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Le pied : revue littéraire ; automne 2016

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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« ça porte malheur tes petits souliers d’automne dans la neige livide jusqu’au ciment »

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Le Piedest la revue littéraire des étudiants en littératures de langue française de l’Université de Montréal.

Le Piedest sur Facebook (Revue Le Pied). Rédaction

Thara Charland,rédactrice en chef redaction.lepied@littfra.com

Laurent de Maisonneuve,secrétaire de rédaction

Association des étudiants en littératures de langue française de l’Université de Montréal (AELLFUM)

3150, av. Jean-Brillant, local C-8019, Montréal (Québec) H3T 1N8 Édition et révision

Félix Durand,éditeur Alexandre Duret,éditeur Andrée-Ann Fortier,réviseure correction@lepied.littfra.com

Comité de lecture : Patrick Chartrand, Emmanuelle Dorion, Morgane Gordon, Amélie Hébert, Hélène Laforest, Pénélope Langlais-Oligny, Laurent de Maisonneuve, Eden Turbide

Correction des épreuves

Camille Anctil-Raymond, Thara Charland Collaborateurs à ce numéro

Thara Charland, Clarence Collinge-Loysel, Roxane Desjardins, Michel “Dirty Skirts” Bérubé, Emmanuelle Dorion, Émile Dupré, Félix Durand, Camille Gascon, Héloïse Henri-Garand, Perrine Leblan, Béatrice Lefebvre-Côté, Déric Marchand, Geneviève Michaud, Jason Roy, Léa Sowa-Quéniart, Karianne

Trudeau Beaunoyer

Diffusion et organisation des événements Baron Marc-André Lévesque

evenements@lepied.littfra.com Rédaction web Laurent de Maisonneuve web@lepied.littfra.com Graphisme Gabrielle Matte Impression Mardigrafe inc. Infographie Marc-André Cholette-Héroux Stéphanie Proulx Couverture Frédérique Duval Illustrations Laurie Girard Dépôt légal

Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2016

Les textes de prose (essai ou création) soumis doivent être d’au plus 1250 mots; les textes en vers ne doivent pas excéder quatre pages. Les textes doivent être soumis en format .doc par courriel à l’adresse redaction.lepied@littfra.com avec « soumission de texte » comme objet du message. Le nombre de mots et le nom de l’auteur doivent être indiqués dans le courriel. Tous les textes seront sujets à une révision littéraire à laquelle l’auteur participera. L’auteur doit donc être disponible pour une rencontre dans les semaines qui suivent la date de tombée. La date de tombée pour le numéro d’hiver 2017 est le 7 octobre 2016.

Le Pied en ligne (lepied.littfra.com) diffuse tous les textes de la revue imprimée ainsi que des textes inédits. Pour soumettre un texte à la revue en ligne, envoyez le docu-ment à web@lepied.littfra.com. La longueur maximale pour le Web est 1250 mots; pour un projet de plus grande envergure, il est préférable de consulter le rédacteur web d’abord.

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3 1 L’ AT T E N T E Béatrice Lefebvre-Côté 3 5 P L AI N P I E D S AN S T E R R E Clarence Collinge-Loysel 3 9 AI R C O N D E N S É Geneviève Michaud 4 1 N E I G E E T C E N D R E S Camille Gascon 4 4 D É S E R T E R L A C H AI R Félix Durand 4 5 C O N N I VE N C E Thara Charland 4 8 AB E R R AT I O N S À D O M I C I L E I I I Émile Dupré 4 9 L E P R O B L È M E AVE C N O U S Roxane Desjardins et Karianne Trudeau Beaunoyer 5 AU L E C T E U R 6 AB E R R AT I O N S À D O M I C I L E I Émile Dupré 7 L’ H O M M E Q U I S E B AI G N AI T D AN S L E F E U Déric Marchand 1 1 U N F O U R L’ H I VE R Emmanuelle Dorion 1 3 L’ H I VE R E N VAI N Jason Roy 1 7 T U N E S AVAI S PAS Léa Sowa-Quéniart 2 0 AB E R R AT I O N S À D O M I C I L E I I Émile Dupré 2 1 T S É D E S F O I S T ’ AS U N C AU C H E M AR P I S T U L’ AI M E S

Michel “Dirty Skirts” Bérubé 2 5 L’ AQ U AR E L L E

Héloïse Henri-Garand 2 8 S A D E R N I È R E M O R T

Perrine Leblan

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Au lecteur

Deux jours avant la rentrée universitaire 2016. L’air humide, trop lourd. Les salles de classe avec leur odeur d’hôpital, de plastique rance. Se promener au 8e étage vide de Lionel-Groulx. Le Soulier de satin a sa lourde porte maganée fermée. Rien de plus triste que cette porte close, signe que les étudiants n’ont pas encore envahi l’université.

Dans le couloir, la porte du Soulier de satin se multiplie à l’infini. Sur chacune d’entre elles, le nom d’un professeur, des affiches désuètes d’événements littéraires, de colloques, de parutions de 2014.

Dans la salle des doctorants, les affiches aux murs se sont décollées. La gommette bleue a suinté sur le papier, la chaleur de l’été les a dissociés. Les planchers cirés jurent avec le désordre ambiant; cernes de café sur les bureaux gris, odeur persistante de peinture de l’an dernier, des souliers usés qui traînent, les plantes rabougries qui n’ont pas été arrosées depuis mai dernier.

Nous ne savons résolument pas nous occuper des plantes. Nous ne savons que boire du café, écrire des heures devant nos ordinateurs, lire, les yeux plissés, les nombreuses lignes de nos livres.

L’été nous rappelle inlassablement qu’il faudrait sortir, cuire nos peaux à la chaleur du soleil, apprendre à jardiner, à vivre au-dehors. Mais nos mains sont gauches dans la terre et nous salissons tout ce que nous touchons.

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Aberrations à domicile I

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L’homme qui se baignait

dans le feu

D É R I C M A R C H A N D

Le ventre nu de mon père, gonflé comme un ballon de basketball sur le point d’éclater, pointe au soleil. Il est sur le porche, les yeux mi-clos, assommé par quelques bières bues au cours de l’avant-midi. C’est juillet, il fait frais. Louis et Jean-René traînent derrière moi leurs pieds dans l’herbe folle du terrain mal entretenu alors que, de sa voix nasillarde et traînante, mon père nous interpelle.

Nous ne comprenons pas d’abord ce qu’il marmonne. Il répète en haussant la voix, détache chacun de ses mots chargés de défi : « Avez-vous déjà vu l’homme qui se baigne dans le feu? » Habitués aux frasques de mon père, mes deux copains aiguisent déjà leur sourire le plus amusé. Tout comme moi, ils pressentent un événement imminent, singulier. Mon père n’affiche aucune expression. Seule sa respiration devient plus difficile. Je ne sais pas quelle attitude convient le mieux dans cette situation, sous le regard intrigué de mes amis. J’imite leur sourire de carnassier; j’affecte de prendre autant de plaisir qu’eux à voir mon père se tourner en ridicule. C’est lamentable, mais c’est ainsi : le bon sens fait peu de poids face aux apparences lorsqu’on a quinze ans. Cela a toujours été le mode d’action de mon père. Impossible de prévoir quand il sortira de sa torpeur pour provoquer la honte et la gêne autour de lui.

« Avez-vous déjà vu l’homme qui se baigne dans le feu? » répète-t-il pour la troisième fois. Je ne réponds pas. Mes amis, eux, sont forcés d’avouer sous son regard insistant qu’ils n’ont jamais vu L’homme qui se baigne dans le feu, ce qui pourrait bien être le titre d’un spectacle de foire.

Je le suis dans la cour arrière et jette un coup d’œil à notre grande piscine gonflable. Il n’y a personne à alerter, aucune autorité morale à convoquer. Il n’y a que moi et lui, dans cette demeure en ruines. Il

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pénètre dans la remise et en ressort, un gallon de gaz à la main. Mon inquiétude monte d’un cran. Et pourtant, je ne bouge pas. Louis et Jean-René demeurent eux aussi immobiles, mais je les imagine sans mal se frotter les mains, trop contents d’être témoins d’un nouveau scandale de la famille L’Adieu.

Mon père dévisse le bouchon et déverse en cercle le contenu du gallon dans la piscine. Lorsqu’il considère en avoir mis assez, il range le liquide, puis glisse sa main dans sa poche d’où il sort un petit objet métallique : un briquet Bic. Comme s’il était dans les mœurs les plus courantes d’agir de la sorte et sans laisser transparaître le moindre doute, mon père met le feu à la surface de l’eau et grimpe les barreaux de l’échelle. Puis, il plonge.

