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A côté de cette structure pathologique, il est possible de repérer un autre fonctionnement, à la fois intermittent et concomitant, qui au sein de la voirie et des structures d'irrigations, viendrait se manifester sous la forme de l'éclat et du scandale. Déjà évoqué dans la deuxième partie au sujet de la vérité, la séparation entre circulation et éclat permet de rendre compte d'une constance dans l’œuvre de Foucault. Cette seconde structure correspondrait au criminel, en ce sens qu'elle n'est plus comme dans le pathologique un processus de négociation, ou de gestion du devenir, mais un acte qui tranche, discrimine, oppose et en fin de compte néantise, le crime fait passer de la mort à la vie d'un geste là où le pathologique venait maintenir le douloureux face à face. Le criminel entretient de proches parentés avec la frontière là ou le pathologique s’assimile à la voirie. Déjà le supplice fonctionnait par mimétisme vis-à-vis du crime, visant à le montrer dans sa vérité tout en affirmant la force du pouvoir. Mais si la discipline usait de l'enfermement comme d'un moyen de rupture, il semble falloir aussi insister sur son double caractère, qui d'un côté prend à la structure criminelle son pouvoir de rupture et de discrimination par la biais de l'enfermement, et de l'autre côté empreinte au pathologique tout un protocole visant à faire circuler les pratiques à l’intérieur de l'enfermement, pour renégocier la culpabilité du coupable avec les exigences de la réparation qu'implique la pratique pénale. Plus que cela, Foucault développe dans Surveiller et punir l'usage de la délinquance pour la pratique de la police elle-même. Il ne s'agit donc pas de dire que de la société de souveraineté à la société de discipline se soit opéré un passage du criminel vers le pathologique, mais de dire que l'une comme l’autre sont structurées par ces deux principes qu'elles aménagent chacune à leur manière.

La punition disciplinaire est, pour une bonne part au moins, isomorphe à l'obligation elle-même ; elle est moins vengeance de la loi outragée que sa répétition, son insistance redoublée.307

On voit très bien ici que l'isomorphisme entre le crime et le supplice se transforme en un isomorphisme entre la punition et la loi. Bien loin de disparaître, la fonction de manifestation de la peine se transforme en une manifestation du droit dans ce qu'il peut avoir de canonique. De ce fait la société disciplinaire empreinte aussi une symbolique de la peine au principe criminel, malgré un fonctionnement en partie régi par le processus pathologique. Une lecture en sens inverse pourrait montrer la même co-appartenance du système pénal des sociétés pré-disciplinaires, au criminel et au pathologique. Le supplice lui-même, pourtant si proche du crime dont il doit incarner le scandale et la violence reste pris dans cette double structure.

Le corps plusieurs fois supplicié assure la synthèse de la réalité des faits et de la vérité de l’information, des actes de procédure et du discours du criminel, du crime et de la punition.308

On voit bien ici de quelle manière le supplice vient nouer deux exigences relevant du criminel et du pathologique. La réalité des faits renvoyant à l'éclat et à la vérité du crime, et la vérité de l'information renvoyant au rôle du supplice en tant que moyen pour extirper l'aveu. La récolte de l’aveu témoigne de ces pratiques que sont le supplice et la torture en tant que moyen de négociation entre le criminel et la justice, pour faire apparaître la vérité de l'instruction. Torturer, c'est déjà négocier, en ce sens qu'il s'agit d’opérer sur le corps du condamné une force contre laquelle il devra répondre. Le supplice en ce sens peut apparaître comme la mise en place d'un milieu hostile pour forcer la négociation et de ce fait, le supplice – pourtant structurellement conditionné par le criminel – fonctionne aussi sur un processus pathologique. Le supplice opérant la synthèse entre des actes de procédure et le discours du criminel ainsi qu'entre le crime et la punition, se trouve structurellement inscrit dans les deux schémas que sont le criminel et le pathologique, entre la négociation de la torture et l'éclat du supplice, entre voirie de l’instruction et sentence de la peine. Foucault dit lui-même que « l'exécution publique a deux faces : l'une de victoire l'autre de lutte309 »

affirmant par là, la double appartenance du supplice au criminel et au pathologique tel que nous l’entendons ici.

Ainsi lorsque Foucault écrit que « le modèle d'une société qui aurait pour élément constituant des individus est emprunté aux formes juridiques abstraites du contrat et de l'échange310»

, il introduit au fondement du modèle social ce double principe du criminel et du pathologique. En effet les formes juridiques du contrat et de l'échange renvoient respectivement à un principe d'ordre criminel et pathologique, en cela que le rapport contractuel discrimine et distingue des places ordonnées par un texte et que l'échange est intrinsèquement confondu avec la négociation.

