, les gens qui viennent tous les jours prendre une bière ou jouer au flipper. Là, les gens ne viennent que pour le spectacle. Il y a des gens qu’on reconnaît d’un spectacle à l’autre. Il y a vraiment des gens très habitués. De temps en temps, il y a des gens avec qui on a discuté un peu plus et qu’on revoit… Mais c’est très exceptionnel.

Cette absence de convivialité avec la clientèle s’explique aussi par la prégnance des interactions

entre les membres du personnel du café et les autres personnes travaillant au Cercle. Lorsqu’il est

ouvert au public, le café accueille toujours un petit nombre de membres de l’organisation ayant fini

128 Gold, 1952.

129 In A. Jeantet, « À votre service ! La relation de service comme rapport social », Sociologie du travail, n° 45, 2003, p. 191-209, citation p. 197-198.

leurs tâches et désireux de se restaurer, ou simplement de partager un moment avec certains de leurs

collègues. Avant la représentation, on peut ainsi voir placeurs, techniciens, caissiers et acteurs

fréquenter le café. Leur présence en groupe, à l’angle du comptoir, permet à Régis de maintenir avec

eux des interactions constantes tout en menant à bien ses tâches auprès des clients. Elle focalise

également les interactions de convivialité, Régis ne maintenant que des interactions plus formelles

avec la clientèle de spectateurs.

Avant même que le public ne soit traité par les dispensateurs d’un service, ceux-ci procèdent « à une

évaluation morale de la clientèle » : l’ensemble du personnel de première ligne évalue le

comportement des spectateurs vis-à-vis du service offert. Aux yeux du personnel de première ligne, les

spectateurs doivent respecter un ensemble de codes concernant leur attitude à l’égard du service et

adapter leur comportement à la situation ; ils doivent garder leur calme et se montrent respectueux des

caissiers, même dans les situations d’afflux massif et d’incapacité du personnel à satisfaire les

demandes.

Les journées gratuites pour le quartier continuent. Jacques dispose des affichettes chez les commerçants du quartier. Les habitants doivent retirer leurs invitations auprès du bureau de location. Il y a des affichettes informatives faites par l’administration mais pas de publicité dans la presse. Jacques, caissier, rajoute : « Après c’est la ruée. Il y en a qui sont sympas et d’autres pour qui c’est un dû. »

Propos en situation, 4 octobre 2000

Bien que l’un des critères limitant l’accès au théâtre soit ici modifié, à savoir l’abandon du

paiement, le personnel est toutefois tenu de restreindre la quantité de public autorisé à bénéficier du

service en fonction du nombre de places existantes. Par ce jugement, Jacques indique que certains

membres du public oublient ou feignent d’oublier que l’accès au service que représente la

représentation théâtrale est d’ordinaire limité, et donc formulent une demande dont la légitimité ne

peut être reconnue.

Le C., 19 h 30. Les placeurs préparent les programmes qu’ils distribueront ensuite aux spectateurs. Pour les spectacles d’Alex Meadow, il existe 69 numéros d’attente, dont près d’une vingtaine de coussins qui permettent d’attribuer des places aux personnes qui sollicitent une place juste avant la représentation. Jacques arrive avec la caisse. Il se plaint du nombre de personnes qui se sont ruées sur lui la veille en se montrant agressives. Tout en classant les billets, Jérôme, qui fait ce contrôle avec lui, ajoute que certains spectateurs n’ont aucune retenue et sont prêts à tout pour obtenir une place. Jacques rajoute, à mon intention : « J’en ai marre de la meadowmania. »

Notes d’observation, 19 janvier 2000

Les caissiers sont en réalité placés ici dans une situation délicate, car le public de Meadow est

encouragé à insister pour avoir une place. Il n’est pas rare, en effet, que devant l’abondance de

spectateurs, la direction prenne la décision de rajouter des chaises dans les allées en plus de la

vingtaine de coussins vendus chaque soir. Cette pression insistante représente une surcharge de travail

pour les caissiers qui doivent veiller à toujours garder en tête la jauge au fur et à mesure de son

Dans le document Précarité en échange (Page 126-129)

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