Il est fou, mon père est fou.

Cette constatation s’impose comme une vérité indiscutable alors que mes amis troquent leur fascination pour de l’inquiétude. Au bout d’un moment, mon père émerge à la surface, au milieu du cercle formé par les flammes. Son visage affiche une puissante expression de fierté. L’espace d’un instant, ses rides s’ouvrent et se déplient sur le présent. Une lueur de vie illumine sa prunelle jusque-là éteinte. Mon père a de nouveau vingt ans, et il s’attend à des applaudissements. Il agite les bras, danse, se moque de nous. Mes amis sont figés, terrifiés. Je le supplie de mettre fin à cette farce dangereuse, le menace d’appeler les pompiers. Mais je n’ai pas terminé de formuler mes menaces que les flammes commencent à lécher le pourtour gonflable de la piscine.

Une épaisse fumée noire s’élève dans les airs et traverse le feuillage des arbres. Mon père, sous les effets de l’alcool, ne réalise pas l’ampleur de la chose. Je me tue à lui crier de faire quelque chose, mais il regarde, hébété, les flammes danser de manière inquiétante.

Le gaz à la surface de l’eau est entièrement consumé, mais le rebord en caoutchouc brûle toujours. J’attrape une serviette qui traîne, et après m’être efforcé d’étouffer le feu, je parviens à l’éteindre. Le plastique est passé du bleu indigo à une teinte charbon. L’air contenu dans le rebord s’échappe, puis, lentement, la piscine se ratatine et libère tout autour d’elle ses litres et ses litres d’eau.

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Désorienté, mon père évacue la piscine, agrippe la serviette dont je me suis servi et l’enroule autour de sa taille. Il avale ses mots, tente de justifier sa bêtise en nous racontant que c’est un tour qu’il réussissait pourtant avec succès, à vingt-cinq ans, dans des piscines creusées en béton… Un silence gênant s’ensuit, puis mon père disparaît prestement à l’intérieur.

Le rideau est tiré, le spectacle terminé, mais ma consternation demeure. Nous quittons ma cour, laissant derrière nous l’épave de ma piscine. J’aimais cette piscine, mais plus encore, c’est une énième part d’espoir qui s’est envolée sous mes yeux; celui d’obtenir quelque chose de plus qu’un énième épisode pathétique de la part de mon père. Je me calme et feins l’indifférence complète, espérant secrètement que Louis et Jean-René effacent promptement de leurs mémoires les derniers événements qui, je le sais trop bien, sont par essence inoubliables. Puis, je me mets à attendre le prochain incident qui jettera un peu d’ombre sur cet après-midi insolite. Mais il n’y aura rien d’autre, cet été-là.

Nous avons quinze ans. Nous n’avons aucun pouvoir sur le monde; nous le subissons. Et nous affectons d’être invincibles.

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Un four l’hiver

E M M A N U E L L E D O R I O N

ici commence la vie après Juba ils condamnent les fenêtres regarde les lumières sont éteintes

il faut compter maintenant

combien de paires de souliers à côté de l’entrée est-ce qu’il te reste du lait je peux y aller

et marcher sur le trottoir comme le premier pas après la mer le vertige le sang dans la tête

me retenir au mur le temps de sombrer

les mains vides dans l’autobus comme des enfants en auto le corps abandonné

on caresse la buée des vitres jusqu’à ce que le chauffeur vienne nous dire de descendre

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sans foulard avec le linge d’hier sur saint-denis se réveiller à vif

trop brusque ville dans la chair

ça porte malheur tes petits souliers d’automne dans la neige livide jusqu’au ciment

penser à toi la chaleur d’un four l’hiver

l’onde chaude sur un bras pendant que l’autre gèle ou m’asseoir sur la céramique glacée le dos qui brûle vouloir me replier à l’intérieur comme un animal pour mourir vouloir toute ma peau contre le métal

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L’hiver en vain

J A S O N R O Y

Il s’appelle Lesturgeon. Un de ces noms de famille qu’on n’oublie pas. Difficile de ne pas s’imaginer le gros poisson, ou le caviar. Pourtant, il n’a ni les grands yeux noirs et globuleux ni la peau épaisse et grise de la créature. Non. C’est un gars, tout ce qu’il y a de plus normal. Ce matin de mars, déjà plein de vent chaud du printemps et de gadoue, nous sommes assis sur une vieille souche, dans le sentier au bout de ma rue. Notre quartier n’est pas encore tellement développé. Pour passer de la rue Vianney à la rue Jacques-Desrosiers, il faut couper par la forêt et emprunter un passage de terre. Vers la mi-chemin, une clairière s’ouvre et un seul arbre trône au milieu. Monsieur Lesturgeon, le père, nous a dit qu’il s’agit d’un saule. En tout cas, c’est un bel arbre.

En piochant dans la boue froide, on se raconte des histoires en l’attendant. Il finira bien par arriver. François Godin a toujours les meilleures idées. Celles qui risquent le plus, si on se fait prendre, de causer des ennuis gigantesques. Deux semaines plus tôt c’est lui qui avait proposé d’aller glisser sur le ruisseau, même si la couche de glace était devenue tellement fine qu’on voyait le fond au travers. Ça n’a pas pris quinze minutes pour qu’elle éclate en morceaux et qu’on finisse tous les trois trempés. Il fallait voir la tête de nos parents quand on est rentrés. Ma mère, en rouspétant, a balancé mes vêtements dans la sécheuse, jusqu’à mes caleçons. Je crois qu’elle s’est retenue pour ne pas m’y jeter aussi. Didi, j’aime bien que tu joues avec le petit Lesturgeon, mais ça m’agace quand tu traînes avec François. Elle me répète ça chaque semaine. Godin est un an plus vieux que nous, elle aimerait le voir s’amuser avec des garçons de sa classe. Mais ce n’est pas sa faute à François s’il est le seul de son année dans les rues avoisinantes. En passant je ne m’appelle pas Didi. En fait, c’est Vlad.

L’été, le sentier est occupé par les enfants du quartier. On y a aménagé des buttes et des obstacles pour exécuter nos prouesses en

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L ’ H I V E R E N V A I N – J A S O N R O Y

vélo. L’hiver, un voisin vient tracer des pistes de ski, on peut se rendre jusqu’au parc du Domaine Vert. Mais maintenant avec la boue partout, impossible d’y faire quoi que ce soit. C’est long les fins de semaine, et Godin qui n’arrive pas. Je propose à Lesturgeon de se faire un arc avec son canif. Il se plaint que son bras le fait encore souffrir. Il ne porte pas de plâtre ni rien, mais samedi passé, il a fait une mauvaise chute. Une autre idée de François. On se plaignait à mon père qu’on voulait rentrer pour jouer à l’ordi, lui ne voulait rien savoir. Inventez-vous des jeux dehors, qu’il disait. La mine basse, on s’est installés sur la table de ciment dans le jardin. C’est là que Godin a eu un déclic. Comme il n’y avait plus de neige dans la rue et qu’on avait tous ressorti nos vélos, il nous a demandé de rameuter tous les enfants du quartier. On devait bien être une douzaine quand il nous a expliqué son nouveau jeu. Il avait baptisé ça « bing-bang rentre dedans ». Les règles étaient simples : tout le monde mettait un bandeau, puis on enfourchait nos bécanes et on pédalait à l’aveugle dans la rue. Le dernier debout gagnait. C’est Godin lui-même qui attachait les fichus pour que personne ne triche. Pour un temps, ça a été. Se fier à ses autres sens, quand le regard est voilé, c’est excitant. Mais bon, après un temps, la moitié des joueurs s’était cassé le cou, les plus jeunes braillaient, les plus vieux se lamentaient... N’empêche, on aurait bien continué, mais un des parents s’est pointé à ce moment-là et a tout gâché, comme à l’habitude. On a passé le reste du samedi à jouer à l’ordi.

Aujourd’hui, Lesturgeon est plutôt tranquille. Ça fait pourtant deux ou trois blagues que je raconte pour lui mettre un sourire au visage. Je suis certain que c’est à cause de ses nouveaux livres d’aventures. Parce que lui et moi, on aime bien lire, contrairement à Godin. Il a beau être plein d’imagination, il dit que les mots le fatiguent, et il préfère regarder les images. Enfin, tout ça pour dire qu’hier soir après l’école, Lesturgeon est venu à la maison pour me montrer ses nouveaux bouquins des héros galactiques. Sauf que ce qui reste de neige s’est transformé, en fondant puis en gelant, en plaques de glace. En montant les marches de pierre devant la maison, il a glissé et ses deux livres se sont envolés pour atterrir dans la boue. Le pauvre, il était

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secoué et au bord des larmes. Ma mère a essayé de nettoyer ses bouquins avec des chiffons humides. Pour les couvertures, c’était pas mal, elles sont revenues à la normale, mais pour les tranches... Elles affichent maintenant un beau blanc et brun. Lesturgeon ne s’en est pas encore remis.