La théorisation du criminel et du pathologique en concepts opératoires, permet de rendre raison de la structure de l’œuvre de Foucault sans pour autant passer sur les difficultés de lecture que certains de ses livres proposent. L'exemple de l'Histoire de la folie semble être le plus pertinent, tant la complexité de l'ouvrage est souvent contournée par une lecture linéaire qui consisterait à voir l’ouvrage comme la description de la constitution de l'internement et du savoir positif. En réalité l'Histoire de la folie est un ouvrage très discontinu ponctué de coups d'éclat et de retours, de progressions et de régressions. Ainsi la considération de l'ouvrage par le bais de ces concepts,

308Ibid. p. 58 309Ibid. p. 61 310Ibid. p. 227

permet de ne pas passer à côté de l'enjeu majeur qu'il présente. Ce qui est vrai pour l'Histoire de la

folie est vrai pour les autres ouvrages et permet aussi de comprendre la structure générale de

l’œuvre de Foucault. Il ne s'agit pas de systématiser le travail de Foucault – ce qui serait une tâche impossible et inopérante – mais de repérer des outils permettant de rendre compte à la fois d'une cohérence générale, mais aussi de donner des ustensiles de lecture pour les œuvres particulières et en dernier lieu de comprendre l'évolution générale de sa pensée comme structurée par les objets qui lui ont depuis le début servi de terrain d'étude.

De la même manière que l'enfermement avait pu fonctionner comme caisse de résonance pour la folie, la faisant apparaître comme un événement dans sa vérité la plus pure, l'apparition du sujet comme objet de théorisation dans l’œuvre de Foucault, intervient comme dernier reste d'un rapport à la vérité possible. Si la folie dans l'espace de l'internement se développe par la négociation avec ce milieu qu'est l’asile, elle intervient dans la structure générale des sociétés d'enfermement comme un événement qui rend à la folie sa vérité, la rendant à elle-même par son exclusion de l'espace social. Que ce soit dans l'Histoire de la folie ou dans Surveiller et punir, Foucault évoque la camisole comme le prolongement d'une violence déjà à l’œuvre dans l'esprit du fou ou du criminel, la faisant apparaître comme une technologie d'ordre criminel par excellence, en cela qu'elle rend au fou ou au criminel sa vérité pure, opérant la manifestation visible du rapport que la liberté entretient avec elle-même en la personne de l'aliéné. Il ne s'agit plus d'ordonner l'insensé mais de s'ordonner à son attitude et d'épouser le détail de son comportement. D'une certaine manière, il s'agit de restreindre le milieu de l'interné pour lui interdire toute négociation, afin de faire apparaître dans un événement la vérité de sa nature. Cependant, lorsque Foucault écrit que « la disparition de la liberté, de conséquence qu' elle était, devient fondement, secret, essence de la folie311 », il faut ajouter que dans cette privation apparente de liberté, la création d'un nouveau

milieu donne la possibilité d'une nouvelle négociation et donc d'une nouvelle liberté : le criminel et la pathologique s'appellent l'un l'autre, se répondent et communiquent.

De la même manière, l'apparition des préoccupations autour du sujet et de son rapport à la vérité dans l’œuvre de Foucault, apparaît comme un événement éclatant de la structure pathologique par excellence qu'est la biopolitique. Cependant les théorisations développées entre sujet et vérité renvoient davantage à un rapport de négociation, laissant penser qu'il aura fallu l’événement criminel – cette manière de franchir la ligne – pour faire apparaître de nouveaux développements pathologiques. Ainsi la subjectivation apparaît comme processus pathologique par

l’intermédiaire d'un événement d'ordre criminel, de la même manière que la camisole et l’enfermement faisaient voir la vérité du fou, en constituant par un geste d'exclusion, un milieu dans lequel un discours de la folie pouvait émerger. Finalement chaque théorisation se trouve prise entre ces deux déterminations que sont le criminel et le pathologique, qui tous deux interdisent de penser l'ouvre de Foucault comme linéaire et témoignent de cet aléatoire intrinsèquement constitutif du vivant.

Et cette nouvelle anatomie politique permettra de recroiser les deux lignes d'objectivation divergentes qu'on voit se former au XVIIIe siècle : celle qui rejette le criminel « de l'autre côté » – du côté d'une nature contre nature ; et celle qui cherche à contrôler la délinquance par une économie calculée des punitions.312