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L’activité judiciaire au prisme des « bonnes pratiques » (juridiques et gestionnaires)

Dans ce cadre, la qualité de la justice s’apparente essentiellement à un enjeu de « bonnes pratiques » juridiques et gestionnaires objectivable sous la forme de principes (apparences d’impartialité, procès équitable…) et d’indicateurs de rendement (plus grande rapidité, maîtrise des coûts) extérieurs à l’activité judiciaire elle-même. Dès lors qu’il est ainsi porteur d’une plus grande « objectivité » de l’institution judiciaire en organisant la calculabilité et la prévisibilité de son fonctionnement, dès lors qu’il tend à expliciter et à systématiser les critères du comportement attendu du magistrat, ce processus s’analyse comme une forme de rationalisation de l’exercice de l’activité judiciaire dont la légitimité tend à être jaugée au regard d’une régularité formelle (et non plus substantielle) qu’elle soit procédurale ou gestionnaire135. Parce qu’elle repose sur un système toujours plus complet d’indicateurs liés logiquement les uns aux autres, cette rationalité de type formelle éloigne davantage encore l’activité judiciaire de sa définition comme art professionnel irréductible à toute forme de mise en équivalence et de mesure.

L’un des indices les plus frappants de ce mouvement de rationalisation est certainement la montée en puissance multiforme du chiffre dans l’univers judiciaire. Paradoxalement, en effet, l’émergence de la thématique de la qualité est indissociable de celle des indicateurs quantitatifs. Si le droit forme naturellement le langage commun et le terrain d’entente habituel des différents acteurs des politiques publiques de la justice, il partage aujourd’hui sa prééminence avec le chiffre qui fait désormais figure de passage obligé des débats sur la réforme. Longtemps objet de connaissances essentiellement impressionnistes et éparses, évoquée sur le mode lettré par les « gens de justice », la justice s’est en effet transformée

134 Sur la période 1996-2002, on a ainsi comptabilisé parmi ceux qui intervenaient dans les débats concernant la justice, 35,5% d’avocats, 6,6% d’anciens magistrats, 13,2% d’universitaires (très souvent professeurs de droit) et 12,5% de hauts fonctionnaires, in Antoine VAUCHEZ, Laurent WILLEMEZ, La justice face à ses réformateurs, op. cit.

135 Cf. Max WEBER, Sociologie du droit, traduction française, Paris, P.U.F., 1986 ; et pour une analyse de la notion de rationalité (formelle ou substantielle) chez cet auteur, voir Michel COUTU, Max Weber et les rationalités du droit, Paris, L.G.D.J., Collection Droit et Société, 1995.

au cours des vingt dernières années en enjeu quantitatif136. Difficile aujourd’hui d’éviter la litanie des données chiffrés qui agrémentent invariablement tous les diagnostics et les discours sur la réforme. Le budget est évoqué de manière quasi fétichiste pour souligner la faiblesse de la part de la justice dans les comptes de l’État (ou, au contraire, la nécessité d’une « maîtrise budgétaire »). Les chiffres de stock, de flux, ou de durée du contentieux, mais aussi ceux du montant de l’aide juridictionnelle (« l’unité de valeur ») sont attendus chaque année avec inquiétude par nombre d’acteurs. Des sondages sur l’opinion des usagers de l’institution judiciaire sont publiés périodiquement, d’autres scrutent la popularité de la justice dans l’opinion publique137… Les palmarès des tribunaux ont également fait

leur apparition dans la presse sur le mode et le modèle des palmarès hospitaliers conduisant les journalistes à pointer du doigt chaque année les « bons » et les « mauvais » élèves, les points forts et les points faibles138.

Parallèlement, la mise en œuvre de la Loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001 (LOLF) au ministère de la justice a conduit à la formalisation d’une batterie de 73 indicateurs139tandis que les organisations internationales se sont employées à leur tour à étalonner les institutions judiciaires mesurant, qui « l’attractivité économique » du système juridique140, qui son « efficacité »141. Tout se passe comme si l’univers du

136 S’il est vrai que la justice a été l’un des premiers terrains où s’est éprouvée et développée une statistique d’État par le biais du Compte général de l’administration de la justice criminelle dont la première édition remonte à 1827, le chiffre judiciaire est resté longtemps cantonné à la seule comptabilisation des litiges civils et pénaux dans le cadre des répertoires généraux civil et pénal, voir Michel PERROT, « Premières mesures des faits sociaux : les débuts de la statistique criminelle en France (1780-1830), in INSEE, Pour une histoire de la statistique, t. 1, 1977, p. 125- 137.

137 Pour une analyse critique de ces sondages, voir : Bastien F

RANÇOIS, « Opinion (des justiciables) », in Loïc CADIET (dir.), Dictionnaire de la justice, op. cit., pp. 937- 941.

138 Voir Patrick LEHINGUE, Florence GALLEMAND, Emmanuel PIERRU, Frédéric PIERRU, L’introduction d’une démarche qualité dans le service public de la justice : inventaires des difficultés et possibles analogies, CURAPP/Université de Picardie, Rapport pour la Mission « Droit et Justice », mars 2001.

139 La circulaire budgétaire du 30 mai 2005 retient finalement trois objectifs d’activité civile et pénale (rendre des décisions de qualité dans des délais raisonnables en matière civile comme en matière pénale, amplifier et diversifier les réponses pénales) et un objectif de gestion budgétaire. Sur la mise en place de la Loi organique relative aux lois de finances au ministère de la justice, voir : CultureDroit, « Justice et LOLF » (dossier), n° 5, janvier-février 2006, pp. 44-59.

140 Voir les rapports Doing business (Pratique des affaires : éliminer les obstacles à la croissance) publiés depuis 2004 par la Banque mondiale, lesquels envisagent dans 145 pays des indicateurs concernant le caractère positif ou négatif de l’environnement juridique et réglementaire des affaires. Sur ce point, voir le dossier « Regards économiques sur le droit » de la revue Problèmes économiques, 30 mars 2005, pp. 1-29. Il va de soi que la montée de cette appréhension économique du droit est indissociable du développement du mouvement anglo-saxon Law and Economics. Voir B. DEFFAINS, T. KIRAT (dir.), Law and Economics in Civil Law Countries, Elsevier Science, 2001 ; voir également, dans le présent ouvrage, l’article

droit et de ses professions s’était soudainement trouvé saisi par une forme de quantophrénie. La longue pénurie de données statistiques qui caractérisait un univers rétif à toute forme d’objectivation chiffrée de son activité et de ses pratiques a aujourd’hui laissé place à une forme de surabondance d’indicateurs et de chiffres. Sans évoquer ici plus avant les causes de ce phénomène142, on ne s’intéressera qu’à ses effets. Parce

qu’elle permet de mettre en équivalence et de comparer des biens et des procédés à bien des égards incomparables, la mise en chiffre constitue le vecteur privilégié de la montée en puissance d’étalons d’évaluation extra- judiciaires de la qualité de la justice. En faisant valoir la possibilité de mesurer et d’objectiver les pratiques judiciaires, elle est en fait une des modalités les plus efficaces de remise en cause de l’autorégulation de la justice et contribue de ce fait à la déstabilisation des mondes judiciaires traditionnels.