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Nietzsche est souvent utilisé par Foucault pour clore un paragraphe, un chapitre ou même un livre ; venant annoncer l’ultime ruse de la déraison dans l'Histoire de la folie, il vient aussi annoncer la mort de l'homme dans Les mots et les choses et dans L'introduction à l'Anthropologie. Plus qu'une clôture, Nietzsche vient annoncer la promesse d'un renouveau sous la forme des grands retours. Peut-être est-ce là aussi, l'un des grands thèmes de la pensée nietzschéenne dans son ensemble, la volonté de refaire surgir sous l'armature d'un savoir trop envahissant, la force d'une volonté que ce dernier avait jusqu'à présent tenu sous tutelle.

Dans la « Leçon sur Nietzsche »183, Foucault pose la question d'une histoire de la vérité qui

ne s’appuierait pas sur la vérité elle-même. Il note que pour Nietzsche la vérité n'est qu'un effet des savoirs, eux-mêmes n'étant que des aléas de l'histoire, pouvant un jour disparaître. « La désinvolture de Nietzsche est d'avoir dénoué ces implications. Et d'avoir dit : la vérité survient à la connaissance – sans que la connaissance soit destinée à la vérité, sans que la vérité soit l'essence du connaître.184 »

Nietzsche concevrait un rapport beaucoup plus utilitaire à la connaissance et à la vérité, qui au fond aurait un rapport terminal et arbitraire à la question du vrai et du faux. De ce point de vue-là, la lecture qui est faite ici se rapproche d'une analyse telle que le propose la même année (1970-1971),

L'ordre du discours.

On peut entendre le reproche fait par Jacques Bouveresse, qui note chez Foucault une confusion, ou une ambiguïté entre la vérité et la croyance à détenir la vérité. Foucault, il est vrai, ne différencie pas clairement la vérité de tous les systèmes de connaissance et de croyance dans lesquels elle est prise, pour ne la voir que comme un objet manufacturé : « Pour lui, ce qu'on appelle la vérité n'est pas une chose qui résulte d'une confrontation entre le langage et la réalité, mais plutôt, selon une expression qui a fait fortune, un effet du discours lui-même.185 » Mais si

Foucault ne distingue pas la vérité des formes de sa constitution, ou des formes de croyance, s'il n'en fait qu'un effet, il semble que cela tienne au fait que ce qui l’intéresse en premier lieu, c'est la vérité en tant qu’événement. Bouveresse paraît encore être dans une vision transcendante de la vérité, où sans nier qu'elle peut être inaccessible, lui donne tout de même une réalité ontologique.

183Michel Foucault, « Leçon sur Nietzsche », Conférence prononcée à l'université McGill (Montréal) en avril 1971, in Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir: cours au Collège de France (1970-1971), Paris, France, Gallimard : Seuil, DL 2011, 2011, xi+316 p.

184Ibid. p. 200

185Jacques Bouveresse, Nietzsche contre Foucault: sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Marseille, France, Agone, DL 2016, 2016, 145 p. 14

Une telle conception implique, d'une certaine manière, un recours au transcendantal. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que dans son analyse sur Kant et l’anthropologie, Foucault analysait le transcendantal en terme d’événement et de « moment transcendantal ». On comprend mieux pourquoi une analyse de l’événement, rend difficile la distinction entre La Vérité, les discours d'élaboration de la vérité et la croyance de détenir la vérité. Cependant, Foucault ne semble pas tant dire de manière radicale, que la vérité et le vrai ne sont que des effets de discours et de norme. Il essaie plutôt de décrire la manière dont la constitution d'un rapport à la vérité et au vrai ont monopolisé et créé un rapport qui opère comme système d’exclusion. Il s'agit en fait d'une étude de la ritualisation du dire vrai dans le vrai et non pas d'aller chercher le vrai dans ce qui est dit : « Il se peut toujours qu'on dise le vrai dans l'espace d'une extériorité sauvage ; mais on n'est dans le vrai qu'en obéissant aux règles d'une « police » discursive qu'on doit réactiver en chacun de ses discours. 186»

Si Bouveresse insiste sur une lecture par Foucault du premier Nietzsche et notamment par le biais de Vérité et mensonge au sens extra-moral, il faut noter que dans sa « Leçon sur Nietzsche » Foucault s’appuie essentiellement sur des passages de La volonté de puissance, qui se trouvent être des fragments posthumes de la dernière partie de l’œuvre de Nietzsche. On retrouve même dans les textes analysés par Bouveresse, et notamment dans L'ordre du discours, des formulations se rapprochant de celles de Nietzsche et que lui-même utilise contre Foucault, notamment autour d'une efficace de l'erreur : « erreurs qui ne sont pas des résidus ou des corps étrangers, mais qui ont des fonctions positives, une efficace historique, un rôle souvent indissociable de celui de vérité.187 »

Il semble que c'est bien du côté de l’événement que Foucault va se servir de Nietzsche, à la fois pour le problème de la vérité, mais aussi dans une démarche méthodologique plus générale, comme en témoigne L'Archéologie du savoir. Au fond, la question de savoir si une vérité existe au- delà des discours, n’importe pas beaucoup à Foucault qui ne l'analyse que dans le cas d'une exégèse de Nietzsche lors de sa conférence à l'Université de MacGill en avril 1971 à Montréal. L'usage de Nietzsche sera périphérique à cette question ; il sera l'outil d'une méthode, la généalogie, et d'une structure dans les véridictions en tant que confrontation sur une scène de force et d'émergence. Ces deux principes montrent bien que c'est pour justifier une théorie de l’événement que Foucault va un temps se rapprocher de Nietzsche.