Comme il n’y a rien d’autre à faire, je propose à Lesturgeon de laisser la souche et d’aller nous étendre sur le bord du fossé. Il cesse de regarder ses bottes et accepte du regard. On s’installe confortablement, il reste quelques amas de grosse neige granuleuse et on y est bien pour observer le ciel. Des nuages effilochés s’étirent, le vent doux nous lèche le visage, au fond du fossé l’eau de fonte dévale. On s’imagine que c’est un torrent puissant, notre fossé un précipice profond, le billot sur lequel on marche, un pont de corde fragile tendu au-dessus du vide. Si Godin était là, il nous proposerait sans doute de ramasser des pierres et d’entreprendre la construction d’un barrage. Mais il n’arrive toujours pas. On en profite, Lesturgeon et moi, pour reposer nos ardeurs architecturales. Couchés comme ça, côte à côte, on se rappelle notre igloo et nos fortifications. Il y a quelques semaines

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à peine, nous passions nos fins de semaine derrière sa maison, à s’étendre dans notre refuge gelé. Bon, ce n’était pas un véritable igloo, plutôt un tunnel que nous avions élargi pour y être à l’aise. À l’abri des bourrasques, on pouvait y enlever nos gants et nos tuques. Au cœur de notre base, un autre passage débouchait derrière deux murs de neige avec de vrais créneaux. Nous étions fin prêts pour résister à un siège prolongé. Événement guerrier que nous avons attendu en vain tout l’hiver, notre œuvre ayant fondu avant qu’on puisse se dénicher un ennemi.

Après s’être remémoré les hauts faits de la saison froide, un silence s’installe. On reste là, à écouter les oiseaux. À espérer que la voix de François, ses pas dans le sentier, cassent enfin la tranquillité. Rien. Je regarde Lesturgeon. Serait peut-être temps d’y aller, que je lui dis. Oui, on va chez lui, qu’il me répond. Le silence revient. Parfois, on attend qu’il se passe quelque chose. Assis sur notre amas de neige molle, on ne bouge pas.

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Tu ne savais pas

L É A S O WA - Q U É N I A R T

C’est vrai, le coroner aurait pu organiser une conférence de presse quelques mois plus tôt, ce qui aurait diminué les vagues de panique dans les CLSC concernant les allergies alimentaires, mais rien d’autre n’aurait changé, ta douleur serait restée la même, autant que le souvenir du décès de celle que tu aimais, eh oui, je connais les événements par cœur, quand ce midi-là, entre quelques-unes de ses paroles un peu étranges, elle aurait aimé que tu la serres fort contre toi, dans un moment où elle aurait roucoulé j’aime sentir les bourgeons du lac sur mes mains, la peau des feuilles sur ma bouche, devant le Simons du centre-ville, en plein mois de novembre, oui, je sais, tu aurais dû penser à l’étreindre, mais non, tu l’embrasses, tu déposes ton haleine sur sa langue, tu lèches ses lèvres, tu chatouilles ses dents, et tu la vois devenir rouge, rouge, toute rouge, comme lorsqu’elle faisait des exposés oraux au primaire, ces moments où elle grimaçait de fous rires tellement elle était stressée, non pas, évidemment, parce qu’elle subirait les commentaires désagréables des autres, mais parce qu’elle s’imaginait devenir écarlate, plaquée, et je me retrouvais toujours à la consoler après les cours, en lui disant qu’un jour, tout s’arrangerait, qu’elle deviendrait même peut-être bleue, de temps en temps, lorsqu’elle serait animatrice de télévision, mais toi, tu la regardes rougir, tu glousses, tu lui dis pourquoi être timide, on se connaît depuis plus d’un an, tu la prends dans tes bras, tu enfouis ton nez dans son parfum fleur de figuier pour quelques secondes, avant de reprendre son visage pour mieux l’embrasser, car qui a dit mieux vaut plus que pas assez, mais tu deviens blême, car ses lèvres sont gonflées, des plaques mauves, bleues et rouges enflent à vue d’œil sur son cou, ses joues, son front, ses oreilles, tu ne comprends pas, que se passe-t-il, tu vois ses yeux écarquillés, que se passe-t-il, qu’as-tu fait, et tu revois les dernières heures défiler devant toi, celles où, après une promenade

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T U N E S A V A I S P A S – L É A S O W A - Q U É N I A R T

entre amis, tu es rentré chez toi pour prendre une douche, te mettre propre, tu as regardé l’heure en te disant merde je suis en retard, et vite, tu as englouti une tartine de Nutella, ces morceaux de mort que tu as ensuite déposés dans sa bouche, parce que tu avais oublié de te brosser les dents, comme un idiot, oui, tu te traiteras de tous les noms, mais pas maintenant puisque tu hurles à un homme d’appeler les secours, sauf qu’il ne se retourne pas, il continue de marcher en pensant qu’est-ce qu’il me veut cet imbécile, à crier comme ça, cet homme qui aurait pu en quelques secondes sauver celle que tu aimais, mais qui rira devant ce baiser fatal aux nouvelles de 18 heures, une bière à la main, une moquerie sous la langue, devant sa femme qui accusera la génération d’en dessous de vivre trop follement en rouspétant voilà, tous pareils, tous pareils ces adolescents, il faudrait les punir, leur apprendre la sagesse, la pudeur, c’est pas croyable mourir de cette façon, moi je me serais brossé les dents, et toi tu ricanes comme un con, change de poste, pendant que, quatre heures plus tôt, celle que tu aimais était secouée de pensées, perdue dans ses spasmes, coincée entre la vie et la mort, glotte et bronches étranglées, paupières évanouies, le rouge et le bleu de son visage s’éparpillant partout dans sa trachée, dans ses poumons, dans le creux de ses artères, sur l’asphalte, comme si tu tenais, à cet instant, un corps de mots froids, et je sais que tu aurais voulu que tes phrases giflent son visage pour qu’elle puisse essayer de respirer, et c’est ce qu’elle faisait toujours, tu te souviens, quand elle voulait nous réveiller de notre mutisme intellectuel, regardez, disait-elle, des pépins tombent du ciel, mais tu n’arrives qu’à postillonner où est ton EpiPen, où est ton EpiPen, elle ne répond pas, tu sens son corps devenir encore plus lourd, elle s’écroule, tu cherches dans son sac, tu lui dis respire, allez, respire, tu essayes de trouver un moyen de la réconforter, allez, je peux pas te faire de bouche à bouche, je t’aime, je peux pas te faire de bouche à bouche, respire, respire, je t’en supplie, elle ne bouge plus, alors tu lèves la tête, le visage affolé, les joues mouillées, devant cette vague de gens qui s’était lentement formée autour de toi, devant cette lumière que tu ne verras pas avant le lendemain, mais qui s’échappe subitement d’un cellulaire, se faufile,

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grimpe et rampe jusqu’au réseau WiFi, s’agrippe aux yeux des gens, éclate dans leurs pupilles, dégouline dans leur voix, comme si elle était un cadeau de Noël avec un mois d’avance, celle qui a accéléré mon pouls parce que j’ai dû la partager avec ses parents qui gardent, depuis ce temps, un sanglot coincé dans la gorge à revoir le visage bleu de leur fille sur mon propre visage, cette lumière qui épuisera ton corps, ta parole, parce que comme moi, à cet instant, tu ne pensais pas que la mort pouvait être photogénique, belle, séduisante pour les autres, tu ne savais pas que tu passerais les prochains mois à éviter le regard des inconnus, à esquiver les commentaires de ceux qui diront mes condoléances, la photo dévoile une tristesse, la photo porte une violence, la photo évoque l’amour impossible, la photo m’a fait pleurer, on croirait une mise en scène, on sent le vent passer dans tes cheveux, les pompons de sa tuque virevolter près des flocons, ta main gauche sur sa hanche, son dos cambré vers l’arrière, ses genoux cognant le sol, ta main droite crispée sur le sac étalé par terre, et vos deux bouches grandes ouvertes, vous souffrez à l’unisson, comment te sens-tu, as-tu gardé la photo, l’as-tu imprimée, où l’as-tu mise, quand se déroulent les funérailles, quelles étaient ses allergies, avais-tu oublié qu’elle était allergique, manges-tu toujours du Nutella, je n’aurais jamais pu sentir la mort dans mes bras, tu es courageux, as-tu vu la photo dans les journaux, et tous ces gens autour de toi, ont-ils appelé les secours, sais-tu qui a pris cette photo, non, tu ne savais pas que tu passerais tes journées à te traiter de tous les noms, quel idiot, connard, imbécile, crétin, mauviette, incapable, tu pleureras dans mes bras en me disant j’aurais dû la serrer contre moi, j’aurais dû la serrer contre moi, oui, je sais, tu aurais dû la serrer fort contre toi avant de l’embrasser, puisque sept mois plus tard, tu apprends dans le rapport du coroner que celle que tu aimais est décédée non pas d’un baiser à saveur de noisettes, mais d’une crise d’asthme aiguë, et je sais, je comprends, si tu l’avais enlacée un peu plus tôt, elle serait au moins morte dans tes bras au lieu de vivre dans la parole des autres.

