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Section 1 / Situer le fait colonial 29

1.2/ Problématiser l’étude du colonialisme

Il parait difficile d’envisager la possibilité d’une seule théorie générale du colonialisme. Cela ne signifie pas pour autant que le colonialisme soit soluble dans un chaos incohérent d’événements particuliers. De même, l’on ne saurait qualifier de coloniales toutes les formes de conquêtes et de colonisations à travers l’histoire, sinon au risque de produire des anachronismes. Ainsi lorsque Marc Ferro [1994] évoque des « colonialismes » romain, musulman ou chinois, il ne prend pas la peine d’expliciter ce qui les rapproche et ce qui les distingue des entreprises coloniales européennes, sinon sur un plan strictement quantitatif : la révolution industrielle donnera à l’Europe les moyens matériels d’une expansion inégalée. Or pour être valable, ces rapprochements devraient pouvoir être fondés sur des caractères communs et discriminants nous permettant de saisir ce qu’est le colonialisme et ce qu’il n’est

       

fin des années 1950 [Cooper F., 2005 : 34, 251]. Sur le rapport entre l’anthropologie et le colonialisme, voir aussi Anthropology and the Colonial Encounter [Asad T., 1995], et Colonial Subjects. Essays on the

Practical History of Anthropology [Pels Peter, Salemink Oscar, (ed), 1999].

11 Jean-François Bayart fait explicitement référence à l’hypothèse de Braudel d’une continuité fondamentale des civilisations sur le temps long [1996 : 20]. Cela lui permet notamment de remettre en cause la thèse évolutionniste et linéaire d’un échec de la « greffe » de l’Etat dans les sociétés du Sud. Voir également le §2.2.

pas12. Aussi, me semble-t-il significatif que les Croisades (11ème au 13ème siècle) ne soient généralement pas qualifiées de coloniales. Celles-ci sont pourtant bien européennes et annoncent probablement les futures expéditions coloniales, de même qu’elles participent évidemment à façonner le rapport de l’Europe à son Orient.

L’ambiguïté que recouvre le concept de colonialisme tient donc autant à l’effort d’objectivation entrepris pour trouver ses principes essentiels, comme si le colonialisme devait avoir une existence en soi et par-delà l’histoire du concept lui-même, qu’à un emploi peu rigoureux du terme qui rend son objet extensible à l’infini, qu’il s’agisse de faire de toute domination étrangère un cas de colonialisme, ou d’hypertrophier ses incidences pour découvrir du colonial partout. Je pense pour ma part qu’il faut assumer la vocation eurocentrique de ce concept et, partant de là, d’en donner une définition relative au contexte spécifique qui a vu son émergence. Les éléments de définition assez sommaires présentés plus bas ont vocation à indiquer le point d’entrée de ma problématisation et ne sauraient valoir comme une théorie globale et englobante du colonialisme. Ils répondent par ailleurs au triple défi d’appréhender le colonialisme dans son unité, dans sa spécificité ainsi que dans sa pluralité, ce qui me paraît indispensable si l’on entend lui attribuer un quelconque intérêt heuristique dans la compréhension de l’objet qui m’occupe. Je reprends pour cela certains arguments des travaux présentés plus haut.

D’abord le colonialisme est un mouvement d’expansion territoriale européen moderne. En cela, il participe de processus civilisationnels dans les métropoles coloniales, dont il est un vecteur d’exportation vers les sociétés colonisées, et contribue à structurer les rapports entre l’Europe et le monde colonisé. L’Etat territorial, le système du Droit, la nation, le modernisme, le capitalisme et l’économie de marché, l’école et la médecine (modernes), la révolution scientifique et industrielle, sont autant d’institutions et de processus en Europe, qui ont nourri, et se sont nourris de l’expérience coloniale, lui donnant ses attributs spécifiques, ses formes et ses fonctions plurielles. Ceux-ci impacteront à des degrés divers les sociétés européennes et les sociétés colonisées, qui se verront intégrées au système-monde européen selon des proportions et dans des conditions propres à chacune. Enfin, cette mise en rapport verra l’établissement d’un ensemble d’interdépendances et de conflits opposant l’Europe, ou l’Occident (auquel sont

       

12 Cela me paraît être une condition de la « banalisation scientifique » des empires coloniaux et de leur comparaison avec d’autres « formes impériales » pour reprendre les termes et les vœux de Bayart et al., [2006].

associées les nouvelles Europes) au monde colonisé, pour la monopolisation/dépossession du sens et des chances de pouvoir. Dans cette perspective, réaliste, transparait une première cohérence, civilisationnelle13, du fait colonial.

Or le colonialisme est également un rapport de domination à vocation ultime et totale de l’Europe sur le reste du monde. En Europe dès le 16ème siècle, la mobilisation d’un « Nous » européen et moderne s’est faite à contre-jour de l’image de l’« Autre » sauvage et barbare. Fort de ses succès militaires et réalisant progressivement la globalisation du monde, ce « Nous » peut prétendre monopoliser l’universel et incarner le progrès de la civilisation face à la barbarie. Cette posture eurocentrique entend alors établir comme altérité ultime dans les rapports sociaux, le rapport de l’européen au reste du monde, soumettant et structurant les altérités nationales, sociales, de genres, etc.14. Une essentialisation des rapports cristallisée par la règle raciale : le

colonisé, corps et âme, ainsi que sa terre et ses biens, sont les objets de la propriété du colon qui exerce sur eux sa souveraineté de sujet. Ainsi à une cohérence civilisationnelle des processus et des institutions s’ajoute également une cohérence normative, en projet, d’une domination européenne du monde. Effective ou non, celle-ci a gardé toute son importance car elle continue, à ce jour, de travailler le monde contemporain.

Il est difficile de ne pas voir partout aujourd’hui la marque de l’épisode colonial ainsi problématisé. Je poserai cependant deux limitations au « colonialisme », me permettant aussi de préciser ce qu’il n’est pas. D’abord si le colonialisme est caractéristique des processus civilisationnels qui l’ont porté, il n’en constitue pas l’essence. Ainsi par exemple, la relation entre capitalisme et colonialisme n’a-t-elle rien d’univoque et reste à déterminer selon les situations observées. D’autre part, si l’étude du fait colonial peut nous éclairer sur la colonialité de l’Europe et du monde moderne et contemporain, celle-ci nous en dit très peu sur les sociétés et les processus civilisationnels (notamment non-européens) ou encore sur les rapports et modes de domination, au-delà du seul colonialisme. Dans le cas qui m’intéresse ici, penser le colonialisme doit cependant me permettre de prendre au sérieux la spécificité théorique,

       

13 Voir le §2.1 pour des précisions concernant le terme « civilisation ».

14 « Au reste, à la colonie, l’administrateur ou le colon se veut français, ou anglais avant tout, ni de gauche ni de droite ; c’est bien la race qui le définit, pas son activité ou sa fonction sociale. C’est elle qui définit l’élite, justifie l’oppression » [Ferro M., 1994 : 41].

historique et culturelle du contexte à partir duquel je réfléchis le rapport entre Palestiniens et Israéliens.