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Le problème avec nous

Dans le document Le pied : revue littéraire ; automne 2016 (Page 49-60)

R O X A N E D E S J A R D I N S E T K A R I A N N E TR U D E A U B E A U N O YE R

29 mars Chère,

Texte bien reçu, je vais le lire promis; je voudrais juste sortir un peu de crasse de ma tête en premier lieu, puisque tu m’y invites. Il m’est arrivé une crise d’angoisse. Je me rends compte qu’encore une fois je ne connais que toi pour apprécier l’ampleur de ma folie de cette nuit...

En fait, il n’y a rien à raconter. Presque. Juste une autre soirée où le karaoké d’en face faisait des siennes et je voulais vraiment beaucoup dormir et j’avais mal à la tête et j’étais en sacrement. J’ai téléphoné, quatre fois! avant que ça réponde; le monsieur m’a encore servi son plaidoyer (voir que tu défends ton estie de choix douteux de mettre la musique dans le tapis à2h30du matin, chochon) « je veux pas perdre ma clientèle », calvaire de christ… On sait que je suis vraiment fragile sur ce versant-là, être envahie par du bruit dans le plus intime creux de mon lit, ça me fait paniquer.

Crise de nerfs comme tu peux t’en douter. Me mordais les poignets du plus fort que je pouvais. Ai fini par sortir dans la nuit glacée, téléphoner à P., aboutir chez lui. J’ai tourné dans ma tête encore une autre heure avant de « genre » dormir.

Afff. Comme dirait Vincent Falardeau.

La moitié de ma colère vient du fait que je pense que ce n’est pas approprié que je sois aussi fâchée.

Enfin.

« Merci de m’avoir écoutée. » Dès que je reprends le dessus sur les battements de mon cœur je recommence à lire ce que tu m’as envoyé.

G.

30 mars Mon amie,

Ah que je comprends.

Tu sais, quand j’ai les genoux qui flanchent, que je fais un dodo d’après-midi interminable au milieu de ma journée de travaux ou que la migraine ou l’insomnie me mettent dans des états lamentables (à vif et tout me brûle et je sais pas où me mettre même dans les bras de T. même partout), mon impression d’être souvent dans le même sentiment que toi me motive un peu à me botter le derrière. On dirait que te sauver de la panique me semble plus accessible et plus facile que me sauver moi-même, et je me dis que les effets de miroir doivent marcher aussi dans l’autre sens...

Je ne file pas fort fort ces jours-ci, un mauvais coton. Je vais me faire un chandail en points de croix, pour oublier la pesanteur de celle sur mon dos, genre. Moi aussi je broyais complètement du noir hier en essayant de m’endormir, j’avais le goût de crier partout que je ne croyais plus à la poésie (pis à l’amour aussi, tin, tant qu’à) et qu’elle manche donc un char de marde.

Alors dis donc : quand est-ce qu’on qu’on qu’on? Tu me manques quand même. Vois-tu.

Courage (il y a la rage dans ce mot-là, c’est correct d’être un peu fâchée, tsé).

En tout cas, je suis dans ta gang. B.

2 avril Bon, ben crois-le ou non, à travers tout cela, les hauts et les bas, j’ai finalement trouvé le temps de te lire.

Ça marche, ma fille. Je vois les coutures, les phrases qui vacillent encore sur leurs longues jambes, mais ça y est. Les coutures font partie de l’affaire.

Avec tous ces petits textes éparpillés ici ou là, je pense que ce serait une bonne idée de commencer à accumuler… de ne pas avoir honte de tourner toujours les mêmes couteaux dans les mêmes bobos. Parce que tu le fais bien. (Par ailleurs, la honte. Ça va faire. On va pas se mettre à s’excuser d’écrire, sacrement?)

Et en passant, au cas où tu ne le saurais pas, c’est de la poésie que tu fais, chère.

De la bonne à part de ça.

(Ce qui ne t’empêche en rien de l’envoyer manger un char de marde [la poésie] quand tu t’endors difficilement le soir.

Ça m’arrive aussi. Des fois je me dis que ça serait le temps, là, de juste arrêter d’en lire. Le régime sec pour plusieurs mois. Voir ce qu’il reste d’écriture dans moi quand je ne suis pas toute contaminée par les questions des autres. Je sais que c’est malhonnête et que ça donnerait sûrement rien de bon, que peut-être même je cesserais d’écrire! Mais quelle urgence de faire un livre demain matin, si je ne sais même pas encore c’est quoi la poésie? Plus j’avance, plus je ne sais pas. J’ai juste plus de questions. Plus de pistes. Et j’ai le tournis. J’ai le tournis.)

G.

2 avril C’est juste que des fois je me demande si je peux vraiment écrire en venant de là, en restant si près de moi, encore empêtrée dans mes origines.

Je traverse les jours en cherchant à ne pas trop exister pour ne pas échapper dans un geste ou une parole un peu de là d’où je viens. Et en contrepartie, je passe mon temps à tordre dans les mots la réalité,ma

réalité, à faire des vers, des images impossibles et cryptées pour que d’autres que moi ne puissent pas les élucider. J’ai envie de choses plus nobles, de poèmes à valeur esthétique, d’objets beaux pour ce qu’ils sont, qui ne déguisent pas la laideur de la filiation et la difficulté que j’ai àbienaimer.

Mais j’avance quand même dans l’écriture comme on ferme les yeux lorsque la douleur est trop vive : non pas par résilience mais pour la sentir qui irradie sous la peau.