T U N E S A V A I S P A S – L É A S O W A - Q U É N I A R T T U N E S A V A I S P A S – L É A S O W A - Q U É N I A R T

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Aberrations à domicile II

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Tsé des fois t’as un

cauchemar pis tu l’aimes

M I C H E L “ D I R TY S K I R TS ” B É R U B É

Je vais commencer avec le plus important : Bonjour Francine, merci pour les biscuits.

Je me suis un peu perdu finalement je pense. C’est pas clair. Rien n’est clair. Je suis dans le bois et il fait noir et j’ai perdu mes lunettes (est-ce que j’en porte d’habitude?) et je ne sais pas trop ce que je fais avec mon crayon. Tout est lourd et flou vu d’ici. Je me sens engourdi de l’âme et ça chatouille un peu. Merci pour tout, Francine, merci pour les biscuits. J’ai trouvé une boîte à malle accrochée à un arbre. Je vais y glisser ce message, avec une enveloppe, un timbre, ton nom et le mien, tout ce qu’il faut mais je ne sais pas encore exactement pourquoi ça va se rendre. Je ne sais pas pourquoi on s’est croisés hier et je ne sais pas pourquoi je suis parti.

En même temps c’est peut-être une mangeoire à oiseaux. C’est très difficile. J’ai mal à la tête. C’est diffus comme instant mais j’ai l’impression d’être éclairé, de cerner certaines choses quand même donc je communique. Tes biscuits sont vraiment bons je vais finir par tous les manger c’est promis. Merci Francine. C’est vraiment rough à décrire, une situation. Je ne sais pas comment ils font au patin artistique. Il y a tellement plein de choses à dire et chaque fois on dirait qu’on en dit juste un peu. Chaque fois on dirait qu’il nous en manque des morceaux : c’est essoufflant. J’espère que tu te souviens de moi. J’espère que tu espères qu’on se souvienne de ce qu’on a vécu. Moi ça commence à m’échapper, comme on s’évade d’une prison ou comme on échappe une collation (mais qu’on la mange pareil quand personne regarde).

Revenir aux choses importantes : J’ai mal à mon pied. J’aime ma mère. Je ne sais pas où je suis. Je sais qu’il faut que je t’écrive. Tu vas peut-être me chercher. Je n’ai aucune idée comment m’y retrouver

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T S É D E S F O I S . . . – M I C H E L “ D I R T Y S K I R T S ” B É R U B É

moi-même mais voici quelques indications : Il y a un arbre plus gros en face de celui avec la peut-être mangeoire. Il y a quelques buissons aussi. Un oiseau vient de passer. Il me reste un biscuit. C’est vraiment confus, vivre des affaires de même. Peut-être qu’un jour on comprendra. Merci Francine. C’est manifestement pas une boîte à malle. J’entends une rivière, on est comme en pente, il doit y avoir une montagne ou un creux ou bien c’est juste une pente toute seule ou bien je m’en viens vraiment incohérent dans mon rapport à l’espace et il n’y aurait pas de pente finalement : ça aussi je pense que ça se peut. Les informations sont pas toutes claires et surtout pas toutes là. Ça donne peur de soi avoir mal à la tête de même. C’est difficile. Faudrait que j’arrête de regarder partout comme ça. Ce qu’il y a autour de moi va me trouver louche et ça va m’étourdir si j’observe trop. Mes yeux vont tomber ma tête va imploser tout va tomber c’est difficile. Je sais de moins en moins c’était quoi hier. Je crois en toi tes cheveux sont beaux les biscuits sont bons on s’est néanmoins tenu la main c’est pas rien j’ai mal à la tête les détails se sauvent à la course quand je ne regarde pas je ne sais plus ni où j’en suis ni où je suis ni où ça s’en va le monde. Merci Francine.

Le ciel est bleu c’est l’heure du snack. C’est vraiment une demi-heure lourde et ça passe pas très vite. Je ne t’oublie pas. C’est comme si je cherchais mes clés. Ne soyons pas pressés, Francine, merci pour les biscuits. Je vais survivre. Je vais me rendre. Il doit y avoir un chez moi là-dedans quelque part dans le bois avec les ours et la migraine et les mouches et le dernier biscuit. Il doit y avoir un endroit à moi avec des coussins et du repos. Il y a un buisson, l’oiseau s’est pas arrêté à la boîte à malle même si c’était l’heure de son snack ça doit être une boîte à malle c’est forcément une boîte à malle je n’en ai aucun doute on ferme le dossier c’est chose close. Par le temps que le facteur arrive je ne serai plus ici et j’aurai mangé le dernier biscuit et ma lucidité bancale aura fini de passer comme l’oiseau. Je serai vraiment très ailleurs quand tu vas lire ceci. Je ne suis pas certain d’exister réellement et de toute façon je n’ai pas d’adresse. Tu ne pourras définitivement jamais me répondre. C’est comme lancer un frisbee en bas d’un pont. On sait

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qu’il va se rendre en bas mais on ne sait pas pourquoi. On sait qu’il va aller loin, qu’il va probablement être correct mais on y donne quand même une petite tape dans le dos. On le trouve quand même spécial de s’aventurer ainsi dans le cosmos. Si on se sent pris d’un élan cute, on y donne un petit bec sur le front, lui souhaite bon voyage. On lui dit de nous écrire. On est content de l’aider un peu dans ses affaires, dans sa quête, en le lançant néanmoins au bout de nos bras. On doute un peu mais on sait que c’est la bonne chose à faire. Merci Francine, à date le dernier c’est vraiment le meilleur, tu as raison.

Je ne comprends pas vraiment ce qui se passe. Ma randonnée pédestre est pleine de nœuds sans réponses. Je vais plier la feuille, la mettre dans l’enveloppe et mettre ça dans la petite maison rouge clouée à l’arbre. Je me relis et je ne sais plus ce qu’est une forêt. Pardonne ma confusion. Merci encore.

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L’aquarelle

H É L O ÏS E H E N R I - G A R A N D

des lettres tombent aux fenêtres c’est moi qui les ai vues

tandis que je m’installais à des rayons de toi il tombe des lianes sur la toiture pelure d’orange

chaque pelure une écaille alors que d’autres pendues aux flancs des vélos et que d’autres tendues sur les pare-brises

c’est l’affilage de ma pensée qui germe dans la flaque dont la filière rouillée se trouve là-haut et remonte sans cesse

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L ’ A Q U A R E L L E – H É L O Ï S E H E N R I - G A R A N D

chirurgicale verdoyante bouteille de verre s’écoulent des mots d’une lettre dont les lettres aiguisent leur poing sur ma gorge

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des lettres tombent aux fenêtres alors que j’arpente

l’escale

par l’encolure d’une plaine j’enjambe de mes pinceaux encrivore

l’aquarelle désancrée dont tu laissas trace

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Sa dernière mort

P E R R I N E L E B L A N

Assise dans la salle d’attente, il y a une jeune femme qui n’a pas l’air de grand-chose. À la voir affalée sur son siège orange en plastique craquelé, personne ne devinerait tout ce qui s’agite sous son crâne. À la voir touiller maladroitement son mauvais café d’hôpital, personne n’imaginerait tous les univers qui se déploient de l’autre côté de son regard flou. À voir la patience attentive avec laquelle elle écoute l’itinérant ivre qui vient déblatérer en titubant à côté d’elle, personne ne soupçonnerait qu’elle est en train d’en extraire la matière d’un personnage à venir. À voir la tendresse du sourire fatigué qu’elle adresse sans faute à chaque infirmière qui vient l’informer, personne ne se douterait qu’elle a déjà fait mourir son père trois fois.

