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Processus civilisationnels et topologie des ordres sociaux

Section 2 / Colonialisme et processus de civilisation 40

2.1/ Processus civilisationnels et topologie des ordres sociaux

C’est au 18ème siècle qu’apparaît le terme « civilisation » opposé alors à celui de « barbarie », et qui signifie « passage à l’état civilisé » [Braudel F., 1987 : 34]. Celui-ci est d’abord synonyme du mot « culture » (chez Hegel par exemple) puis une distinction s’opère lorsque la « civilisation » en vient à désigner à la fois « des valeurs morales et des valeurs matérielles [ibid. : 35]. Par la suite, au 19ème siècle, l’idée que celle-ci soit confondue avec le progrès en soi

disparaît progressivement, le mot « civilisation », jusque-là au singulier passe au pluriel. Dès lors il est l’ensemble des caractères que présente la vie collective d’un groupe ou d’une époque [ibid. : 37]. Ceci dit, une civilisation n’est « ni une économie donnée ni une société donnée, mais ce qui, à travers des séries d’économies, des séries de société, persiste à vivre en se laissant qu’à peine et peu à peu infléchir » [ibid. : 67]. Les civilisations sont donc des continuités, faites

de conjonctures, de tournants, d’évènements, qui aident à la compréhension de ses structures profondes [ibid. : 58].

Examinant ce qui fait la spécificité de la civilisation occidentale19, Max Weber identifie un processus de rationalisation spécifique du capitalisme moderne, ayant permis la maîtrise croissante du monde. Les affinités qu’il décèle entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme procèdent selon lui d’un long processus de désenchantement du monde selon lequel la vie sociale devient « presque entièrement et exclusivement matière à la prévision intellectuelle » [Martucelli D., 1999 ; 187]. Parallèlement, il caractérise le monde moderne par « l’expansion de la rationalité dans toutes les sphères de la vie sociale », ce qui favorise « la constitution de domaines d’action de plus en plus autonomes entre eux » [ibid. : 188]20. Ainsi

chez Weber, les processus de rationalisation et de différenciation des ordres de vie sont deux matrices constitutives de la modernité occidentale. Ceux-là permettent notamment l’avènement de deux ordres dont je traiterai ici plus particulièrement, le politique et l’économique [Théret B., 1999b : 43].

Historiquement, la différenciation des ordres telle que la conçoit Weber concorde avec la progressive sécularisation des sociétés européennes et le dépérissement d’une conception totalisante et transcendantale de l’ordre social. Le contrôle et l’influence de l’Eglise chrétienne sont en recul. L’élargissement de l’accès à la connaissance au-delà du seul clergé, que favorisent l’invention de l’imprimerie, la sécularisation des universités ou l’officialisation des langues nationales (le français, l’allemand…), accompagne l’affermissement de royaumes ayant leurs propres centres permanents de pouvoir, ou encore le développement du commerce au long cours et l’émancipation du pouvoir des bourgs. Ainsi l’autonomisation des ordres sociaux tient d’une différenciation conceptuelle (voir également ci-dessous le chapitre 2) tout autant que de l’apparition d’activités spécialisées échappant au pouvoir de l’Eglise21. Cette dernière n’ayant

       

19 Ma présentation ici de quelques fragments de pensées permettant d’appréhender les spécificités de la « civilisation occidentale » n’implique nullement que celle-ci soit une donnée objective et monolithique, dotée d’une identité ou d’une essence particulière. Il s’agit néanmoins de prendre au sérieux les efforts tant descriptifs que normatifs qui participent aussi bien à délimiter les frontières

morales et matérielles de l’Europe qu’à définir les formes et les conditions de son universalité.

20 Cela étant, Weber distingue la rationalité formelle (ou instrumentale) où les actions sont centrées sur l’adéquation moyens-fins, qui dans la modernité prend le dessus sur la rationalité matérielle, où les actions sont guidées par rapport aux valeurs [Martucelli D., 1999 : 188].

21 Dès lors la séparation de l’économique et du politique tient autant d’un développement institutionnel que de l’émergence de nouvelles catégories de pensée. En ce sens, la dimension

plus le monopole du sens donné aux pratiques ni celui de la définition de l’éthique, chaque ordre en vient à développer sa propre rationalité, indépendamment de son rapport au tout22. Dans les sociétés européennes médiévales, le seigneur, propriétaire des biens fonciers de sa seigneurie, l’était aussi généralement du produit du travail de ses habitants à travers le servage et les corvées, mais aussi de façon croissante par le prélèvement de taxes relatives à l’usage de ses terres23. Dans les sociétés modernes en revanche, la concentration du pouvoir politique (souveraineté de l’Etat) et sa dissociation de pouvoir économique (propriété du capital) va de pair avec la généralisation d’un nouveau mode d’organisation du travail, le salariat24. L’homme, entre temps privé de ses moyens de production, peut désormais sans renoncer à sa qualité de sujet politique, se soumettre économiquement et aliéner sa force de travail [Dumont L., 1977 : 43, Théret B., 1992a : 73-74 ; 1999b : 53].