186Michel Foucault, L’ordre du discours: leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Paris, France, Gallimard, DL 1971, 1971, 81 p. 37

Dans son texte sur Nietzsche, la généalogie l'histoire, lui aussi datant de 1971, Foucault aborde ces deux pendants de la pensée nietzschéenne. On y retrouve cette idée d'une généalogie qui ne va plus chercher les fondements dans les origines, comme le ferait une métaphysique, pour y trouver le noyau essentiel au fondement d'une ontologie. La généalogie est à la recherche des points de surgissement, des lois de l'apparition et des phénomènes d'émergence.

L'émergence se produit toujours dans un certain état des forces. L'analyse de l'Entstehung doit en montrer le jeu, la manière dont elles luttent les unes contre les autres, ou le combat qu'elles mènent en face des circonstances adverses. […] C'est donc l'entrée en scène des forces ; c'est leur irruption, le bond par lequel elles sautent de la coulisse sur le théâtre, chacune avec sa vigueur, la juvénilité qui est la sienne188

La vérité dans sa forme scandaleuse, dans sa forme de monstration et d'irruption, peut aussi se concevoir par le terme d’émergence. Les grandes manœuvres de l'hystérie prenait d’ailleurs place dans un champ de luttes, dans la confrontation des forces les unes contre les autres et finissaient finalement par l'éclat de la vérité hystérique sur le théâtre de l'asile. Foucault semble voir dans l'étude généalogique un moyen de prendre en compte des structures d'émergences de certains discours, ainsi que de certaines manifestations de la vérité. L'Histoire de la folie en est un bon exemple, en cela qu'elle n'est faite que de retours, d'éclats, de confrontations et d'irrégularités ; elle n'est pas, comme certains tentent de la lire, un passage progressif vers l'enfermement total, elle demeure jusqu'aux dernières pages, soumises aux aléas des irruptions diverses dont on sait que Nietzsche aura sa part. Les événements éclatent en éventrant l'histoire qui se propose dans l'ouvrage, telle est d’ailleurs la force du livre.

L’histoire du non-généalogiste apparaît alors comme la mort de l'individu et de l'historien lui-même qui s’efface derrière l'universel de l'histoire et du sens. L'homme se trouve soumis à son savoir et sa volonté demeure sous sa tutelle. C'est là un reproche que l'on a fait à Foucault, celui d'être anti-humaniste, d'avoir nié la place de l'individu dans l'histoire, mais cela était sans compter les coups d'éclats et la généalogie qui vient fendre l'histoire.

Le démagogue est conduit à la dénégation du corps pour bien accomplir la souveraineté de l'idée intemporelle ; l’historien est amené à l’effacement de sa propre individualité, pour que les autres entrent en scène et puissent prendre la parole. Il aura donc à s'acharner contre lui-même : à faire taire ses préférences et à surmonter ses dégoûts, à brouiller sa propre perspective pour lui substituer une géométrie fictivement universelle, à mimer la mort pour entrer dans le royaume des morts, à acquérir une quasi existence sans visage et sans nom. Et, dans ce monde où il aura bridé sa volonté individuelle, il pourra montrer aux autres la loi inévitable d'une volonté supérieure. Ayant entrepris d'effacer de son propre savoir toute trace de vouloir éternel. L'objectivité chez l'historien, c'est l'inversion du rapport du vouloir au savoir, et c'est, du même coup, la croyance nécessaire à la Providence, aux causes finales et à la téléologie.189

188Michel Foucault Nietzsche, la généalogie, l'histoire inMichel Foucault et Jacques Lagrange, Dits et écrits, vol 1

1954-1988, Paris, France, Gallimard, impr. 2001, 2001, 1707 p. 1011-1012

La grande subversion que Nietzsche tente d’opérer est donc celle de la volonté sur celle du savoir. C'est l'idée d'une vérité qui ne peut se manifester que dans la volonté et dans l’événement par lequel elle se subordonne le savoir. C'est l’inversion de toute la culture et de toute l'histoire de la pensée occidentale qui a voulu faire reposer la volonté sur le savoir. La force créatrice elle, vient briser cela par le scandale et l'éclat, de la même manière que la généalogie vient repérer des points d'émergence et des scènes d’apparition. Derrière la structure d'un savoir qui fonctionne par la circulation de la vérité, nous ayant fait renoncer au vouloir, la généalogie repère les combats et le philosophe fissure l'histoire pour qu'une vérité émerge dans le scandale de son apparition. Nietzsche vient déterrer Dionysos tenu à l'écart depuis le socle grec, pour promettre le grand retour, celui du sur-homme et de la volonté. S'il n'est pas possible de faire une analogie entre le sur-homme et le scandale de la vérité, il apparaît tout de même que la structure nietzschéenne sert à Foucault pour y puiser une autre conception de l'histoire, une autre conception de la vérité. La vérité en circulation et le scandale de la vérité peuvent trouver chez Nietzsche et dans la lecture que Foucault en propose des points d’appui pertinents. La question n'est pas tant de savoir s'il est possible de faire jouer Nietzsche contre Foucault, mais de voir en quoi et pourquoi Foucault à fait usage de Nietzsche.

Il faudra attendre, après Port-Royal, deux siècles – Dostoïevski et Nietzsche – pour que le Christ retrouve la gloire de sa folie, pour que le scandale ait à nouveau un pouvoir de manifestation190

TROISIÈME PARTIE : ENFERMEMENT ET

PEUPLEMENT : LA LIBERTÉ