Il n’y a jamais de silence en elle, il y a toujours un bruissement de mots à l’intérieur, cette vibration singulière qui la fait exister sur un rythme différent de celui des gens autour, qui lui donne toujours une mesure de décalage avec les choses qu’elle vit.

Un médecin vient la chercher et la guide jusqu’à la chambre. Elle n’ose pas franchir le seuil, elle se sent beaucoup trop en vie pour ces murs livides, beaucoup trop grande pour cet espace exigu. Elle a l’impression d’être complètement démesurée par rapport à ce modèle réduit de chambre, elle se voit tel Gulliver chez les Lilliputiens. Toutes les proportions ont été diminuées, même son père a rétréci, il n’est plus qu’un minuscule corps recroquevillé sous les draps. Elle le scrute, s’efforce de le reconnaître, mais elle ne comprend pas que cette toute petite chose puisse être le gaillard massif qu’elle a toujours connu, aussi solide que les montagnes dans lesquelles il la portait si souvent sur ses épaules.

Elle finit par entrer, elle s’assoit tout près de lui, prend sa main dans la sienne, mais, à ce contact, elle ressent plus de curiosité que d’émotion, comme si c’était un objet étranger au reste de sa personne. Elle explore du bout des doigts les reliefs rugueux de l’épiderme, dévale

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S A D E R N I È R E M O R T – P E R R I N E L E B L A N

les ravins et gravit les sommets, comme si elle espérait retrouver quelque chose de son père dans les vallées encaissées de sa main, peut-être même y lire sa vie en creux. Mais la vie semble s’en être absentée, alors elle essaye à la place de déchiffrer la carte au trésor tracée par les tâches brunes sur ce parchemin ancien. Elle trouve une poésie bouleversante à cette main vieillie, où les os se dessinent au point que la peau semble tendue par-dessus comme une fine couche de cellophane, aux reflets bleutés par les veines saillantes.

Elle sent soudain le corps frémir entre ses doigts, elle essaye de le regarder, mais elle n’y arrive pas. Elle voit plutôt le tissu grossier des draps d’hôpital et tous les autres corps qu’ils ont mal recouverts avant lui; elle voit le serpent sinueux de l’intraveineuse et la vie mécanique qui suinte à travers le fil; elle voit même, de l’autre côté de la fenêtre, la flotte de maisons aux toits plats, avec leurs antennes paraboliques et leurs poteaux téléphoniques dressés comme des mâts. Elle s’imagine mourir avec vue sur la mer.

Elle n’entend pas non plus les mots du médecin parce qu’elle écoute déjà le fracas des machines au moment du trépas et cherche le mot exact pour décrire leur hurlement strident qui retentira

alors. Elle ne répond pas aux questions du docteur,

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parce qu’elle est trop occupée à enregistrer soigneusement les trépidations de son propre cœur, à circonscrire les émotions qu’elle ressent à cet instant précis.

Elle ne sait pas si son père va mourir tout de suite, il pourrait peut-être même encore vivre quelques années avec un peu de chance, mais elle est déjà en train d’écrire dans sa tête le texte d’après sa mort. Elle charge ses mots de tout le désespoir qu’elle imagine ressentir à ce moment-là; elle décrit son absence au quotidien, le vide qu’il a laissé derrière lui, la manière dont elle se souvient de cet instant terrible où elle l’a vu mourir dans son lit d’hôpital.

Dès qu’elle se retrouve seule dans la pièce avec sa présence à peine discernable, elle sort son carnet pour griffonner à la hâte les phrases qui lui sont venues. Elle ne veut surtout pas les oublier, elle a peur de ne jamais en retrouver d’aussi justes; elle a l’impression de comprendre des choses par rapport à leur relation familiale qu’elle n’avait jamais pu saisir auparavant, même si les mots qu’elle pose n’ont jamais la clarté de ceux qu’elle pense.

Elle songe déjà à la place que pourrait prendre un tel événement tragique dans son prochain récit. Elle cherche comment dépeindre la mort, elle tente de discerner son goût et son odeur, sa texture et ses résonances, tant de mots lui viennent tout à coup, mais pendant ce temps, la mort lui passe sous le nez.

Elle lève les yeux avec surprise lorsqu’elle entend les pulsations du moniteur s’emballer soudainement, elle a à peine le temps de prendre conscience de la réalité du moment tandis que les infirmières se précipitent dans la chambre. Déjà, une ligne droite vient traverser l’écran dans un cri ininterrompu. Ce n’est pas du tout le bruit qu’elle s’était imaginé, et rien dans toutes ses émotions anticipées ne l’avait préparée à l’ampleur du choc qui l’ébranle alors qu’il est maintenant trop tard.

La vie de son père lui a glissé entre les doigts et même sa mort lui a échappé. Quand elle essaye d’écrire l’après, maintenant qu’elle en est là, elle s’en trouve tout à fait incapable. Elle n’a plus aucun mot. Elle fixe ce texte et le trouve monstrueux.

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L’attente

B É A TR I C E L E F E B VR E - C Ô TÉ

Un soir

Attendre en ce lieu face à l’écran de télévision, la tête appuyée sur la paume et le coude sur le genou. Fixité du corps qui s’endort et refuse, abattu par l’alcool, non la fatigue, non rien, attendre de ne pas s’endormir face à cet écran qui ne dit rien comme ne disent jamais rien tous les écrans, qui ne montre rien d’autre que les onze minutes à attendre. La tête s’affaisse au rythme des longues secondes qui s’égrainent, se redresse, se déploie vers l’écran qui ne dit toujours rien et se tend à nouveau vers le sol, pour compter les carreaux du dallage, les paupières lourdes. Chaleur moite du dernier métro un soir de décembre.

Mouvement sur l’épaule. C’est une main qui la secoue, plus ou moins doucement, efficacement vers l’éveil. De cette main, nous ne remarquons ni la teinte jaunâtre des doigts ni les callosités rugueuses de la paume, nous l’oublions à moitié tandis que nos yeux glissent sur lui. L’homme parle, nous écoutons parce que nous attendons. L’écran de télévision ne dit ni ne montre plus rien, il est éteint, la station est vide, un employé de l’entretien ménager passe, nous regarde et poursuit son chemin. Les carreaux du plancher non dénombrés n’ont pas bougé, l’homme parle, semble dire qu’il n’y aura pas de dernier métro. Sa moiteur nous aura endormies. Les carreaux n’ont pas bougé. Un mouvement de colère aurait pu nous saisir, nous étions là, nous l’attendions, nous n’étions qu’à deux-stations-onze-minutes du dernier segment avant le lit tant attendu, tant convoité. Manger, boire et danser nous fatiguent, nous aurions aimé rentrer, dormir. Nous écoutons l’homme par politesse, à voir la blancheur de sa barbe et la profondeur de ses rides, il pourrait en avoir pour longtemps.

Attendre l’autobus dehors au froid ne nous rebute pas. Dans la lenteur des petites heures qui sont arrivées trop vite, dans la moiteur

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qui s’est insinuée sur notre peau, notre tête scelle son trajet vers la sortie, nos yeux se détachent des carreaux, de l’écran, nos jambes nous obéissent d’une marche à l’autre. Nous saluons l’homme, il nous suit, il poursuit sa conversation, nous répondons parfois. Nous n’avons ni la voix pour discuter ni les oreilles pour entendre, nous ne sommes plus que ce corps rigide et lourd qui appréhende la présence prolongée de l’homme, qui regrette sa robe et ses collants devenus si chauds en dansant, si froids maintenant.

Une porte

Mouvement sec de l’épaule, mouvement répété tous les jours, avec plus ou moins d’adresse, plus ou moins de force. La résistance attendue de l’air cède la place à un obstacle insurmontable, un verrou qui fixe la porte pivotante au sol. Il n’y aura pas de sortie par cette porte ni par les deux autres qui l’entourent. Pousser un peu plus fort, reculer, prendre un élan comme dans les films. Il est probable qu’au cinéma la porte ait été prédéfoncée pour faciliter la tâche de l’acteur. Nous n’envisageons pas cette possibilité. Le vent froid passe sous la porte, nous aurions aimé être aussi minces que lui pour nous y faufiler, nous n’avons ni trop mangé ni trop bu. Nous n’avons pas peur, mais nous avons froid d’un souffle qui nous parcourt l’échine et nous tient merveilleusement éveillées, la chair de poule aux bras et à la nuque. L’homme parle, nous l’écoutons, nous attendons, cinq heures du matin comme il nous le demande. Il parle, des policiers qui ne l’aiment pas.

