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10. La projection, les projets, le projet de vie

10.3. Le projet de vie

Professionnels et parents ont été sollicités sur le projet de vie, étant précisé qu’il s’agissait de parler du feuillet figurant dans le document cerfa intitulé « formulaire de demande auprès de la MDPH ». Dans chaque entretien, mes interrogations étaient posées en dernier lieu et portaient sur le sens que chacun donnait à ce document, les termes mêmes du document et ses modalités d’élaboration. Les résultats sont convergents entre tous les entretiens à la fois sur la terminologie (10.3.2) et sur l’implicite (10.3.1) sous-jacent à ce concept. Confronté aux modélisations existantes, on peut en outre tenter une analyse qui met au jour une tension par le fait que le projet de vie est formalisé par des auteurs (les parents) qui n’en seront pas les acteurs (l’enfant devenu adulte) (10.3.3).

10.3.1. La terminologie

Mis à part dans un entretien, toutes les personnes interrogées ont marqué un temps d’arrêt, une gêne, un malaise, à l’abord du questionnement sur le terme même de projet de vie. « un bien grand mot »,

« bizarre ce mot », « bof », « tellement large », « compliqué », « impossible », « gonflé », « rude », « dur », certains reconnaissent être « mal à l’aise » avec des temps d’hésitations « je sais pas… »,

une certaine incrédulité « difficile de répondre », quand une autre bascule instantanément du « très

joli, honorable », vers le « très ambitieux ».

En contraste, une personne interrogée ne se sent pas du tout choquée par le terme dont « on

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problème. A l’extrême, une autre personne fait part de sa colère, du caractère « incroyable » de ce mot.

Il me paraît possible de tirer deux constats de ces réactions, qui, à tout le moins, montrent que d’abord le questionnement ne s’est pas forcément posé d’évidence et que, celui-ci ne laisse pas indifférent :

- En premier lieu, cela montre que les professionnels ne se sont pas emparés du concept. Certains le disent ouvertement « moi je préfère leur parler de parcours et de qu’ils souhaitent pour

leurs enfants », là où une autre va parler de « construction ». Une autre affirme ne jamais les solliciter

dessus alors même que l’encart figure dans son guide d’entretien.

- En second lieu, l’analyse lexicologique des termes employés renvoie à une réflexion qui s’inspire des apports philosophiques sur le langage, la signification et l’intentionnalité. Je retiens de ceux-ci que ce qui importe ce n’est pas la représentation mais l’objet représenté comme étant celui qui est visé et par la suite nommé. Selon Descartes, les idées et leur compréhension sont intentionnelles mais elles s’inscrivent dans un contexte et n’ont pas valeur de vérité. Il en résulte que tout se passe à la fois dans l’intériorité et l’extensionnalité du langage, cette dernière renvoyant au contexte, à la référence, au monde possible du concept (Auroux, 2013).

Dès lors, la recherche du sens donné, souhaité, voulu par les acteurs dans l’usage du mot (ou son non-usage) constitue la suite logique et inséparable de celle sur le lexique.

10.3.2. Les implicites : la vie à long terme, la justification d’une demande administrative : intérêts et enjeux de vécu du projet de vie

Là aussi la convergence des propos est forte. Parents et professionnels laissent entendre que la vie dont il est question est celle que l’on voit au loin, à long terme. Il y a alors accord implicite commun pour considérer que le projet de vie va, dans le contexte présent, être réduit à un futur relativement proche d’une part, et, d’autre part, correspondre à la justification d’une demande administrative. Ainsi, du côté des professionnels, l’un d’eux pense tout haut, dans un sourire, « projet de vie… vie…

on a l’impression qu’on est au bout de la vie … » « moi je trouve que ça fait un peu 3e

ou 4e âge, fin de vie… ». Un autre ajoute, ce qui est assez révélateur de ce que les entretiens famille et les

documents fournis donnent à voir, « un dossier qui part à la MDPH on va pas y mettre les mêmes

choses dedans… des choses que la ¨MDPH va pouvoir donner, c’est pas le projet de vie par rapport à tout le ressenti, toutes les difficultés, c’est autre chose quand même ».

Et, effectivement, les entretiens famille confirment « j’ai du comprendre la demande immédiate, genre AVS, mais j’ai pas fait une rédaction sur 10 ans… » « au début c’est juste un truc qui permet d’argumenter » « le truc où on sait jamais quoi mettre » « je leur écris pas du tout un roman parceque j’imagine que ça les intéresse pas… »

A partir de là les réactions face à cette sollicitation peuvent être diverses :

Dans la majorité des cas (entretiens et documents), la représentation implicite de la demande est contournée, le terme est réduit à une échéance courte (un an) à moyenne (durée de la scolarité). Les

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projections à plus long terme, lorsqu’elles existent, relèvent davantage d’une perspective recherchée/à trouver/ à développer en rapport avec l’autonomie de l’enfant « pour nous parents on souhaite qu’il

puisse rester autonome le plus longtemps possible », ou avec son évolution « qu’il puisse évoluer à son rythme » « faire évoluer notre fils ». Cet objectif figure aussi parfois néanmoins dans le court

terme « notre projet en ce moment c’est l’acquisition de l’autonomie dans sa vie quotidienne, ses

déplacements en bus, autonomie les temps de week end, sur des temps d’absence courte de l’adulte, petites courses seul »

Dans tous les cas également, le projet de vie est rattaché à la demande MDPH, et est constitutif d’une justification de celle-ci. C’est a fortiori le sens de la formulation introduite dans le document « donner un éclairage à l’équipe pluridisciplinaire pour construire votre plan personnalisé de compensation » Ensuite, si certains projets de vie sont relativement longs ou fortement détaillés, ils sont minoritaires en nombre d’une part, et, au-delà de quelques rares considérations générales, ils se rattachent tous à la demande initiale qu’ils explicitent.

