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La problématique

La décision de la Cour suprême dans Amselem soulève certaines interrogations fondamentales en ce qui a trait à la mise en œuvre des droits et libertés dans les rapports contractuels. En premier lieu, la question préliminaire du mode d’application des garanties et du fonctionnement concret des recours disponibles a été éludée. Les motifs de la majorité n’offrent aucun éclaircissement quant au fon-dement de la sanction offerte à la victime d’une atteinte découlant d’un contrat auquel elle est partie. À cet égard, on ignore toujours si la clause attentatoire doit être considérée comme contraire à l’ordre

public (du point de vue civiliste13), ou comme conférant à la victime le droit à la cessation de l’atteinte (conformément à l’article 49 de la Charte14), sans que s’ensuive nécessairement sa nullité. La conclu-sion de la Cour laisse sous-entendre que la seconde option a été préférée, la clause de la déclaration de copropriété n’ayant pas été annulée erga omnes. On ignore cependant en vertu de quel raison-nement cette conclusion a été retenue.

En second lieu, la Cour n’a pas précisé les critères permettant de conclure au caractère attentatoire d’une clause contractuelle, librement assumée par les parties. On se demande dans quelle mesure – et en vertu de quelles conditions – l’exercice de la liberté contractuelle peut constituer une donnée pertinente dans l’analyse qui vise à déterminer si le droit ou la liberté en cause a réellement fait l’objet d’une atteinte. Le contrat ne pourrait-il pas constituer le véhicule par lequel une personne exerce ses droits et libertés, autant qu’un outil susceptible de les réprimer ? En d’autres termes, est-il possible pour une personne d’aménager l’exercice des droits et liber-tés qui lui sont reconnus en vue d’obtenir un avantage impliquant par ailleurs une limitation à ceux-ci ? À cet égard, le concept de renonciation, traité avec tant de réserve par la Cour, pourrait s’avé-rer fondamental à l’analyse. La réticence des juges de la majorité à traiter de cette problématique laisse également subsister de nom-breuses interrogations quant à la possibilité même de renoncer (laquelle a été formellement reconnue par d’autres jugements de la Cour suprême15) et quant aux modalités d’une renonciation valide.

La possibilité de choisir un avantage découlant du rapport contrac-tuel, à l’encontre de l’exercice d’une garantie, semble s’imposer au regard des assises libérales de la Charte. André Gide a dit : choisir, c’est renoncer16. Il faudra voir dans quelle mesure cette maxime est applicable à l’exercice concurrent des droits et libertés et de la liberté contractuelle.

13 Voir l’article 1413 C.c.Q. : « Est nul le contrat dont l’objet est prohibé par la loi ou contraire à l’ordre public ». Le contrat dont les dispositions violeraient les garan-ties de la Charte pourrait être interprété comme relevant de l’une ou l’autre de ces deux causes de nullité.

14 Art. 49, al. 1 : « Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la pré-sente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte ».

15 Voir infra, partie II.

16 « […] choisir, c’était renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste […] » : André GIDE, Les nourritures terrestres, Paris, Gallimard, 1897, p. 66.

En troisième lieu, une fois l’atteinte reconnue, le processus de justification a entraîné de sérieuses divergences d’opinion au sein de la Cour. Pour la majorité – qui, notons-le, ne cite pas l’article 9.1 de la Charte – l’approche adéquate consiste en une pondération des intérêts en présence. En l’espèce, l’intérêt des copropriétaires à la préservation esthétique de l’ensemble immobilier a été jugé d’une im-portance négligeable face à l’intérêt des copropriétaires juifs d’exer-cer pleinement leur liberté de religion. Pour le premier groupe de juges dissidents, les droits et libertés ne peuvent être exercés qu’en conciliation avec les droits et intérêts d’autrui, ce qui ne pourrait per-mettre la construction de la souccah17. Ainsi, l’application des garan-ties de la Charte en vue de retirer ses effets à une clause contractuelle autrement valide soulève le problème de la relation entre droits et libertés – ou entre intérêts – divergents. Encore là, l’absence d’assi-ses théoriques est notable.

En somme, quoique l’on pense de la conclusion de l’affaire Amselem, il apparaît désormais évident que tout n’a pas encore été dit de la relation qui doit prévaloir entre la Charte et le Code civil du Québec, notamment en ce qui a trait à l’application des garanties fondamentales dans la sphère contractuelle.

Dans une première partie, nous examinerons, sous un angle général et conceptuel, la relation entre les droits et libertés et le rapport contractuel (I), d’abord en faisant état de l’expérience étran-gère en ce qui a trait à la relation entre les droits et libertés et le droit privé (A), puis en analysant l’applicabilité des garanties et des recours de la Charte dans le domaine contractuel (B). La seconde partie de cette étude sera consacrée à la problématique de l’atteinte contractuelle et à celle de la renonciation (II). Nous tenterons d’y démontrer que la renonciation à l’exercice des droits et libertés est philosophiquement justifiable (A) et qu’elle peut permettre la néga-tion du caractère attentatoire d’une limitanéga-tion contractuelle, moyen-nant d’assez strictes modalités (B). En l’absence d’une renonciation valide, on se demandera si l’atteinte peut néanmoins être justifiée par la finalité du contrat (III). Le mécanisme justificatif applicable en la matière devra permettre de reconnaître les intérêts légitimes susceptibles d’être considérés à ce titre (A). La résolution du conflit entre la réparation de l’atteinte et la protection des intérêts identi-fiés devra favoriser une approche conciliatrice ayant pour objectif

17 Amselem, précité, note 5, par. 176-180.

de reconnaître l’importance proportionnelle de valeurs concurren-tes (B).

II. Droits et libertés et rapports contractuels

A. La relation entre les droits et libertés et le droit privé