Une voiture

Un véhicule, deux véhicules, infinité de véhicules dans un cortège anonyme, défilé noctambule. Des lumières de phares éclairent brièvement le vestibule de la station, la balayent du regard et s’évanouissent. Les mains fourmillent et s’arrachent des morceaux de peau au bout des doigts, c’est la nervosité, ça va passer. La voix de l’homme répète que sans nous, il ne passerait pas au travers de la nuit, il deviendrait fou, il paniquerait. L’incohérence de l’homme nous dérange, il ne peut vivre ni à l’extérieur ni à l’intérieur de la station. Il

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pourrait nous laisser partir, aller se cacher peut-être, être ailleurs aussi. Des hommes fouilleraient la station de fond en comble pour le trouver, ne lui laisseraient aucun instant de répit, le traqueraient jusqu’à le capturer, l’emprisonneraient pour lui faire payer ses amendes. Nous n’essayons pas de le raisonner, nous attendons, cinq heures du matin, peut-être.

Des lumières de phares éclairent brièvement le vestibule de la station, la balayent du regard et s’immobilisent. Fébrilité du corps qui veut demeurer calme malgré la délivrance prochaine, qui veut paraître sain pour la personne qui approchera de notre porte. Nous lui parlons pour ne pas lui faire peur, nous avons l’air inoffensives, moins de rides dans le visage et moins d’alcool dans l’haleine que notre codétenu. Le livreur de journaux n’a pas les clés de la porte et repart. Il va nous chercher de l’aide. Trop de fébrilité, trop de déception nous ont épuisées, nous retombons dans notre état amorphe, les sens tournés vers les portes fixes qui ne s’agitent que lorsque des courants d’air les réveillent, que lorsque des mains munies des bonnes clés les sortent de leur passivité. Nous n’avons ni froid ni sommeil, nous attendons que le vent s’engouffre pour de bon, essoufflé mais vainqueur de ce métal figé.

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Plain pied sans terre

C L A R E N C E C O L L I N G E - L O YS E L

I.

sans ombres ni pas aux pieds nulle part où prendre ciel j’habite entre deux remparts d’atmosphère pompes et veines nouées au carrefour battements sans adresse

cryogénisés

mon souffle rocher la ville tend à se déraciner

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II.

la terre toupie détresse l’horizon sa surface de voix maculées par le geste derrière la marche le pied sait mieux que la carte fixer sans amarres

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III.

la plante creuse la forme la poussière les volutes en bas-relief secondes saccadées le pied mal épousé anthracite je tourne accroché

à l’assomption des gratte-ciels latence charpies d’azur ma peau contre l’air aucun obstacle

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IV.

le silence s’ouvre

prisme scindé par une ligne droite soudain un crissement

trachée verticale

la ville appelle la surdité des lumières le marbre précise le chantier des jours

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Air condensé

G E N E VI È VE M I C H A U D

si près

à seulement une forêt une femme

tachetée d’ombre de café et de sable d’hier la cave pleine la picossée use en réserve

ses mains cousues d’hivers le cœur en bœuf

zébré

de ragoûts en soupir se vide du temps à battre ne reste plus

que les histoires tenues par les dents ses lèvres accordent un nom l’air d’un déjà-vu

le sens l’impression en souvenir une mouche insaisissable pensée

qui se repose sans cesse pique

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elle est assise et m’obsède le vent pour et contre nous sans reproche

l’égrène sur ma joue moi j’oublie les manières

la curiosité enfouie les questions sauvages les yeux sans pudeur

une corneille qui épie nos restes

chuintent nos souffles condensés nos poumons pareils contre l’hiver

nous serions nues que nous serions la même à quelques générations opacifiées

tu portes ton corps sans le vêtir tous ces plis ces animaux engloutis dont il ne te reste que la peau dans ton trou de terre

trop grasse avalée la bouche tranquille entends-tu leurs cris

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Neige et cendres

C A M I L L E G A S C O N

Je suis figé depuis un moment déjà, incapable de me décider à avancer, ne percevant clairement que le bas de mon corps et le tapis gris sous mes pieds. Une silhouette noire surgit devant moi, me demande d’une voix grave le nom du défunt. Je m’entends prononcer le nom de ma mère. Demi-sourire de compassion. Elle pointe une salle à ma droite. J’y entre en silence. Le tapis absorbe le bruit de mes pas. Je suis en retard. Trente minutes. Peut-être plus. Je ne sais pas.

Je suis resté un certain temps à écouter la radio dans ma voiture stationnée à l’arrière de la Coopérative funéraire de Sainte-Foy, 500 personnes se seraient noyées en tentant de traverser la Méditerranée, ça me changeait les idées. Puis la voix de Francis Reddy. J’ai ouvert la portière. Une bourrasque de vent et de neige m’a frappé de plein fouet au visage. J’ai penché la tête. Mes lunettes ont glissé de mon nez et se sont retrouvées sous ma botte qui se déposait au sol. Craquement. Du plus loin que je me souvienne, une sévère myopie place entre moi et le reste du monde un voile qui s’épaissit avec l’âge. Je me suis dirigé tant bien que mal vers le bâtiment. Le ciel et le sol se confondaient en un grand tourbillon blanc, on aurait dit un tableau de William Turner.

Ma vue voilée ne discerne que les nuances beigeâtres de la salle. Un dégradé d’une palette de couleurs Sico, du beige pâle des murs au beige-brun du tapis. Je reste debout près de l’entrée. Les endeuillés sont tous assis. Silhouettes foncées parfaitement alignées en rangées, bustes droits, têtes penchées légèrement tournées vers la gauche d’où provient une voix nasillarde. Entends nos prières entends nos voix, je me demande si je suis dans la bonne salle, entends nos voix monter vers toi. Les bras de l’ombre parlante gesticulent, suivant les inflexions sonores. Parfois la voix se tait. J’entends alors, en sourdine, le bruit de la cérémonie funéraire voisine, sanglots étouffés, reniflements. J’imagine les gens se prendre par les épaules, se prendre dans leurs

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Un visage se tourne vers moi. Touche rosée dans la masse sombre. Regarde-t-il dans ma direction? J’esquisse un sourire juste au cas. Il se détourne. Une petite tache flamboyante scintille sur le mur du fond. Point lumineux dans le désert. Je le fixe pendant que l’ombre dans le coin parle de maman, madame était une mère aimante, tu ne la connaissais pas, elle est maintenant auprès de dieu, sûrement pas. Crissement d’une chaise au sol. Une silhouette s’est levée, s’avance vers le lutrin. Un enfant gémit. Il veut sortir. Je serai brève nous dit une voix pointue, mal assurée. Celle de ma sœur. Je sais déjà ce qu’elle va dire. C’est sans importance. Point d’or sur le mur du fond.

Tout le monde se lève en silence. C’est l’heure du buffet froid. Je m’avance dans l’allée centrale entre les chaises qui se vident. Un visage surgit devant moi. Celui d’une femme. Je distingue ses traits, mais ne la reconnais pas. Elle prend ma main dans la sienne, une main osseuse et ridée. Ses grands yeux bleus et vides me fixent. Trop long. Je retire ma main et continue à marcher vers le fond.

À quelques pas du mur, je distingue maintenant les détails du Christ sur sa croix. Un christ au corps plaqué or. Et le corps de ma mère? Je baisse les yeux vers une boîte placée sur un piédestal en faux fini de bois, encadré de deux bouquets blancs, denses et inodores. Il est là. Dans cette petite boîte ornée de dorures. Je la prends dans mes mains, la soulève. Mes mains tremblent. La boîte est légère. Mes mains tremblent toujours quand elles tiennent quelque chose. Je l’approche de mon visage pour y lire l’inscription en lettres carrées :

CÉCILE LÉPINE 1927-2015

Mes mains soulèvent le couvercle. Tas de poussière grisâtre et fragments blancs. J’y touche du bout du doigt. La cendre fine et douce s’immisce sous mon ongle, s’imprègne sur ma peau. J’y enfonce la main. Elle devient grise comme ma mère. Gris opaque. Gris vieille grange. J’incline la boîte. Un filet de cendres s’en échappe, s’écoule au sol. Un tas se forme à mes pieds. Le débit s’amplifie, bientôt un lac de

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N E I G E E T C E N D R E S – C A M I L L E G A S C O N

cendres sur le tapis beige-brun. Ma mère s’écoule et je coule avec elle. Les poumons cessent d’expirer, la ventilation cesse de ventiler, le vent glacial se fige dans l’air de décembre tandis que la poussière s’élève en une colonne verticale dense et grise jusqu’aux néons dont la lumière se diffracte à travers le voile du nuage. La cendre se dépose sur les chaises et les rideaux beiges. Le nuage de poussière opacifie le voile qui m’entoure, m’enveloppe complètement. Je suis au cœur de cette tempête qui bouge au ralenti. Ma mère se dépose maintenant partout. Il faudra tout ramasser. Il faudra l’aspirer, l’épousseter. Elle devait se répandre dans la Méditerranée, dans la lumière éclatante d’un ciel de Corse; elle restera incrustée ici, dans les poils du tapis de la salle numéro 2 de la Coopérative funéraire de Sainte-Foy.