Parfois, l’analyse montre la difficulté d’appropriation du concept « le projet de vie, une question très

difficile lorsqu’on se retrouve dans une telle situation », pouvant aller jusqu’à son rejet complet. Dans

ce dernier cas, la sollicitation institutionnelle est vécue comme intrusive, à telle point que l’interviewé évoque un sentiment de dépossession véritable de son « droit à être parent » et qu’elle s’interroge fortement sur l’intérêt que peut bien présenter le porter à connaissance de ces éléments pour l’institution en question.

Enfin, et à l’inverse, quelques uns des projets de vie correspondent à la structuration d’une véritable ligne de vie, une ligne directrice prospective et construite, une « projection rationnelle dans le futur » (Gillig, 2006, p67). Soit que cette construction soit inhérente à une manière d’être, soit qu’elle ait été provoquée par la sollicitation, dans les deux cas, elle correspond précisément à l’intérêt que Gillig voit dans la conception d’un tel projet, c’est-à-dire une meilleure prise de conscience de ses besoins et des réponses possibles. C’est d’ailleurs très net dans un des entretiens au cours duquel l’interrogée, convaincue et convaincante, rapporte que quand elle a « commencé l’écriture, (elle) a trouvé que ça

avait VRAIMENT un sens » « ça me permet de conforter mes choix, de les écrire, de les réfléchir, d’y mettre les moyens et puis aussi ça permet d’évaluer » « maintenant, je trouve vraiment intéressant, je me régale, je trouve vraiment vraiment pertinent de s’asseoir, de se poser… ». La modélisation de la

démarche projet est ici respectée dans ses composantes, ce qui confère au projet son caractère opératoire tel que décrit précédemment.

Un des professionnels rejoint aussi cette acception, en notant le double intérêt possible d’une telle sollicitation : « faire prendre conscience qu’ils se posent quelques questions, et surtout qu’ils puissent

exprimer ».

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Le manque d’engouement pour le concept de projet de vie peut parvenir à mon sens, du fait que, dans le cas présent il y a division entre le concepteur et le réalisateur.

En effet, par le fait, il est demandé aux parents de projeter, d’imaginer, voire de construire la vie de leur enfant. Or, comme on l’a vu précédemment, si ils se sentent à l’aise pour formuler des souhaits et envisager les moyens nécessités sur le court ou le moyen terme c’est peut-être que, de part son statut d’infans et du fait de leur maîtrise des moyens subséquents, la question de leur légitimité ne se pose pas sur cette temporalité d’une part.

D’autre part, le concept de « projet de vie » les renvoie implicitement à une projection dans un espace suffisamment lointain pour ne plus être le leur mais celui de leur enfant ayant acquis le statut d’adulte. Il semble que, dès lors, il ne leur appartient pas, ils ne se donnent pas l’autorisation, et, au principal, ils ne souhaitent pas entrer en possession de cet espace de vie qui ne sera plus leur espace personnel.

Cette analyse est supportée par plusieurs constats :

- Le replacement systématique de la parole, des souhaits, des goûts de l’enfant dans la projection longue « un métier qui lui plait » « il aurait peut-être envie de » « peut-être qu’un jour il

souhaitera… » « qu’il se sente bien, qu’il fasse des choses qui l’intéresse ». La place de l’enfant n’est

pas occultée dans les constructions de projets court terme, mais elle est moins prégnante. Soit qu’il y ait des difficultés de communication ou d’expression, soit que la maturité soit mise en avant comme variable. En revanche, dès lors qu’il s’agit de l’enfant projeté en tant qu’adulte, sa place est centrale, fondamentale, indiscutable. « il » est là, « je » ne peux que lui souhaiter bien-être, dans sa propre vie dont il sera le pilote. « à part ça, il fera ce qu’il voudra »

- L’évocation récurrente des circonstances de la vie, des rencontres qu’ « il » fera et donc une certaine dépossession de la maîtrise et du contrôle des événements de la vie de l’enfant,

- La place importante de l’évocation de son autonomie dès lors qu’il s’agit de le voir en tant qu’adulte. A cet égard, je note que cette place va grandissante en fonction de l’âge de l’enfant. Elle est plus vite abordée, précisée, explicitée si l’enfant est en pré-adolescence ou en adolescence que lorsqu’il est petit.

D’autre part, cette analyse s’appuie sur la modélisation théorique de Boutinet relative à la méthodologie du projet. Selon l’auteur, projeter répond à une logique de pronominalisation : « je ne puis réaliser le projet d’autrui sauf par abus de langage ou perversion de l’esprit. Je ne puis inversement élaborer pour autrui le soin de concevoir, voire d’exécuter mon propre projet » (Boutinet, 2012, p275). En effet, la séparation des acteurs du projet de vie contribue à créer une double dualité entre la visée et la programmation de l’action d’une part, et, entre l’espace et le temps d’autre part, ce qui fait perdre au projet sa globalité, voire corrompt sa nature même.

Certains parents rétablissent l’équilibre en resituant le projet dans ce qu’ils sont eux en capacité de programmer c’est-à-dire « lui donner toutes les cartes à jouer et après, les cartes, elles sont dans ses

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11.

Synthèse conclusive de l’analyse : les principaux points à