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Entre « procès équitable » et « maîtrise des coûts »

On a montré ailleurs l’émergence à partir des années 1980 d’un « sens commun réformateur » en matière de justice129, c’est-à-dire la formation d’un

fonds commun de diagnostics et de solutions qui constitue la toile de fond de la majeure partie des réformes engagées depuis lors. Ce socle se construit à la rencontre de deux courants réformateurs eux-mêmes assez

127Suivant en cela une distinction établie par Elisabeth CLAVERIE, on s’intéressera ici moins au procès lui-même qu’aux modalités par lesquels il est porté sur la place publique et aux controverses auxquelles il donne lieu, Elisabeth CLAVERIE, « Procès, affaire, cause, Voltaire et l’innovation critique », Politix, n° 26, 1994. Et, plus récemment, Luc Boltanski, Elisabeth CLAVERIE, Nicolas OFFENSTADT et Stéphane VAN DAMME (dir.), Affaires, scandales et grandes causes : De Socrate à Pinochet, Stock, 2007.

128 En ce sens, voir Antoine G

ARAPON, Denis SALAS, Les nouvelles sorcières de Salem, Paris, Editions du Seuil, 2007.

129 Antoine V

AUCHEZ, Laurent WILLEMEZ (avec la collaboration d’Isabelle BOUCOBZA et de Stéphanie HENNETTE-VAUCHEZ), La justice face à ses réformateurs. Entreprises de modernisation et logiques de résistance, PUF, 2007.

hétéroclites, mais qui ont en commun de construire un ensemble de standards de la qualité de la justice dont l’évaluation revient, en dernière instance, à des groupes extra-judiciaires, qu’ils soient professeurs de droit ou hauts fonctionnaires.

Le premier s’articule autour du thème de la « procéduralisation » de la justice. Il s’inscrit dans le contexte d’un retour des thématiques de « l’Etat de droit » à partir du début des années 1980 et s’appuie sur l’afflux des jurisprudences européennes (Cour européenne des droits de l’Homme, Cour de justice des Communautés européennes) et constitutionnelles dont on sait qu’elles sont particulièrement soucieuses des garanties procédurales apportées dans l’administration de la justice. Le travail de systématisation et d’universalisation de ces jurisprudences engagé par un ensemble de professeurs de droit qui y voient le socle d’une nouvelle modernité juridique a conduit à redéfinir les différentes branches du droit et les différentes juridictions au prisme de nouveaux concepts tels que le « procès équitable » ou « l’apparence d’impartialité ». Pour divers qu’ils soient, ces investissements dans un droit savant de la procédure ont défini un ensemble de standards juridiques du procès qui tiennent à ses « principes directeurs » (droits de la défense, principe du contradictoire…), mais aussi d’une manière générale à l’organisation judiciaire (droit au recours effectif, droit au juge naturel, apparences de l’impartialité, double degré de juridiction…). Loin de n’être qu’un enjeu essentiellement technique bon pour les « spécialistes de la chicane » que sont les praticiens du droit, la procédure fait ainsi désormais figure de véritable socle fondamental pour l’ensemble de l’ordre juridique, une sorte de « droit commun de liberté, d’égalité et de fraternité »130. Ce nouvel étalon de la « bonne justice » fait ainsi apparaître

un nouveau corpus de principes d’évaluation indépendants des comportements du juge lui-même, et qui tiennent à la régularité formelle du procès. La notion « d’apparence d’impartialité » est tout à fait caractéristique à cet égard, qui cherche moins à garantir l’impartialité subjective du juge qu’à assurer celle objective de la fonction et de la procédure judiciaires. Cet étalon procédural, qui s’apparente à une entreprise de rationalisation/normalisation de l’écheveau complexe et hétérogène de juridictions françaises, touche en premier lieu les justices non- professionnelles. Sous ce rapport, les tribunaux de commerce, les conseils de prud’hommes et autres cours d’assises font figure d’anomalie. Construites autour de principes substantiels de justice (équité, « intime conviction », exigences du cas d’espèce…), elles sont perçues de surcroît comme porteuses de risques juridiques lourds (partialité, corruption, erreurs judiciaires graves…) du fait de la proximité sociale du juge et du justiciable (issus du même milieu socio-professionnel via l’élection ou le tirage au sort) et de son incompétence juridique. Mais, ce nouveau corpus juridique touche également les juridictions dites « ordinaires » des magistrats de carrière dont la qualité est désormais jugée au regard de leur conformité à ces règles formelles aux dépens des définitions traditionnelles de l’activité judiciaire comme « art » incommensurable et irréductiblement singulier.