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Déserter la chair

F É L I X D U R A N D

Notre corps est un souvenir qui n’a plus de fenêtre. Ce n’est pas la peine de courir, l’espace se soulève tout seul pour nous. F. Charron

j’ai vu mourir l’hiver

enroulé vers l’intérieur pigeons d’argile sur ma tempe

ta voix gagne l’os vire sur ses gonds

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La lumière se reflète sur la carrosserie des autos, forme un kaléidoscope sur les murs du demi-sous-sol de cet ancien immeuble à logements convertis en bureaux professionnels, comme tant d’autres sur la rue Saint-Joseph à l’est de Saint-Denis. Je suis assise sur le même fauteuil que la fille d’avant moi. Un fauteuil où elle s’est assise et a pleuré. Je le sais parce qu’on se croise toutes les semaines, elle sort du bureau les yeux bouffis et se sauve dans la salle de bain où elle ne pisse pas, mais se mouche exactement trois fois, ressort, met ses bottes, son manteau si on est l’hiver, et s’en va, en évitant méticuleusement mon regard, parce que c’est déjà trop d’intimité que je m’assoie sur le même fauteuil qu’elle et parle au même psychologue. Pour les cinq premières minutes de la séance, je sens encore sa chaleur sous mes fesses et mes cuisses. Mes mouchoirs rejoignent les siens dans la poubelle.

Durant les séances des trois dernières années, je n’ai jamais su comment tracer les contours de mes angoisses, comment étaler ma peau à vif sur les murs blancs du demi-sous-sol devant cet homme qui m’écoute attentivement et parle peu, même si je l’implore toutes les semaines de combler les vides de mon soliloque. Il ne veut jamais parler que quand il a assez écouté et trouve le fil conducteur de mes pensées, met le doigt sur ce qui cloche dans ma tête de linotte qui pleure les morts qu’elle accumule.

Aujourd’hui, je chuchote à Marc les mots d’amour que je voudrais adresser à une autre, à cette amie pour qui j’ai une tendresse infinie, une tendresse de mère couveuse qui étouffe ses enfants dans les doudous molletonneuses d’automne quand il fait froid dehors. Je lui susurre les mots d’amour que je voudrais adresser à cette auteure américaine dont j’ai lu l’œuvre il y a quelques jours. J’entretiens secrètement le sentiment d’un lien incroyablement puissant qui se

Connivence

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C O N N I V E N C E – T H A R A C H A R L A N D

tisse à travers les kilomètres me séparant de sa Pennsylvanie natale. Cette femme porte elle aussi le corps de son père sur ses épaules, le corps d’un faux mort accidentel, d’un suicidé déguisé comme mon père mort sur les marches de ce chalet aux volets roses, avec le ciel bleu des Laurentides pour dernière image.

Je ne parle jamais d’elle. Je ne parle jamais de la fille d’avant moi, celle qui passe à13h tous les vendredis après-midi. Sa chaleur demeure sur le fauteuil blanc. J’ai toujours peur d’y laisser une tache de sang, même quand je ne suis pas menstruée. Je ne parle jamais d’elle, mais sa présence est dans la pièce et j’imagine que la mienne reste pour la personne suivante, un homme d’une quarantaine d’années qui jette ses mouchoirs par-dessus les miens. Il ancre son regard dans les yeux de Marc, des yeux qui gardent en mémoire la trace de mon passage et de celui de la fille de13h.

La séance tire à sa fin et comme toujours, je guette le moment où Marc prendra la parole. Il joue tellement bien mon rôle quand il dit je à ma place. Je le vois décroiser ses jambes et me dire doucement vous

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parlez de connivence, et c’est si simple que ça me fait éclater en sanglots. Marc, il n’y a connivence entre nous que pendant les cinquante minutes que nous nous allouons chaque semaine, que dans le frôlement de ma main sur la tienne quand je te tends ton chèque. Je voudrais apprendre comment tu te réveilles le matin et quel trajet d’autobus tu préfères, je voudrais t’offrir des cartes de fête le 21 juillet et que tu mettes ta main chaude sur mon ventre quand j’ai mal. Je te voudrais mon père, mais toi trop jeune et trop beau tu m’en empêches et j’enrage, j’aurais voulu d’un psychologue laid et vieux qui puisse être pour moi le père que je n’ai plus, mais que je porte et traîne à mes côtés. Et si un jour, dans un élan où tu oublierais les articles du code déontologique que tu as appris à genoux écorchés, tu voulais coucher avec moi, je m’allongerais sur le sol, j’attendrais ta lourdeur sur mon corps. Juste avant l’orgasme, je mordrais ton épaule au sang, le recueillerais ensuite dans ma main pour l’étaler méticuleusement sur le fauteuil blanc. Je marquerais mon territoire.

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Aberrations à domicile III

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28 mars Salut toi,

Tu vas me trouver fatigante. Mais j’ai comme écrit un texte (eh oui) (en fait, plutôt gossé de quoi à partir de textes déjà écrits, tu me connais) et j’ai besoin de ton avis, que j’estime hautement, tu me connais.

Ce serait pour un concours de nouvelles. Ça fait trois ans qu’à deux jours de la date limite ça me tombe dessus, ça fait trois ans que je passe à côté. Cette fois-ci on dirait que je tiens quelque chose, même si c’est toujours dans les mêmes mots, dans le même univers référentiel (j’en suis même à me demander si je fais outrage à l’éthique de l’écriture avec tous mes collages et mes remâchages).

Je pense pas que je fitte dans le cadre « nouvelles », nécessairement; je suis assez pognée dans mon habituelle fiction qui ne raconte rien, ma poésie pas poétique.

Je me trouve un peu prétentieuse de vouloir envoyer ça à un concours. Mais bon.

Et sinon (faudrait pas que tu penses que je t’utilise), je te renvoie ton texte à toi commenté cette fin de semaine. Je vais lentement, j’ai envie de le lire bien.

Et la tête, comment elle va? B.

Le problème avec nous

R O X A N E D E S J A R D I N S E T K A R I A N N E TR U D E A U B E A U N O YE R

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29 mars Chère,

Texte bien reçu, je vais le lire promis; je voudrais juste sortir un peu de crasse de ma tête en premier lieu, puisque tu m’y invites. Il m’est arrivé une crise d’angoisse. Je me rends compte qu’encore une fois je ne connais que toi pour apprécier l’ampleur de ma folie de cette nuit...

En fait, il n’y a rien à raconter. Presque. Juste une autre soirée où le karaoké d’en face faisait des siennes et je voulais vraiment beaucoup dormir et j’avais mal à la tête et j’étais en sacrement. J’ai téléphoné, quatre fois! avant que ça réponde; le monsieur m’a encore servi son plaidoyer (voir que tu défends ton estie de choix douteux de mettre la musique dans le tapis à2h30du matin, chochon) « je veux pas perdre ma clientèle », calvaire de christ… On sait que je suis vraiment fragile sur ce versant-là, être envahie par du bruit dans le plus intime creux de mon lit, ça me fait paniquer.

Crise de nerfs comme tu peux t’en douter. Me mordais les poignets du plus fort que je pouvais. Ai fini par sortir dans la nuit glacée, téléphoner à P., aboutir chez lui. J’ai tourné dans ma tête encore une autre heure avant de « genre » dormir.

Afff. Comme dirait Vincent Falardeau.

La moitié de ma colère vient du fait que je pense que ce n’est pas approprié que je sois aussi fâchée.

Enfin.

« Merci de m’avoir écoutée. » Dès que je reprends le dessus sur les battements de mon cœur je recommence à lire ce que tu m’as envoyé.

G.

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30 mars Mon amie,

Ah que je comprends.

Tu sais, quand j’ai les genoux qui flanchent, que je fais un dodo d’après-midi interminable au milieu de ma journée de travaux ou que la migraine ou l’insomnie me mettent dans des états lamentables (à vif et tout me brûle et je sais pas où me mettre même dans les bras de T. même partout), mon impression d’être souvent dans le même sentiment que toi me motive un peu à me botter le derrière. On dirait que te sauver de la panique me semble plus accessible et plus facile que me sauver moi-même, et je me dis que les effets de miroir doivent marcher aussi dans l’autre sens...

