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C HAPITRE 4 : Présence du surnaturel

4.1. Baliser un panorama riche et varié

Bien que George Anglade aime situer la lodyans à l’abri de toute intrusion du surnaturel, il faut reconnaître que le récit bref haïtien, depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui, est fortement traversé par des esthétiques qui rompent avec le réalisme. Dans l’introduction à son anthologie de la nouvelle haïtienne, Pierre-Raymond Dumas fait la remarque suivante, qui rappelle que Victor et Dabel sont loin d’être les premiers d’une espèce :

Deux grands courants sont dominants ici : un réalisme descriptif qui exploite le particulier même le plus étroit, les sentiers battus des sentiments ; le recours à la banalité, de grise, devient bouleversante grâce à des chroniques romancées, des récits véridiques et des morceaux autobiographiques. Le fantastique, second courant dominant est marqué essentiellement par l’intégration dans le texte des croyances populaires, des figures mystérieuses de la culture vaudou dont la force apparaît, jusqu’à preuve du contraire, infinie. On a par conséquent des récits contaminés de part en part par le merveilleux et l’invraisemblable154.

Il est vrai que de nombreux auteurs y ont recours tout au long du siècle dernier, dans des textes dont le genre peut être très éloigné de la lodyans155. De ce classement de Dumas, retenons également l’idée de « contamination » par le merveilleux et l’invraisemblable de nature vaudou, laquelle trahit une perception négative qu’on retrouve chez une grande partie de la critique (expliquant peut-être aussi les réticences d’Anglade, qui voulait faire de la lodyans un genre national respectable). Or, cette remarque de Dumas conduit à réitérer la distinction entre les catégories que sont le fantastique et le merveilleux (puisque Dumas, comme Anglade, n’entre pas dans ces nuances), en n’oubliant pas que ce vaste « courant fantastique », dont Victor et Dabel nous fournissent un exemple contemporain, réfère à une multitude de cas dont les modalités ne sont pas forcément en rapport direct avec l’imaginaire vaudou.

Dans son traité disséquant méthodiquement le fantastique, Tzvetan Todorov caractérise ce genre par une esthétique du doute et de l’inquiétude, puisque cette catégorie de textes se définit par « l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un évènement en apparence surnaturel156 ». C’est bien l’oscillation entre deux pôles qui est ici attribuée au fantastique « pur » : si l’évènement surnaturel est avéré par le texte, la tension sera résolue du côté du « merveilleux », s’il connaît une explication rationnelle, elle sera plutôt résolue du côté de l’« étrange ». Pour faire très court, le fantastique tel que pratiqué au XIXème siècle représenterait le combat intérieur, tant chez le personnage que chez le lecteur, entre la raison et la superstition, et marquerait en quelque sorte les derniers soubresauts de l’irrationnel avant la mainmise complète de la rationalité occidentale157. Gardons en mémoire cette

154 Pierre-Raymond Dumas, op. cit., p. 12.

155 L’anthologie de Dumas est une somme de textes très variés, dont certains réunissent les critères de la lodyans, alors que d’autres (comptant parfois une importante dimension poétique, onirique ou sentimentale) ne s’y rapportent pas du tout.

156 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, op. cit., p. 29.

157 C’est d’ailleurs pourquoi, selon Todorov, le genre connaît une histoire relativement courte, s’échelonnant entre la fin du XVIIIe siècle (avec Cazotte) et la consécration de Maupassant à fin du XIXe siècle (voir Todorov, Introduction à la littérature fantastique, op. cit., p. 174-175). La révolution industrielle signerait en quelque sorte l’arrêt du genre, du moins pour la littérature européenne.

définition serrée, laquelle tranche avec une orientation théorique très employée par la critique littéraire haïtienne : celle du « réalisme merveilleux ». Depuis Alejo Carpentier158, dont Jacques Stéphen Alexis a récupéré le terme et le projet159, cette appellation permet de désigner, dans une perspective de revendication culturelle et souvent socio-politique (pour ne pas dire socialiste), les textes étalant – et même valorisant – un imaginaire populaire qui cautionne des phénomènes irrationnels. Fondamentalement, alors que le fantastique s’aborde comme une valse-hésitation chez un personnage troublé, le réalisme merveilleux expose, pour ses adeptes, « le vêtement dans lequel certains peuples enferment leur sagesse et leur connaissance de la vie160 ». Ce genre a certes connu son lot de critiques161; or, il faut dire qu’il est traversé par une exigence très complexe : comment rendre compte réalistement d’une société qui accorde une si grande place à des puissances invisibles, considérées tout à fait réelles? On admet aisément que l’imaginaire contribue à la construction du réel (tel est le principe à la base de cette approche), mais aussi que, dans une même collectivité, ce qui est surnaturel pour l’un ne l’est pas nécessairement pour l’autre. Pour analyser et lire une telle littérature, faudrait-il donc que le rapport au monde de chaque lecteur – ses convictions religieuses, son degré de mysticisme, de croyances à des superstitions diverses – soit au cœur de nos spéculations? On ne saurait ici être trop prudent; le moins que l’on puisse dire reste que « [l]’espace de la réception de l’œuvre réaliste-merveilleuse est […] un espace plein d’ambiguïté, d’incompréhension, d’ignorance quand il ne s’agit pas de méconnaissance délibérée162 ». Le caractère équivoque fait partie de ce courant et contribue à son aspect polémique. Plus concrètement, toutefois, on peut affirmer que l’opposition principale entre fantastique et merveilleux réside dans la différence de perception du surnaturel qui est faite

158 La théorie du real maravilloso proposée en 1949 par l’écrivain cubain Alejo Carpentier a été surtout inspirée par la société haïtienne (comme le suggère son roman El reino de estemundo, qui peint la révolution haïtienne). Ce qu’on traduit par « réalisme merveilleux » ne correspond pas exactement au « réalisme magique », expression initiée par le critique d’art Frantz Roh pour désigner l’art latino-américain (où l’intrusion du surnaturel serait plus ludique et encore plus « naturelle » dans la narration que le cas dans le réalisme merveilleux haïtien).

159 Voir notamment Jacques Stéphen Alexis, « Du réalisme merveilleux des Haïtiens », loc. cit., p. 245-271. 160 Jacques Stéphen Alexis, « Où va le roman ? », loc. cit., p. 98.

161 Nous avons déjà évoqué, dans notre introduction, la position de Joël Des Rosiers. Celui-ci s’attaque au nationalisme culturel (descendant du Volkgeist des romantiques allemands) qui serait à la base de ce style, dénonçant aussi une « arbitraire confusion des valeurs » où « connaissance et ignorance dispersées dans un arbitraire mystificateur » (voir Joël Des Rosiers, « Les fruits piqués du réalisme merveilleux », loc. cit., p. 54).

dans la fiction : si le surnaturel constitue un problème inquiétant, il est plutôt fantastique; s’il se glisse plus « naturellement » dans la réalité, il est plutôt merveilleux.