130 Loïc C

Le second courant réformateur s’articule autour du thème de la « modernisation administrative ». La constitution de la justice en enjeu spécifiquement bureaucratique, c’est-à-dire en problème de gestion et d’organisation, suit de près la montée en puissance au cours des années 1980 de la thématique de la « réforme de l’Etat » au cœur de l’agenda politique. Cette préoccupation n’est pas nouvelle, qui est traditionnellement portée par les élites administratives de la justice (« l’énarchie judiciaire » des hauts fonctionnaires de la Chancellerie)131. Mais, puissamment relayée par les réseaux réformateurs de la haute fonction publique, elle acquiert à partir du milieu des années 1980 une légitimité politique sans précédent. Longtemps considérée comme une administration à part au sein de l’Etat, justiciable du fait de sa mission particulière de solutions spécifiques, l’institution judiciaire n’a pas échappé à la vogue modernisatrice. L’investissement financier croissant dans ce domaine n’y est sans doute pas étranger, la part de ce ministère dans le budget de l’État étant passée entre 1980 et 2004 de 1,06% à 2,13% (soit 5 959 millions d’euros) ; mais la montée en puissance de ces préoccupations gestionnaires s’inscrit d’abord dans le développement sans précédent d’un discours sur la « réforme de l’État » et dans la place croissante qu’occupent, dans l’activité des gouvernements, les considérations sur l’organisation, les moyens et les méthodes132. L’application de la Loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001 (LOLF) qui soumet la Mission de recherche « Droit et

Justice » à la même politique d’indicateurs et d’évaluation que les autres ministères ne constitue en fait que l’ultime avatar de deux décennies de projets de rationalisation administrative et gestionnaire auquel chaque gouvernement aura apporté sa pierre. Jaugée à l’aune de cet étalon, la « qualité de la justice » tient avant tout au respect d’un ensemble d’objectifs de « rendement », de « célérité » et de « maîtrise des coûts ». Dans ce cadre, les exigences spécifiques du temps judiciaire, temporalité définie au cas par cas par les acteurs judiciaires en fonction des exigences propres au cas d’espèce133, comme celles de l’enquête elle-même (« frais de justice »)

ne sont pas nécessairement compatibles avec la réalisation d’un service efficace et économe. En construisant des standards valables indépendamment des situations et des hommes, cette rationalisation bureaucratique de la « machine judiciaire » bouscule des professions judiciaires soucieuses de préserver l’autorégulation du monde de la justice.

Portés essentiellement par des professeurs de droit et des hauts fonctionnaires, ces deux courants rationalisateurs se sont croisés et hybridés à de nombreuses reprises au cours des vingt dernières années. Dominées par des hommes politiques issus de la haute fonction publique et

131 Frédéric CHAUVAUD, Le juge, le tribun et le comptable : histoire de l'organisation judiciaire entre les pouvoirs, les savoirs et les discours, 1789-1930, Paris, Anthropos, 1995.

132 Philippe B

EZES, « La construction historique des politiques de réforme de l’Administration en France », article précité, p. 4.

133 Sur cette « dé-spécification du temps judiciaire », voir Jacques C

OMMAILLE, « La régulation des temporalités juridiques par le social et le politique », in François OST, M. V H (dir.), Le temps et le droit, Bruxelles, Bruylant, 1998, pp. 317-337.

des professions juridiques134, les enceintes parlementaires chargées de la justice ont ainsi constitué le point d’aboutissement naturel en même temps qu’un des lieux d’hybridation de ces nébuleuses réformatrices. La multiplication parallèle des missions de réflexion et autres commissions ministérielles mobilisant universitaires, parlementaires, hauts fonctionnaires et juristes autour de divers projets de réforme de l’organisation judiciaire aura constitué un autre point de rencontre permettant la formation de consensus partiels entre ces deux prismes réformateurs.

B. L’activité judiciaire au prisme des « bonnes pratiques »