Je ne sais plus comment me départir de monje et quand je lis je le cherche et quand j’écris je l’éprouve. Moi aussi, je rêve d’un régime sec. Juste réintégrer mon corps, être capable de vivre sans chérir autant que je la déteste l’angoisse parce que quelque part elle est ce qui m’oblige à rendre les chicanes romanesques, la peine poétique, les déchirures

fictionnelles.

« Voir ce qu’il reste d’écriture dans moi quand je ne suis pas toute contaminée par les questions des autres » : je pense qu’il en restera pas mal, de l’écriture dans toi, mais qu’on n’échappe pas aux autres, jamais. Si tu trouves, en tout cas, tu me diras, me donneras ta potion magique, m’enverras ton sortilège salvateur.

4 avril Sortilège salvateur (pour échapper aux autres)

- faire beaucoup d’allitérations en s (idéalement avec des mots

dramatiques)

- écrire un journal intime

- porter des bouchons d’oreilles (et des boucles. d’oreilles. combo.) - être toute nue chez soi souvent

- faire une liste

- ne pas oublier de manger - dormir le jour

- dormir la nuit - dormir toujours

- faire des rimes cheaps dans ta liste

- échanger des courriels avec une amie, et redécouvrir ainsi qu’il

existe de l’autre de qualité, que ça vaut donc la peine de se taper

l’altérité intolérable si ça peut nous permettre de côtoyertelle autre

- d’un autre côté, en fait, échapper aux autres c’est saugrenu comme idée vu que je sais pas pour qui j’écris sinon pour découvrir quelque part une « alter ego » qui résonne comme moi à mes rimes cheaps et à mes élucubrations textuelles

- j’ai possiblement, à ce point-ci, oublié de quel genre d’altérité je parlais à l’origine (quand j’ai commencé cette liste), mais on va dire que ce n’est pas vraiment grave

- alter egoest vraiment une expression pauvre pour désigner ce que je tente d’exprimer ici

- une « toi », mettons, pis c’est pas parce que je veux faire des compliments sauvages mais vraiment juste parce que nos proximités d’écriture me rassurent sur le sort du monde

- l’affaire duje, de l’intimité, de la poésie pure (la forme, seulement la forme!) et de l’émotion, je ne sais trop qu’en faire mais je sais que devant ma tendance à aller me cacher derrière (la forme), tu es précisément celle qui me tire à nouveau devant l’hostie de problème du

je. (PAS MERCI.) (ok, merci.)

je t’aime comme écrivaine (de courriels, à date) (je dis que tu

construis une œuvre en courriels) (tu devrais en faire une orientation esthétique).

bon, je t’aime comme personne, aussi, remarque. (oups, j’ai perdu mes majuscules.)

G. […]

26 avril Je voudrais te dire que ta bienveillance est précieuse. Et que j’ai envie de nous donner des noms de sentiments comme « euphonie », ce qui ne veut rien dire. (Je voulais t’écrire : précieuses, ta bienveillance et l’euphonie qu’il y a entre toi et moi.) L’euphonie c’est quand on change un mot dans une formulation pour qu’il ressemble plus à un autre, comme quand on accorde « tout » devant les substantifs féminins qui commencent par une consonne, juste pour avoir le droit de dire let: tout émue, toute chaude.

Je suis arrêtée à la pharmacie, hier, récupérer lesmédicaments. Je ne sais pas si la télépathie existe mais j’ai souvent l’impression que nous nous prêtons de l’énergie, de l’enthousiasme et de la confiance. Surtout : de l’élan pour faire les gestes qu’il faut faire, les plus nécessaires, même les humiliants, même les décourageants. (Bon, tchèque l’autre avec sa lubie des rimes internes.)

J’ai regardé le petit flacon longtemps, j’ai lu et relu la posologie, les effets secondaires, les effets escomptés, les contre-indications. Je me suis enfin avoué que j’avais le droit d’être fatiguée d’une fatigue qui ne guérirait pas malgré les cigarettes inspirées comme des « fuck you », malgré les amies qui permettent de tenir le coup.

Merci de m’avoir serrée dans tes bras hier, et l’avant-veille, et le jour d’avant. Merci d’être toujours de l’autre côté de cette chambre d’échos infinis entre tes métaphores et les miennes, merci d’être entrée dans cette intimité de résonance, merci d’accepter de me sentir respirer. Merci merci merci. (Je fais des efforts, ici, pour ne pas m’excuser d’exister – d’être une fille triste.)

B.

26 avril Bof. Officiellement overraté, le remerciement. À un certain point, ta face dit merci toute seule.

Si je n’étais pas pressée de te voir, j’irais t’acheter des mercis en tatouages temporaires, en aimants de frigo, en colliers… tu pourrais arrêter d’en manquer.

27 avril Merci pour hier.

Nous pouvons reprendre à l’infini les images l’une de l’autre, écrire et réécrire des poèmes jumeaux, mais il faut que nous acceptions d’être envahissantes et gauches et que nous nous tenions les mains.

L’intérieur de ce document est imprimé sur un papier certifié Éco-Logo, blanchi sans chlore, contenant 100 % de fibres recyclées postconsommation, sans acide et fabriqué à partir de biogaz récupérés.

Cette revue a été mise en page avec le logiciel libre Scribus, version 1.4.

Dans le document Le pied : revue littéraire ; automne 2016 (Page 49-60)

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