Deux registres distincts d’expression des rapports sociaux émergent ainsi de ce processus de différenciation, qui s’avèrent tous deux nécessaires à la reproduction sociale. Le premier renvoie à la gestion directe des relations intersubjectives des hommes entre eux, c’est la politique (politics). Le second relève de la gestion des rapports de l’homme aux ressources matérielles, c’est l’économie (economics). De cette différenciation des formes d’exercices de pouvoir et des terrains de lutte pour la monopolisation des chances de puissance sociale, naissent alors deux ordres séparés, l’un politique (polity), d’accumulation du pouvoir sur les

       

discursive, ou idéologique, ne doit pas être appréhendée comme un simple reflet (trompeur) du réel, « mais comme partie intégrante de ce réel qu’elle participe à construire non seulement en tant que guide intellectuel des stratégies des acteurs sociaux, mais aussi par le biais de leur éventuelle consolidation dans des institutions qui matérialisent de la sorte les idées, valeurs et représentations des acteurs et s’imposent en retour comme contraintes structurelles de leurs actions » [Théret B., 1992b : 4].

22 Ainsi, il n’y a pas dans les sociétés modernes différenciées de téléologie qui soit valable pour l’ensemble des ordres puisque chacun est régi par sa propre rationalité [Théret B., 1992b : 26]. 23 Le régime de la tenure est un mode de concession des terres, en vertu duquel le tenancier n’en

possède que le droit de jouissance, à titre précaire, contre versement d’une taxe ou l’accomplissement d’un travail non rémunéré, la corvée. Le seigneur conserve ainsi la propriété éminente sur sa terre tandis que le tenancier n’acquiert que la propriété utile. A ce titre, la société médiévale est caractérisée par un extrême morcellement territorial ainsi qu’un morcellement du droit et notamment du droit de propriété sur la terre.

24 Ainsi chez Marx, le travailleur « pour pouvoir disposer de sa propre personne, [devait] d’abord cesser d’être attaché à la glèbe ou d’être inféodé à une autre personne […]. Le mouvement historique qui convertit les producteurs en salariés se présente donc comme leur affranchissement du servage et de la hiérarchie industrielle. De l’autre côté, ces affranchis ne deviennent vendeurs d’eux-mêmes qu’après avoir été dépouillés de tous les moyens de production et de toutes les garanties d’existence offertes par l’ancien ordre des choses » [Marx K., 1867 : chapitre 26].

hommes, et l’autre économique (economy), d’accumulation du pouvoir sur les choses. La distinction faite par Théret entre les registres de pratiques, la politique et l’économie, et les ordres sociaux, le politique et l’économique, est capitale pour saisir le fait que chacun des deux registres est engagé dans le conflit propre à chacun des ordres, bien qu’à des degrés qui diffèrent [Théret B., 1999a : 136].

Dans l’ordre (du) politique, les pratiques structurantes relèvent du registre de la politique, c’est à dire sont orientées vers l’accumulation de pouvoir sur les hommes. L’Etat émerge ainsi de la concentration du pouvoir politique, se faisant alors garant de la paix civile25. Pourtant l’ordre politique dépend aussi d’une économie lui étant propre, l’économie fisco-financière. Cependant ses dépenses (salaires des fonctionnaires, redistribution sociale) répondent à une logique économique consumatoire qui diffère de la logique économique productive spécifique à l’ordre économique, où les dépenses sont réalisées à des fins d’accroissement de la richesse26. Dans

l’ordre politique, l’économie n’est que le moyen de l’accumulation de pouvoir politique. A l’inverse, l’ordre (de l’) économique est structuré par des pratiques économiques orientées vers l’accumulation de choses matérielles (richesse) et de signes représentatifs de ces choses (titres monétaires). C’est ici le capital qui émerge comme forme exclusive du pouvoir économique, prenant en charge la production des moyens matériels de subsistance et de reproduction élargie de la société. Les pratiques politiques internes de l’ordre économique sont ici réduites à un rôle fonctionnel dans l’extorsion du surplus économique, comme l’indiquent l’existence d’acteurs collectifs proprement économiques, entreprises, syndicats de travailleurs, chambres de commerce, et l’importance des rapports hiérarchiques en leur sein [Théret B., 1992a : 70-75 ; 1999a : 135-139].

