• Aucun résultat trouvé

Les problématiques communes : l’intérêt du partage de l’expertise et des ressources

Les policiers en région frontalière ne partagent pas seulement un ensemble de valeurs analogues, ils font aussi face aux mêmes problématiques. Plusieurs auteurs s’entendent pour dire que les pratiques des différents corps policiers évoluent de façon similaire puisqu’ils interviennent pour contrer une criminalité intérieure semblable et que la montée du crime international les concerne également48. Ces pratiques s’uniformisent aussi au fil des rencontres, des colloques ou autres lieux de circulation des idées. Les expériences et enjeux communs, tout comme l’existence d’une culture organisationnelle, peuvent contribuer à alimenter le sentiment de familiarité. La proximité géographique des territoires d’intervention des homologues à la frontière Québec- États-Unis et donc la similitude de l’environnement d’intervention laisse supposer que les problématiques vécues sont semblables.

Au cours des entrevues, la presque totalité des directeurs de poste et leur adjoint a répondu que leurs homologues états-uniens étaient confrontés à des problématiques similaires aux leurs (voir Annexe 4). Quelques-uns, par contre, ont nuancé leurs propos en précisant que selon eux les policiers états-uniens avaient davantage de problèmes découlant d’une population multiethnique et défavorisée qu’eux ou en soulignant que les policiers états-uniens n’avaient pas la même échelle de priorités que les policiers de la Sûreté du Québec. Les policiers états-uniens seraient selon eux davantage tournés vers les immigrants illégaux, les menaces extrémistes et les drogues49. Cette priorisation différente, de l’opinion de quelques-uns, pourrait parfois nuire à la collaboration.

La distance moyenne50 entre les postes de MRC frontalières de la Sûreté du Québec et la frontière constitue un argument supplémentaire selon lequel la culture ne peut être différente, de même que la réalité quotidienne des policiers. Du côté est de la frontière Québec-États-Unis, on constate des

48 ANDERSON, 1989; DORN, MURJI et SOUTH, 1991; MCLAUGHLIN, 1992; ANDERSON et DEN BOER,

1992; WALKER 1993; SHEPTYCKI, 1995, 1997, 1998, 2000; HEBENTON et THOMAS, 1995; ANDERSON, et al., 1995; TUPMAN et TUPMAN, 1999; DEN BOER, 1999, dans R. REINER, The Politics […], p. 202.

49 Entrevues menées auprès des directeurs de poste […].

problématiques semblables : un territoire forestier, une faible démographie, des températures extrêmes, des contraintes au niveau de l’accès — soit le terrain escarpé ou encore la présence de beaucoup de neige en hiver51. À l’ouest, les policiers sont confrontés de la même manière à la contrebande et au trafic de toutes sortes que rend plus accessible la concentration plus forte de villes à proximité de la frontière. D’autres citent les restrictions budgétaires et les problèmes de gestion : « Ils ont la même philosophie, les mêmes problèmes avec les jeunes policiers, des restrictions budgétaires semblables — le Homeland Security a réduit de 40 % le budget — et une enveloppe […] dédiée aux relations communautaires.52 »

Considérant la présence de problématiques identiques, le partage des ressources et de l’expertise peut être important pour les organisations policières. Les études de Nadelmann sur la DEA attestent de l’intérêt pour les organisations policières de collaborer lorsqu’elles font face à des problématiques communes. L’auteur explique que la DEA établit ses relations de collaboration en considérant plusieurs facteurs : l’expertise de l’organisation dans tel ou tel domaine, la qualité de la formation des agents pour les tâches à effectuer ou encore l’existence de relations personnelles préalables entre certains individus des organisations53. Il s’agit de profiter des connaissances ou des renseignements des homologues pour contrer conjointement et efficacement les problématiques.

De chaque côté de la frontière Québec-États-Unis, des directeurs et directeurs adjoints de la Sûreté du Québec planifient conjointement leurs interventions, comprenant que certaines problématiques réelles ou potentielles peuvent être partagées. Ainsi, au plus fort du mouvement

Occupy, certains directeurs et leurs homologues états-uniens se sont préparés conjointement à

l’occupation d’un poste de douanes ou d’une municipalité frontalière. Ils ont coordonné leurs efforts en vérifiant les procédures d’intervention et en les harmonisant. Plus récemment avec la montée du groupe Freeman of the land ―violent aux États-Unis― et l’identification d’un groupe au Québec, les policiers de chaque côté de la frontière ont aussi décidé de partager leurs informations à ce sujet54. De même, certaines problématiques ont des répercussions directes sur la sécurité publique de l’autre côté de la frontière :

51 Entrevues menées auprès des directeurs de poste […]. 52 Entrevues menées auprès des directeurs de poste […]. 53 E. A. NADELMANN, Cops Across Borders […], p. 202. 54 Entrevues menées auprès des directeurs de poste […].

Après les attentats du marathon de Boston, les douanes américaines étaient en état d’alerte. Quand la bombe a explosé, le Homeland Security a décrété la fermeture de la frontière. Les douaniers l’ont fermée et ont attendu les instructions. Le code d’alerte était au plus élevé. Ils ont fouillé tout ce qui passait. Cela a eu une grande influence sur la sécurité routière ici. Les douanes américaines ont appelé pour nous informer que les gens rebroussaient chemin et faisaient de la vitesse pour changer de poste douanier parce qu’ils ne savaient pas ce qui se passait55.

Dans le même ordre d’idée, l’intérêt de l’établissement de relations pérennes avec les policiers états-uniens, serait aussi le partage des ressources. Quelques directeurs de postes frontaliers et quelques adjoints s’accordent avec les dires de ce directeur : « : ils [les policiers états-uniens] ont des ressources matérielles illimitées et des ressources humaines limitées. Cela fait partie de leur culture. De notre côté, nous avons davantage de ressources humaines à disposition et moins de ressources matérielles.56 » Qu’ils aient raison ou non, leur perception de la distribution des ressources influence leur volonté de collaborer. Un autre directeur fait valoir la valeur ajoutée qu’il perçoit d’une collaboration avec les douanes états-uniennes : « Le USBP a des ressources financières et matérielles astronomiques. Le USBP est efficace, mais peu efficient. […] [De notre côté], lors des tables de concertation et des réunions, on est bien perçu [par eux]. On est vu comme structuré et partageant l’information57 ». Qu’ils soient donnant-donnant comme le laissent entendre ces dernières citations ou pas, plusieurs échanges se font à la frontière Québec-États- Unis. Les policiers parlent d’opportunités de formations, parfois gratuites, offertes par l’organisation des homologues ―sur le leadership et les organisations policières ou sur les méthamphétamines par exemple―, ou de formations informelles ―comme sur la conduite de la motoneige en terrain escarpé58. Pour d’autres, il s’agit de mettre leurs ressources matérielles, allant des escouades canines aux radios, à la disposition de leurs homologues59. Il a aussi été vu précédemment que certaines ressources peuvent être offertes spontanément comme lors de la tragédie de Lac-Mégantic60.

Ainsi, les problèmes communs auxquels sont confrontées les organisations policières à la frontière Québec-États-Unis sont à la base de la construction de relations transgouvernementales,

55 Entrevues menées auprès des directeurs de poste […]. 56 Entrevues menées auprès des directeurs de poste […]. 57 Entrevues menées auprès des directeurs de poste […]. 58 Entrevues menées auprès des directeurs de poste […]. 59 Entrevues menées auprès des directeurs de poste […].

de pair avec le souci d’efficacité et la confiance. Un autre facteur important concourt à l’établissement de ces relations informelles : la liberté d’action du policier.