Dans tous les métiers de service où le travailleur est en contact avec un individu et interagit, il y a une forme de relation de statut. Par exemple, lorsqu’un client et un vendeur se rencontrent, chacun est amené à porter sur l’autre des jugements par lesquels il établit momentanément la
catégorie de statut de l’autre. Cette attribution provisoire de statut permet à chacun de se faire une idée sommaire de la façon d’agir vis-à-vis de l’autre, ainsi que de la manière dont l’autre va agir à son égard. S’ils se rencontrent à nouveau, les jugements initiaux influenceront fortement la modalité des interactions ultérieures. Si une grande distance sociale les sépare, elles peuvent continuer à entretenir durant des années des relations presque uniquement formelles de vendeur à client. Ou bien leurs jugements sur les statuts respectifs peuvent être tels que les barrières de statut s’effacent progressivement128.
À l’image d’un bureau de poste, d’un fast-food ou du service des urgences d’un hôpital, les agents
de première ligne du Théâtre du cercle ont à traiter un flux important de « clients successifs après un
temps d’attente au sein d’une file régie par le principe du premier arrivé – premier servi », et où « les
clients ne sont pas triés »
129. Le cadre des interactions entre le personnel du service de location et le
public varie suivant le type de spectacle (pièce très, peu ou pas courue) et le moment où ils ont lieu
(journée ou soirée).
La durée de l’interaction est un élément fondamental. À l’intérieur du bureau de location, les
échanges entre prestataire et bénéficiaire du service peuvent, certes, être prolongés (en face à face ou
au téléphone), ce qui n’est jamais le cas lors du « contrôle ». Les interactions entre placeurs et
spectateurs se déroulent quant à elles en différents points d’accès aux places d’où le public pourra
assister au spectacle, sur un laps de temps très bref et dans des conditions de flux massifs. Les
relations qu’ils entretiennent avec le public sont donc rapides et fugaces. Tout en étant
indubitablement fondée sur le hasard de rencontres extrêmement brèves, la relation qui s’instaure entre
l’ouvreur ou l’ouvreuse et le spectateur est toutefois moins « aléatoire, délétère, non [répétitive],
dépourvu[e] de caractéristiques favorisant l’intégration sociale et conduisant à une relation
contraignante »
130que ne l’est celle entre le chauffeur de taxi et son client. En effet, tout théâtre
cherche à se constituer un public fidèle, qui peut finir par reconnaître les placeuses et placeurs qui
restent en poste.
Le café-restaurant, de taille moyenne, connaît deux pics d’activité avant et après les représentations.
Le type d’interaction y est différent selon qu’il s’agit des spectateurs venus assister à un spectacle ou
des acteurs et interprètes. Comme le souligne Régis, les interactions avec les premiers sont rapides et
rarement renouvelées dans le temps.
Il n’y a pas, comme dans les autres cafés, les gens qui viennent tous les jours prendre une bière ou jouer au flipper. Là, les gens ne viennent que pour le spectacle. Il y a des gens qu’on reconnaît d’un spectacle à l’autre. Il y a vraiment des gens très habitués. De temps en temps, il y a des gens avec qui on a discuté un peu plus et qu’on revoit… Mais c’est très exceptionnel.
Cette absence de convivialité avec la clientèle s’explique aussi par la prégnance des interactions
entre les membres du personnel du café et les autres personnes travaillant au Cercle. Lorsqu’il est
ouvert au public, le café accueille toujours un petit nombre de membres de l’organisation ayant fini
128 Gold, 1952.
129 In A. Jeantet, « À votre service ! La relation de service comme rapport social », Sociologie du travail, n° 45, 2003, p. 191-209, citation p. 197-198.
leurs tâches et désireux de se restaurer, ou simplement de partager un moment avec certains de leurs
collègues. Avant la représentation, on peut ainsi voir placeurs, techniciens, caissiers et acteurs
fréquenter le café. Leur présence en groupe, à l’angle du comptoir, permet à Régis de maintenir avec
eux des interactions constantes tout en menant à bien ses tâches auprès des clients. Elle focalise
également les interactions de convivialité, Régis ne maintenant que des interactions plus formelles
avec la clientèle de spectateurs.
Avant même que le public ne soit traité par les dispensateurs d’un service, ceux-ci procèdent « à une
évaluation morale de la clientèle » : l’ensemble du personnel de première ligne évalue le
comportement des spectateurs vis-à-vis du service offert. Aux yeux du personnel de première ligne, les
spectateurs doivent respecter un ensemble de codes concernant leur attitude à l’égard du service et
adapter leur comportement à la situation ; ils doivent garder leur calme et se montrent respectueux des
caissiers, même dans les situations d’afflux massif et d’incapacité du personnel à satisfaire les
demandes.
Les journées gratuites pour le quartier continuent. Jacques dispose des affichettes chez les commerçants du quartier. Les habitants doivent retirer leurs invitations auprès du bureau de location. Il y a des affichettes informatives faites par l’administration mais pas de publicité dans la presse. Jacques, caissier, rajoute : « Après c’est la ruée. Il y en a qui sont sympas et d’autres pour qui c’est un dû. »
Propos en situation, 4 octobre 2000
Bien que l’un des critères limitant l’accès au théâtre soit ici modifié, à savoir l’abandon du
paiement, le personnel est toutefois tenu de restreindre la quantité de public autorisé à bénéficier du
service en fonction du nombre de places existantes. Par ce jugement, Jacques indique que certains
membres du public oublient ou feignent d’oublier que l’accès au service que représente la
représentation théâtrale est d’ordinaire limité, et donc formulent une demande dont la légitimité ne
peut être reconnue.
Le C., 19 h 30. Les placeurs préparent les programmes qu’ils distribueront ensuite aux spectateurs. Pour les spectacles d’Alex Meadow, il existe 69 numéros d’attente, dont près d’une vingtaine de coussins qui permettent d’attribuer des places aux personnes qui sollicitent une place juste avant la représentation. Jacques arrive avec la caisse. Il se plaint du nombre de personnes qui se sont ruées sur lui la veille en se montrant agressives. Tout en classant les billets, Jérôme, qui fait ce contrôle avec lui, ajoute que certains spectateurs n’ont aucune retenue et sont prêts à tout pour obtenir une place. Jacques rajoute, à mon intention : « J’en ai marre de la meadowmania. »
Notes d’observation, 19 janvier 2000