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C HAPITRE 2 : Modalités de narration

2.2. Proclamations de vérité

Du même coup, ces histoires rapportées témoignent d’un rapport à la vérité pour le moins ambigu. En général, le lodyanseur dit que son histoire doit être tenue pour vraie même si on devine qu’elle est agrémentée, pimentée, c’est-à-dire qu’elle n’est pas, a priori, que « lodyans » au sens péjoratif de racontar sans valeur. La proclamation de vérité – qu’elle convainque ou non le lecteur – apparaît comme une formalité, une convention associée à la lodyans écrite. Elle est présente dès les débuts, dans la dédicace de La Famille des Pitite-

75 À ce sujet, il faut mentionner une audacieuse hypothèse de Maximilien Laroche, qui rapproche ce schéma typique (celui du dédoublement du narrateur, qui a pour effet le caractère « lointain » du message) de la communication spirituelle dans la religion vaudou, où le possédé d’un esprit vaudouesque (ou lwa) est un être dédoublé. Quoiqu’on puisse en dire, cela permet d’envisager ce type de narration enchâssée (ou dédoublée) comme une pratique intimement liée à la culture haïtienne (voir Maximilien Laroche, Contributions à l’étude du réalisme merveilleux, op. cit., p. 42-43).

Caille, lorsque Lhérisson écrit : « J’ai fait cependant de mon mieux pour présenter mes personnages tels qu’ils ont été, sans rien changer à leur caractère, à leur attitude, à leur langage, et j’ai tenu à reproduire aussi fidèlement que possible les scènes où ils ont évolué76». C’est là, bien entendu, une prétention à la réalité, à la véracité de ce qui sera conté : la lodyans se pose comme une transcription fidèle des paroles et gestes vus et entendus par le narrateur. Cette illusion est accentuée, surtout chez Lhérisson et Victor, par un jeu qui se fait sur l’identité du premier narrateur, que le texte encourage à apparenter à l’auteur. En se posant comme présent dans le récit, cette figure de l’auteur (ou reporteur) personnifié en narrateur agit comme un seuil qui entraîne le lecteur de la réalité vers la fiction en faisant comme si de rien n’était77. Et il arrive chez Gary Victor que cette revendication du vrai dans la lodyans passe par l’emploi de lieux communs, tel le stratagème du manuscrit perdu. En effet, dans « Félicité ou manuscrit perdu dans un tap-tap », le narrateur récupère un cahier abandonné et décide de le publier avec l’introduction suivante :

On entend de tout dans un tap-tap. On trouve de tout également. Comme ce manuscrit que j’ai récupéré sous un siège. Un instinct d'écrivain. [...] J’y lus en le feuilletant un récit curieux. [...] Il y avait un billet agrafé à l’intérieur du cahier qui disait ceci : Je laisse ce texte dans ce tap-tap comme on lance une bouteille à la mer. [...] Quelle chance y a-t-il que ce manuscrit se retrouve entre les mains d’un homme ou d’une femme qui pourra apprécier ce récit et surtout comprendre ce que j’ai vécu? Car tout ce que je raconte ici est vrai. (HET1, p. 61-62)

Or, dans l’histoire qui suivra, il sera question d’un canari magique donnant accès au plus fabuleux des bordels. Même si le récit est totalement invraisemblable, le dispositif narratif, par une sorte de jeu de téléphone entre lecteur, premier narrateur et second narrateur, tente de la rapprocher autant que possible de la réalité et de faire planer la possibilité que cela soit vraiment arrivé.

En fait, Gary Victor s’amuse avec ces codes, d’une manière qui complexifie le rapport à la vérité et à la vraisemblance. Un récit peut être vrai sans pour autant être vraisemblable, et peut aussi comporter du « vrai » sans pour autant être véridique selon les faits. Au début de la nouvelle intitulée « Sè Magaret », le narrateur nous fournit un rare métadiscours sur la lodyans, par une déclaration paradoxale :

76 Justin Lhérisson, La Famille des Pitite-Caille, op. cit., p. 5.

77 L’identité entre auteur, narrateur et personnage (observable par exemple dans les Dossiers interdits ou dans les Histoires entendues dans un tap-tap) rappelle le genre de l’autofiction, sauf que le narrateur-auteur n’est jamais le personnage principal, mais plutôt un simple chroniqueur transmettant les histoires qu’il a entendues.