Par ailleurs, si l’accumulation de la richesse demeure exogène à l’ordre politique, celui-ci ne peut indéfiniment consumer la nature et dépend ainsi de l’ordre économique pour son

       

25 Lorsqu’il emploie la notion de processus de civilisation en 1939, Norbert Elias s’intéresse à la longue évolution des sociétés occidentales vers la maîtrise des affects, l’apprivoisement des désirs et la domestication des pulsions humaines. Son œuvre consiste pour l’essentiel à démontrer le rapport entre la formation des individus et celle des sociétés étatiques. Selon lui l’« adoucissement des mœurs », qui est une clé du processus de civilisation, repose sur un double mécanisme d’accroissement de la maitrise pulsionnelle chez l’homme, qui va de pair avec sa socialisation, et de concentration du pouvoir étatique [Martucelli D., 1999 : 231-236].

26 L’unité du registre des pratiques économiques n’est qu’apparente et tient en réalité de l’usage d’une même monnaie dans les différents ordres sociaux. A chaque ordre son économie propre avec sa rationalité particulière [Théret B., 1992b : 8-9]. Voir également le chapitre 2, §1.3.

fonctionnement et la fourniture de ses ressources fiscales [Théret B., 1999a : 136]. Réciproquement, l’ordre économique, quant à lui, dépend du politique pour « la pacification des rapports sociaux au fondement du développement des rapports contractuels marchands » [ibid. : 136]. Ainsi ces ordres qui se développent en extériorité l’un vis-à-vis de l’autre et selon des processus de rationalisation autonomes n’en demeurent pas moins interdépendants.

Enfin le politique et l’économique dépendent de leur ancrage au sol et à la population27, qui constituent les matières et les conditions premières des processus d’accumulation de puissance et de richesse [Théret B., 1992a : 109 ; 1999b : 45]. Le sol est tantôt un support de l’extension du pouvoir étatique territorial là où l’homme est la source de son intensification, et tantôt le support obligé de toutes les productions et circulations marchandes dans lesquelles l’homme est à la fois consommateur et facteur de production. Aussi la dissociation moderne entre la propriété foncière marchande et la propriété éminente (souveraine) du territoire par l’Etat, va- t-elle bien de pair avec la rationalisation des rapports salarial et administratif [Théret B., 1992a : 110]. L’homme, sujet politique doté de droits et de force de travail, et le sol, matière première et support de l’activité productive mais aussi espace de souveraineté, sont ainsi au fondement de l’autonomie du politique et de l’économique et le support de leur expansion.

L’approche topologique de la régulation proposée par Bruno Théret présente l’intérêt de rendre compte du « mouvement historique de différenciation des sociétés modernes selon lequel la domination économique se sépare de la domination politique » [Théret B., 1999a : 136] sans pour autant préjuger de la prééminence structurelle d’un ordre sur l’autre [ibid. : 138]28. De

même, le développement de l’Etat ne peut y être opposé à celui du capital, puisqu’« aucun des deux ordres ne contient en son sein la totalité des moyens de sa reproduction » [Théret B. 1992b :

       

27 Théret introduit par ailleurs un troisième ordre, l’ordre domestique, lieu de la reproduction sociodémographique (autrement dit de la population) mais en même temps dépouillé par les deux autres ordres de ses fonctions économique et politique immédiates [Théret B., 1992a : 103-106]. Au cœur de cet ordre, la famille nucléaire moderne, dont la formation fut concomitante à celle de l’Etat ou du capitalisme salarial, n’est alors plus à même d’assurer sa propre autoconservation [Théret B., 1999b : 60].

28 Pour Théret, « la topologie du social implique donc de concevoir la détermination en dernière instance par l’économie comme propre au seul ordre économique, étant entendu que c’est la politique qui est déterminante dans l’ordre politique. Quant à la domination du politique par l’économique, elle ne saurait avoir rien de topologiquement structurel. Elle peut certes s’observer historiquement, comme à l’inverse la domination du politique sur l’économique. En tout état de cause, la logique du capital doit toujours composer, de gré ou de force, avec la logique du politique, et un mode de régulation est la forme complexe que prend une telle composition » [Théret B., 1999a : 138].

12]. Par conséquent, j’envisage ici l’hypothèse selon laquelle le déploiement de l’Etat et du capital hors des frontières de l’Europe est concomitante de la généralisation des processus de différenciation et de rationalisation d’ordres spécifiques d’accumulation des pouvoirs à une échelle mondiale. Ceux-ci participent alors des formes et des modalités de l’expansion coloniale européenne et contribuent ainsi à déterminer les régimes contemporains d’organisation des espaces sociaux à travers le monde.