Je ne file pas fort fort ces jours-ci, un mauvais coton. Je vais me faire un chandail en points de croix, pour oublier la pesanteur de celle sur mon dos, genre. Moi aussi je broyais complètement du noir hier en essayant de m’endormir, j’avais le goût de crier partout que je ne croyais plus à la poésie (pis à l’amour aussi, tin, tant qu’à) et qu’elle manche donc un char de marde.

Alors dis donc : quand est-ce qu’on qu’on qu’on? Tu me manques quand même. Vois-tu.

Courage (il y a la rage dans ce mot-là, c’est correct d’être un peu fâchée, tsé).

En tout cas, je suis dans ta gang. B.

(52)

2 avril Bon, ben crois-le ou non, à travers tout cela, les hauts et les bas, j’ai finalement trouvé le temps de te lire.

Ça marche, ma fille. Je vois les coutures, les phrases qui vacillent encore sur leurs longues jambes, mais ça y est. Les coutures font partie de l’affaire.

Avec tous ces petits textes éparpillés ici ou là, je pense que ce serait une bonne idée de commencer à accumuler… de ne pas avoir honte de tourner toujours les mêmes couteaux dans les mêmes bobos. Parce que tu le fais bien. (Par ailleurs, la honte. Ça va faire. On va pas se mettre à s’excuser d’écrire, sacrement?)

Et en passant, au cas où tu ne le saurais pas, c’est de la poésie que tu fais, chère.

De la bonne à part de ça.

(Ce qui ne t’empêche en rien de l’envoyer manger un char de marde [la poésie] quand tu t’endors difficilement le soir.

Ça m’arrive aussi. Des fois je me dis que ça serait le temps, là, de juste arrêter d’en lire. Le régime sec pour plusieurs mois. Voir ce qu’il reste d’écriture dans moi quand je ne suis pas toute contaminée par les questions des autres. Je sais que c’est malhonnête et que ça donnerait sûrement rien de bon, que peut-être même je cesserais d’écrire! Mais quelle urgence de faire un livre demain matin, si je ne sais même pas encore c’est quoi la poésie? Plus j’avance, plus je ne sais pas. J’ai juste plus de questions. Plus de pistes. Et j’ai le tournis. J’ai le tournis.)

G.

(53)

2 avril C’est juste que des fois je me demande si je peux vraiment écrire en venant de là, en restant si près de moi, encore empêtrée dans mes origines.

Je traverse les jours en cherchant à ne pas trop exister pour ne pas échapper dans un geste ou une parole un peu de là d’où je viens. Et en contrepartie, je passe mon temps à tordre dans les mots la réalité,ma

réalité, à faire des vers, des images impossibles et cryptées pour que d’autres que moi ne puissent pas les élucider. J’ai envie de choses plus nobles, de poèmes à valeur esthétique, d’objets beaux pour ce qu’ils sont, qui ne déguisent pas la laideur de la filiation et la difficulté que j’ai àbienaimer.

Mais j’avance quand même dans l’écriture comme on ferme les yeux lorsque la douleur est trop vive : non pas par résilience mais pour la sentir qui irradie sous la peau.

Je ne sais plus comment me départir de monje et quand je lis je le cherche et quand j’écris je l’éprouve. Moi aussi, je rêve d’un régime sec. Juste réintégrer mon corps, être capable de vivre sans chérir autant que je la déteste l’angoisse parce que quelque part elle est ce qui m’oblige à rendre les chicanes romanesques, la peine poétique, les déchirures

fictionnelles.

« Voir ce qu’il reste d’écriture dans moi quand je ne suis pas toute contaminée par les questions des autres » : je pense qu’il en restera pas mal, de l’écriture dans toi, mais qu’on n’échappe pas aux autres, jamais. Si tu trouves, en tout cas, tu me diras, me donneras ta potion magique, m’enverras ton sortilège salvateur.

(54)

4 avril Sortilège salvateur (pour échapper aux autres)

- faire beaucoup d’allitérations en s (idéalement avec des mots

dramatiques)

- écrire un journal intime

- porter des bouchons d’oreilles (et des boucles. d’oreilles. combo.) - être toute nue chez soi souvent

- faire une liste

- ne pas oublier de manger - dormir le jour

- dormir la nuit - dormir toujours

- faire des rimes cheaps dans ta liste

- échanger des courriels avec une amie, et redécouvrir ainsi qu’il

existe de l’autre de qualité, que ça vaut donc la peine de se taper

l’altérité intolérable si ça peut nous permettre de côtoyertelle autre

- d’un autre côté, en fait, échapper aux autres c’est saugrenu comme idée vu que je sais pas pour qui j’écris sinon pour découvrir quelque part une « alter ego » qui résonne comme moi à mes rimes cheaps et à mes élucubrations textuelles

- j’ai possiblement, à ce point-ci, oublié de quel genre d’altérité je parlais à l’origine (quand j’ai commencé cette liste), mais on va dire que ce n’est pas vraiment grave

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- alter egoest vraiment une expression pauvre pour désigner ce que je tente d’exprimer ici

- une « toi », mettons, pis c’est pas parce que je veux faire des compliments sauvages mais vraiment juste parce que nos proximités d’écriture me rassurent sur le sort du monde

- l’affaire duje, de l’intimité, de la poésie pure (la forme, seulement la forme!) et de l’émotion, je ne sais trop qu’en faire mais je sais que devant ma tendance à aller me cacher derrière (la forme), tu es précisément celle qui me tire à nouveau devant l’hostie de problème du

je. (PAS MERCI.) (ok, merci.)

je t’aime comme écrivaine (de courriels, à date) (je dis que tu

construis une œuvre en courriels) (tu devrais en faire une orientation esthétique).

bon, je t’aime comme personne, aussi, remarque. (oups, j’ai perdu mes majuscules.)

G. […]

(56)

26 avril Je voudrais te dire que ta bienveillance est précieuse. Et que j’ai envie de nous donner des noms de sentiments comme « euphonie », ce qui ne veut rien dire. (Je voulais t’écrire : précieuses, ta bienveillance et l’euphonie qu’il y a entre toi et moi.) L’euphonie c’est quand on change un mot dans une formulation pour qu’il ressemble plus à un autre, comme quand on accorde « tout » devant les substantifs féminins qui commencent par une consonne, juste pour avoir le droit de dire let: tout émue, toute chaude.

Je suis arrêtée à la pharmacie, hier, récupérer lesmédicaments. Je ne sais pas si la télépathie existe mais j’ai souvent l’impression que nous nous prêtons de l’énergie, de l’enthousiasme et de la confiance. Surtout : de l’élan pour faire les gestes qu’il faut faire, les plus nécessaires, même les humiliants, même les décourageants. (Bon, tchèque l’autre avec sa lubie des rimes internes.)

J’ai regardé le petit flacon longtemps, j’ai lu et relu la posologie, les effets secondaires, les effets escomptés, les contre-indications. Je me suis enfin avoué que j’avais le droit d’être fatiguée d’une fatigue qui ne guérirait pas malgré les cigarettes inspirées comme des « fuck you », malgré les amies qui permettent de tenir le coup.

Merci de m’avoir serrée dans tes bras hier, et l’avant-veille, et le jour d’avant. Merci d’être toujours de l’autre côté de cette chambre d’échos infinis entre tes métaphores et les miennes, merci d’être entrée dans cette intimité de résonance, merci d’accepter de me sentir respirer. Merci merci merci. (Je fais des efforts, ici, pour ne pas m’excuser d’exister – d’être une fille triste.)

B.

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26 avril Bof. Officiellement overraté, le remerciement. À un certain point, ta face dit merci toute seule.

Si je n’étais pas pressée de te voir, j’irais t’acheter des mercis en tatouages temporaires, en aimants de frigo, en colliers… tu pourrais arrêter d’en manquer.

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27 avril Merci pour hier.

Nous pouvons reprendre à l’infini les images l’une de l’autre, écrire et réécrire des poèmes jumeaux, mais il faut que nous acceptions d’être envahissantes et gauches et que nous nous tenions les mains.

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L’intérieur de ce document est imprimé sur un papier certifié Éco-Logo, blanchi sans chlore, contenant 100 % de fibres recyclées postconsommation, sans acide et fabriqué à partir de biogaz récupérés.

Cette revue a été mise en page avec le logiciel libre Scribus, version 1.4.

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