Tout odyansè que je suis, je dis la vérité. Le talent de l’odyansè, c’est de savoir raconter, de créer des effets de surprise, de ne pas tout délivrer en même temps. Cette histoire laissera certains dubitatifs. D’autres la goberont avec joie en se disant finalement que ce n’est pas le fait qu’une histoire soit vraie qui la rend captivante. Elle peut être inventée. L’essentiel, c’est qu’elle plait, vous plonge, l’instant du récit, dans l’émerveillement et vous permet de vivre du sentiment. (HET2, p. 31)

D’un côté, il est dit que, contrairement à une certaine idée reçue, la lodyans n’est pas que mensonges ou racontars ; de l’autre cependant, on admet du bout de lèvres que la vérité peut être en quelque façon trafiquée par le lodyanseur ‒ par l’écrivain78. L’important, ce n’est pas d’être fidèle à la réalité de ce qui s’est passé, même s’il arrive souvent qu’on entretienne cette illusion, mais plutôt de créer un récit présentant une vérité de « sentiment », comme écrit Victor, mais aussi une certaine vérité générale, le plus souvent d’ordre social ou moral. Il faut être « plus vrai que vrai79 », dit Anglade, ce qui implique de rompre avec le vraisemblable. En un sens, qui serait intéressé par une histoire « vraisemblable », c’est-à-dire concordant avec la réalité quotidienne, sans l’amplifier ou la déformer ‒ bref, sans la remettre en cause? Un exemple révélateur à ce sujet est la nouvelle « M’mande Bondyeu pou oto kraze’m », où une pauvre jeune femme raconte aux passagers les innombrables tribulations qu’elle a vécues et qui apparaissent justement trop pathétiques pour être vraies. Tous ceux qui l’écoutent sont émus jusqu’aux larmes et lui offrent quelques pièces, à l’exception d’un vieil homme suspicieux qui déclare, après que la malheureuse a terminé son récit : « M espre tout sa w di nou la a se vre, madam80 ». Celle-ci lui répond : « Avèk tout respè pou sa k an lè a, m mande pou oto kraze m si m te ban nou manti81 », sauf que l’histoire se conclut alors qu’elle se fait heurter après être descendue du tap-tap par une Jeep passant à toute allure. Cette tragique histoire vise précisément à tâter la valeur de la vérité en littérature, et en particulier dans la lodyans. Si la malheureuse s’est fait écraser après avoir juré devant Dieu, en réponse au scepticisme du vieillard, on en déduit que le récit de ses déboires n’était pas véridique. Mais il n’en séduit pas moins tous les passagers du tap-tap ‒ le narrateur y compris ‒ qui, pendus aux lèvres de la bonimenteuse, sont remués de compassion jusqu’aux larmes et lui font la charité.

78 On retrouve une idée semblable exprimée dans « La disgrâce d’Apollon », où le narrateur dit : « Je ne tentai même pas de me poser des questions sur la véracité de son histoire. L’étrange beauté de son récit valait mieux que toutes les vérités du monde » (LSNPN, p. 46).

79 Voir l’entrevue « Georges Anglade : Cinq questions pour Île en île » par Thomas C. Spear, [En-ligne] : http://ile-en-ile.org/georges-anglade-5-questions-pour-ile-en-ile/.

80 « J’espère que tout ce que vous nous avez dit est vrai, madame » (HET1, p. 48).

81 « Avec tout le respect que je dois à Celui qui est là-haut, je souhaite qu’une voiture m’écrase si je vous ai menti » (ibid.).

Le vieillard, seul capable de conserver une préoccupation quant aux faits « réels », est présenté comme une sorte de diablotin insensible et inhumain qui « ricanait82 » même une fois la femme happée par la Jeep.

Que pouvons-nous conclure, sinon que l’essentiel réside dans le pouvoir de séduction du récit, c’est-à-dire que les auditeurs et lecteurs ont tendance à préférer une histoire convaincante et signifiante à une âpre réalité? Bref, la lodyans demande qu’on lui prête foi, par principe, par une convention liée au genre, tout en sachant qu’il faut voir au-delà de la réalité factuelle, et qu’une narration dynamique est porteuse de sens et de « vérité ». Le bon lodyanseur, à la différence du romancier qui peut s’inscrire sans ambiguïté du côté de l’invention, chevauche continuellement la frontière entre réalité et fiction, et tel un bonimenteur, il se permet des chemins détournés pour arriver à ses fins. Et de l’autre côté, un public trop sceptique ou sérieux, à l’image de l’intransigeant vieillard refusant de se laisser prendre au jeu, se verra refuser la plongée dans l’« émerveillement » et dans le « sentiment ».